1) La force cohésive du corps

Á la sortie de l’École polytechnique, les élèves ont le choix entre plusieurs alternatives, selon leurs ambitions et leur classement : poursuivre leurs études dans une université étrangère ou bien dans une « École d’application » de l’X, telle que l’ENPC ; s’inscrire en DEA et continuer dans la recherche ; trouver un emploi dans le secteur privé ; ou bien intégrer l’un des grands corps de l’État qui recrutent à la sortie. Dans cette concurrence qui oppose les corps aux différentes alternatives proposées, les questions d’image et de présentation de soi revêtent, aux yeux de leurs représentants, une importance fondamentale.

Une fois par an, les différents représentants du corps (cf. infra) se déplacent ainsi sur le plateau de Palaiseau 1815 pour faire en sorte d’attirer les meilleurs élèves de Polytechnique. Le corps tire en effet son prestige des Polytechniciens qui l’élisent, et ses représentants enregistrent les fluctuations de sa valeur, liées au classement dans la « botte » de Polytechnique du premier et du dernier élèves ayant choisi celui des Ponts et Chaussées 1816  :

‘« Le chargé de mission est jugé de l’extérieur et investi de cette responsabilité première de faire en sorte de recruter à un bon niveau dans le corps […] cette dernière année, on a fait un superbe score, qu’on n’avait pas fait depuis quinze ans ! » 1817

Si le classement distingue les élèves, il instaure donc également une compétition entre les grands corps de l’État qui déploient de véritables stratégies de communication pour attirer à eux les Polytechniciens les mieux placés :

‘« C’est du marketing, ça veut dire qu’il faut mouiller la chemise, moi je l’ai fait, il faut aller devant les élèves de la nouvelle promo […] pour leur dire pourquoi c’est évidemment le corps des Ponts qu’ils doivent choisir s’ils ont la chance de pouvoir le faire. Bon, c’est du marketing 1818  ! »’

Le corps des Ponts et Chaussées compte plusieurs ambassadeurs : les responsables de l’École nationale des Ponts et Chaussées, parmi lesquels le directeur, le directeur de l’enseignement et le directeur adjoint organisent un premier « amphi-retape » ; et les représentants de la direction du Personnel du Ministère qui préparent une deuxième présentation en association avec les responsables de l’AIPC, parfois accompagnés d’une sélection de jeunes ingénieurs aux parcours édifiants, symboles de la réussite et de la diversité des carrières offertes par le corps. Leurs discours de présentation sont au diapason, l’argument central déployé par les uns et les autres tenant à l’ouverture, à la souplesse et à la liberté permises par le choix du corps des Ponts.

Cet argument fédérateur permet d’agencer sous un ensemble a priori concordant les intérêts de chacun des responsables. Les représentants de l’École des Ponts et Chaussées vantent les multiples parcours de formation qui leur permettraient d’attirer les « corpsards » comme les ingénieurs civils et les étudiants étrangers. Ils visent à positionner leur École sur le marché de l’enseignement supérieur et valorisent ainsi leur pouvoir d’attractivité. Les représentants du ministère de l’Équipement insistent sur la diversité des trajectoires professionnelles et entendent de la sorte attirer les meilleurs éléments de Polytechnique dont ils espèrent employer les compétences au service de l’État, au moins durant les premières années de leur carrière. Et les responsables de l’AIPC promeuvent la liberté de gestion du corps à laquelle répondent leurs ambitions d’essaimage et leur activité en faveur de la mobilité des ingénieurs des Ponts dans et hors de l’État. L’« image de soi 1819  » du corps apparaît lisse et cohérente : ses instances représentatives font corps (et lui donnent corps), tendues vers un objectif identique à partir duquel elles déclinent leur « stratégie de séduction 1820  ».

Notes
1815.

L’École polytechnique a occupé différents emplacements. Installée à sa création dans les dépendances du Palais Bourbon, elle est déplacée sur la montagne Sainte Geneviève suite à la décision de Napoléon de donner à l’École un régime militaire et de caserner les élèves en 1804. Elle restera ainsi au cœur de Paris jusqu’en 1976, date à laquelle l’École installe ses locaux à Palaiseau, au sud de la capitale. CALLOT Jean-Pierre, Histoire de l'École Polytechnique. Ses légendes, ses traditions, sa gloire, Paris, Stock, 1975 ; CALLOT Jean-Pierre, CAMUS Michel, ESAMBERT Bernard et BOUTTES Jacques, Histoire et prospective de l'École Polytechnique, Panazol, Éditions Lavauzelle, 1993.

1816.

Cf. à ce sujet : SADRAN Pierre, Le système administratif français, Paris, Monchrestien, coll. « Clefs/Politique », 1992, pp.127-129. Pour une description fine des « logiques d’évaluation croisée » entre les corps administratifs et les meilleurs élèves de l’ÉNA, cf. EYMERI Jean-Michel, La fabrique des énarques, Paris, Economica, 2001, pp.236-238. Sur les niveaux de recrutement des grands corps à Polytechnique, se reporter au chapitre 2 de la présente thèse. D’après les notes internes à la direction du Personnel du ministère de l’Équipement, depuis quelques années, le corps des Ponts ne serait pas seulement en concurrence avec d’autres corps de l’État dans le recrutement des meilleurs Polytechniciens mais affronterait également les formations complémentaires alternatives proposées à la sortie de l’X, et notamment les universités étrangères (cf. chapitre 3).

1817.

Entretien avec le directeur départemental de l’Équipement des Hauts-de-Seine (92), ancien chargé de mission du corps des Ponts et Chaussées à la direction du personnel, des services et de la modernisation du ministère de l’Equipement, le 28 avril 2003 dans son bureau à Nanterre.

1818.

Entretien avec un ancien directeur du Personnel du ministère de l’Équipement, le 28 janvier 2004.

1819.

Ezra Suleiman traite de l’importance de cette « image de soi » des grands corps de l’État dans leur quête de pérennité et leurs stratégies d’expansion. Cf. : SULEIMAN Ezra N., Les élites en France, op. cit., 1979 (1ère éd.: 1978), pp.128-162.

1820.

Entretien auprès du directeur de l’enseignement de l’ENPC, Marne-la-Vallée, le 5 juillet 2002.