2) La remise en cause de la tutelle : un tabou infranchissable ?

Au tout début du mois de décembre 2003, lors d’une réunion au cabinet du ministre réunissant notamment le vice-président du conseil général des Ponts, le directeur du Personnel nouvellement nommé, Christian Parent, et Pierre Veltz, le directeur de cabinet, Patrick Gandil, oppose son véto au projet en trois étapes élaboré par les directeurs des trois Écoles. Si le directeur de cabinet approuve le processus de convergence vers une alliance (et non une fusion) avec l’École des Mines de Paris et l’ENSTA, il refuse néanmoins de voir l’École des Ponts s’engager dans une intégration plus forte avec l’ENSTA. Claude Martinand, vice-président du CGPC, résume en ces termes les propos de Patrick Gandil aux membres du conseil d’administration de l’École :

‘« Vous présentez votre deuxième phase comme une étape vers une troisième que vous n’avez pas étudiée. En réalité, votre deuxième étape est irréversible, c'est-à-dire une fois que vous avez fusionné les diplômes, fusionné le recrutement, vous êtes ensuite automatiquement conduits à la fusion des Écoles. Or, moi, le directeur de cabinet, je ne suis pas prêt à prendre cette décision immédiatement 1763 . »’
Encadré n°30 : Quand les membres du conseil d’administration s’opposent à la décision du cabinet et fustigent le refus du changement
Un membre du corps des Ponts, président-directeur général d’une entreprise privée d’informatique :
« Il faut arrêter la langue de bois. On vient de comprendre que quelqu’un n’est pas d’accord alors que sinon tout le monde est d’accord […] Visiblement, c’est Monsieur Gandil qui a pris cette décision […] il a dynamité un processus et, à mon avis, il a commis une erreur extrêmement tragique dont il doit porter la responsabilité. Quant à l’alliance Mines-Ponts-ENSTA, il ne faut pas nous expliquer que c’est une bonne idée, il faut nous expliquer pourquoi on a voulu la dynamiter ! »
Le président du conseil d’administration :
« Le consentement au changement dans ce pays est quelque chose de tragique qui finira par nous faire crever. Nous ne sommes pas arrivés en deux ans à faire avancer de façon modeste quelque chose qui est une évidence. On croyait que le bon sens était quelque chose de partagé. On a cru que le consentement tacite du Ministre nous valait autorisation d’avancer. Puis on s’est aperçu que progressivement, il fallait de plus en plus d’énergie pour avancer. Aujourd'hui, oui, très bien, il faut faire ça, personne ne le discute, mais que personne ne nous dise qu’on est en train de faire avancer le processus. On est en train de le retarder. »
Le vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées évoque des « décisions arbitraires et contestables » :
« On est dans une période où il y a des gens qui n’ont pas totalement intégré des perspectives d’avenir et d’autres qui les ont déjà intégrées, mais qui se font désavouer malheureusement à tort. »
« Le pouvoir de la tutelle a des raisons que la raison et le cœur ne comprennent pas toujours. »

Quatre raisons principales semblent avoir présidé au refus du directeur de cabinet d’engager une politique de rapprochement avec l’ENSTA. Premièrement, cette dernière apparaît comme une École moins prestigieuse aux yeux de la tutelle. Une telle « intégration », et la fusion des recrutements et des diplômes qu’elle prévoit, poserait ainsi des « questions d’image 1765  ». C’est ce qui fait dire au président du conseil d’administration que le corps des Ponts reproduit le schéma du corps des Mines à l’égard du rapprochement :

‘« On use à l’égard de l’ENSTA des arguments qu’on contestait quand “les Mines” les utilisait à notre égard. Encore une fois, il n’y a pas des sous-hommes et des sous-Écoles 1766 . »’

Deuxièmement, la manière dont le processus a été engagé par la direction de l’École témoigne, selon le directeur de cabinet, d’une remise en cause de l’autorité du ministère de l’Équipement sur l’École. Il reproche ainsi au directeur de l’ENPC l’absence d’information au sujet du rapprochement et la trop grande rapidité du processus au cours duquel il aurait « brûlé les étapes 1767  », engageant trop précocement l’établissement sur la voie d’une fusion :

‘« On voit peut-être, que nous n’avons pas été assez pédagogues, convaincants sur toutes ces questions, que les décisions à prendre n’ont pas été assez éclairées, préparées, expliquées. […] C’est peut-être le mot fusion qui a été prématurément utilisé […] Il est exact que, finalement, nous n’avons jamais eu un écrit, clair et net de notre Ministre dans cette affaire et qu’on a été peut-être un peu innocents de continuer à avancer sans faire acter suffisamment un certain nombre de choses. C’est une critique d’abord pour moi, à la limite, et dont il faut tirer la leçon. Il faut se donner les moyens d’y aller progressivement en tenant compte des mannes qui nous entourent. Il ne faut pas complètement négliger les relations humaines et publiques 1768 . »’

Plus abruptement, c’est ce que reproche à Pierre Veltz un membre du corps des Ponts, proche de Patrick Gandil, qui regrette que le directeur de l’ENPC n’ait procédé à aucune concertation et ait voulu « jouer cavalier seul » sur ce dossier :

‘« Ça a été hyper mal préparé, il n’y a pas eu de consultation, le Ministère sur le fond était plutôt d’accord avec cette idée de projet mais ils se sont tous opposés parce qu’ils n’ont pas été concertés, quoi. […] Ils étaient furax d’avoir appris ça par Le Monde. […] Politiquement, Veltz a été complètement nul parce que quand on engage un truc comme ça, il faut consulter le corps des Ponts, quoi 1769  ! »’

Le directeur de cabinet considère qu’il y a eu sur ce dossier une « gestion de défiance 1770  » et un « amateurisme absolument inimaginable 1771  ». Il est reproché aux directeurs des Écoles d’avoir engagé ce processus de manière indépendante, « sans aller voir leur maison-mère 1772  » :

‘« Il est exact que, d’une certaine manière, il faut impérativement que les directeurs d’École soient fortement impliqués et, en même temps, on voit qu’un processus qui se limite aux directeurs d’École a ses limites. Peut-être faut-il des médiateurs ou des personnalités qui viennent les aider à présenter les choses 1773  ? »’

De fait, Pierre Veltz s’était très fortement investi sur la question, se faisant élire président de ParisTech dès le mois de mars 2002 et soumettant sa proposition de fusion à plusieurs Écoles, à peine quelques mois plus tard. Comme il le dit lui-même, il s’agissait également d’un engagement personnel sur un projet qui lui tenait beaucoup à cœur :

‘« Il se trouve qu’aujourd'hui, la personne qui, sur la place de Paris, au-delà de l’École des Ponts, porte le plus cette idée qu’il faut regrouper les Écoles, c’est moi. J’ai été élu président de ParisTech à l’unanimité. […] J’en ai fait mon combat […] 1774 . »’ ‘« Je suis personnellement très, très triste que ça n’ait pas marché, vraiment… je pense que c’est vraiment dommage que ce projet ait été torpillé en fait 1775 . »’

La troisième raison pour laquelle le directeur de cabinet s’est opposé au projet touche également à la question de la remise en cause de l’autorité de la tutelle, mais à un autre niveau. En effet, le projet de rapprocher l’École des Ponts d’établissements scolaires liés à des ministères différents est apparu comme une volonté de remettre en cause la tutelle du ministère de l’Équipement. D’une part, le projet initial de fusion avec les Mines risquait de faire passer l’École des Ponts sous la coupe du ministère de l’Industrie, tutelle de l’École des Mines et, d’autre part, la perspective d’une « intégration » avec l’ENSTA posait au cabinet des « problèmes de tutelle conjointe avec les Armées, la Défense 1776  ». Si l’évocation d’un tel problème n’est pas nouvelle (cf. encadré infra), elle a pris une ampleur inédite dans le cadre de la mise à l’étude d’un rapprochement des Écoles :

‘« La fusion Mines-Ponts est une manière de se débarrasser de la DPS, c’est quelque part l’objectif premier hein, si j’ai bien compris. C’est un peu risqué mais enfin bon… 1777  »’ ‘« Veltz a dit à un proche de Gandil qu’il avait fait peser dans la balance de la négociation avec le conseil général des Mines, l’idée selon laquelle il serait prêt à faire passer l’ENPC sous la tutelle du ministère de l’Industrie, de la Recherche et de l’Éducation, tous ceux-là étant des ministères plus ou moins satellites du ministère des Finances. […] Donc, en gros, c’était un moyen détourné de se libérer de la tutelle du ministère de l’Équipement et de passer à une autre tutelle. Ça, c’est l’énorme trahison, c’est le coup de couteau dans le dos ! Donc quand Gandil a appris ça, ça a été un scandale 1778  !! »’

La stratégie de réforme poursuivie par les directeurs des Écoles visait une ambition dont les modèles de référence et les échelles de réalisation dépassaient largement la sphère nationale et les questions de tutelle ministérielle. Ces questions semblent néanmoins avoir été au cœur des négociations entre les Écoles et avoir constitué la raison principale du refus du cabinet de procéder à un rapprochement trop important avec d’autres établissements. Le positionnement de Pierre Veltz et de Patrick Gandil à l’égard d’une co-tutelle ou d’une collaboration interministérielle se comprend également à travers l’opposition de leurs profils et la divergence de leurs trajectoires professionnelles 1779  :

‘« Le summum pour Gandil ça a été l’histoire du regroupement : “vous n’imaginez tout de même pas que le ministère de l'Équipement va travailler avec la Défense ?! Il est impensable de travailler avec des militaires !” C’est ça qu’il a dit, ça résume quand même assez bien l’état d’esprit : il est impensable de pouvoir travailler avec d’autres ministères, c’est quand même dramatique ! C’est impossible de concevoir de l’interministériel pour des formations mutualisées. […] Le pire pour Gandil, c’est l’Éducation nationale ! […]
- Q : Est-ce que finalement ce qui a posé problème ce n’est pas le fait qu’à un moment donné Pierre Veltz ait mis dans la balance la tutelle de l’Équipement ?
- Un certain nombre de questions se sont posées en effet : “faudrait-il une tutelle commune ou…” Pierre Veltz était très ouvert, il n’était pas contre l’Éducation nationale, une alliance avec l’université pour lui, ce n’était pas une mésalliance 1780 . »’
Encadré n°31 : La question récurrente de la tutelle dans l’histoire de l’ENPC
La question du déménagement de l’École des Ponts, dont on a vu qu’elle avait été évoquée des années soixante aux années quatre-vingt-dix (cf. chapitre 5), a également posé plusieurs fois la question de la tutelle du ministère de l’Équipement sur l’École. Déjà, la méfiance des représentants du Ministère concernait d’éventuels « projets de regroupement » avec d’autres Écoles, lorsqu’un déménagement au côté de l’École polytechnique, sur le plateau de Palaiseau, avait été envisagé.
Un rapport de l’École destiné au directeur du Personnel relaie ainsi les propos d’un groupe de travail interministériel au cours duquel a été traitée la question d’éventuelles coopérations entre les établissements :
« Il a estimé que la coopération ne doit pas porter atteinte à la personnalité et à la spécificité des Écoles, ni diminuer la responsabilité des directeurs des Écoles vis-à-vis de leur autorité de tutelle 1781 . »
Concernant de même un projet de « coopération inter-Écoles », un groupe de travail émet quatre ans plus tard un avis identique dans une formulation aux allures de refrain rituel :
« Il a estimé que la coopération ne doit pas porter atteinte à la personnalité et à la spécificité des Écoles, ni diminuer la responsabilité des directeurs des Écoles vis-à-vis de leur autorité de tutelle et du secteur professionnel auquel elles sont liées 1782 . »
Si les questions de tutelle font écho aux problématiques actuelles des rapports entre le ministère de l’Équipement et l’École des Ponts et Chaussées, le vœu émis par le groupe de travail sur la dimension souhaitable des Écoles témoigne de l’évolution des enjeux à cet égard :
« D’autre part, les Écoles doivent conserver une dimension à l’échelle humaine. Cela conduit à rejeter des formules d’intégration et à éviter un foisonnement de structures ou organismes nouveaux 1783  ».

Si la presse a présenté le projet d’internationalisation comme un « crime de lèse-majesté aux yeux de la haute fonction publique 1784  », c’est que la logique poursuivie par le directeur de l’ENPC dans le rapprochement de l’École des Ponts sur le modèle des campus universitaires américains s’oppose à celle du directeur de cabinet du Ministère, chargé de la tutelle de l’établissement. Leur regard n’est pas porté sur la même échelle : l’un se projette dans une perspective internationale, quand l’autre est responsable des politiques publiques nationales ; l’un vise un secteur d’activité élargi qui dépasse la seule sphère du génie civil quand l’autre doit veiller aux besoins du ministère de l’Équipement. La tension entre ces deux logiques, déjà perceptible dans la mise en place de la formation commune au nouveau corps des Ponts et Chaussées (chapitres 3 et 4), va conduire au remplacement du directeur de l’École et à une implication renforcée du ministère de l’Équipement dans le gouvernement de l’École.

Notes
1763.

ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 16 décembre 2003, p.14. Source : direction de l’ENPC.

1764.

ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 16 décembre 2003, pp.15-17. Source : direction de l’ENPC.

1765.

Idem.

1766.

Ibid., p.15.

1767.

Patrick Gandil cité dans : DELACROIX Guillaume, Les Échos, op. cit., le 23 février 2004.

1768.

Claude Martinand cité dans : ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 16 décembre 2003, p.14.

1769.

Entretien auprès d’un proche de Patrick Gandil, La Défense, le 28 janvier 2003.

1770.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1771.

Idem.

1772.

Idem.

1773.

Claude Martinand cité dans : ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 16 décembre 2003, p.14.

1774.

Pierre Veltz cité dans : ibid., p.15.

1775.

Entretien auprès de l’ancien directeur de l’ENPC, Paris, le 15 juin 2004.

1776.

Le vice-président du CGPC, relatant les propos du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, cité dans : ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 16 décembre 2003, p.14. Source : direction de l’ENPC.

1777.

Entretien auprès d’un enseignant de sociologie à l’ENPC, futur enseignant du MAP, Paris, le 20 février 2003.

1778.

Entretien auprès d’un proche de Patrick Gandil, La Défense, le 28 janvier 2004.

1779.

Cf. pour rappel les encadrés relatifs à ces deux personnalités du corps des Ponts (chapitres 3 et 5).

1780.

Entretien auprès d’un membre de l’équipe de direction de l’ENPC, Marne-la-Vallée, le 4 février 2004.

1781.

ENPC, « Transfert et décentralisation de l’École nationale des Ponts et Chaussées », Rapport d’orientation au directeur du Personnel et de l’Organisation des Services, le 16 janvier 1974, p.16.

1782.

ENPC, Rapport d’activité de l’École nationale des Ponts et Chaussées de 1978, p.27.

1783.

Idem.

1784.

DELACROIX Guillaume, Les Échos, op. cit., le 23 février 2004.