« Le maître mot étant plus que jamais désormais la concurrence, et l’ambition de l’École étant d’avoir comme “clients” les meilleurs élèves, la définition claire de l’image est primordiale et doit être “vendeuse”. […] Il faut mettre en place une plus grande liberté de choix de l’élève dans son cursus universitaire à l’École. » Le président du conseil d’administration de l’ENPC (2000) 1821
Dans les archives de l’ENPC, de nombreuses évocations de la politique de communication à entreprendre à la sortie de Polytechnique ponctuent les comptes rendus du conseil de perfectionnement. Il est question de « se défendre sur un plan commercial 1822 » et d’« organiser la propagande 1823 ».
Les arguments qui apparaissent les plus porteurs aux yeux des directions successives résident dans la variété des parcours scolaires et le caractère généraliste de la formation. Á cela rien d’étonnant, indique Jean-Michel Eymeri à propos de l’ENA, car « comme l’ont montré Luc Boltanski et Laurent Thévenot 1824 , c’est bien dans le rapport à la généralité que s’articule toujours “l’économie des grandeurs” sociale, le degré de généralité d’un être ou d’un objet attestant et produisant à la fois l’intensité de sa grandeur 1825 ».
Ainsi, expliquant aux administrateurs les mécanismes qui régissent le choix des Écoles par les élèves à la sortie de Polytechnique ou des classes préparatoires, Jacques Lagardère, alors directeur de l’École, indiquait en 1995 : « Les élèves s’inscrivent dans l’École qu’ils considèrent la plus généraliste 1826 ». Pierre Richard, qui était alors président du conseil d’administration, mettait en garde les administrateurs : il ne faudrait pas selon lui « laisser accréditer l’idée selon laquelle l’École des Ponts assure uniquement des débouchés dans les Travaux publics », le rang d’entrée à l’École des Polytechniciens étant corrélé à l’affirmation du caractère généraliste de l’École. L’équipe dirigeante de l’École valorise ainsi les enseignements dits généraux et notamment, à partir de la fin des années quatre-vingt, la finance et la gestion, considérées comme des disciplines particulièrement attractives 1827 (cf. chapitre 5) :
‘« Les élèves ont changé, puisque tout est ouvert… ce qui les intéresse au niveau des “corpsards”, c’est la finance 1828 . »’Cet argument est d’ailleurs repris par les concernés dont certains nous ont confié qu’ils avaient choisi l’École pour sa réputation dans ce domaine 1829 , soulignée par les professeurs eux-mêmes : « L’école des Ponts [est] une des meilleures écoles de gestion en France 1830 ».
Le nombre d’options offertes par l’École est également avancé comme un argument d’attractivité. Dès la fin des années soixante, préoccupés par la défection d’élèves partis à l’École centrale de Paris après avoir choisi d’entrer à l’École des Ponts, les membres du conseil de perfectionnement s’essayaient au benchmarking :
‘« Je pense qu’un des arguments que Centrale présente à ces jeunes, c’est la grande variété des débouchés de l’École. Nous ferions peut-être bien de rédiger l’ensemble des options que nous offrons pour montrer que l’éventail est tout de même assez vaste, même dans une École comme l’École des Ponts, et de l’envoyer à tous ceux qui seraient susceptibles d’entrer 1831 . »’La quête d’attractivité, nous l’avons vu, ne se contente pas de discours, la formation à l’École des Ponts devenant de plus en plus généraliste au cours des années. C’est ainsi que près de trente ans plus tard, l’intervention de Jacques Lagardère, alors directeur de l’établissement, sonne comme un écho :
‘« Le succès de l’ENPC auprès des Polytechniciens est à mettre au compte des très nombreuses options qu’offre la formation 1832 . »’Et près de dix ans plus tard, Pierre Veltz d’affirmer : « nous faisons de plus en plus du sur-mesure 1833 ». Ce que confirme le directeur de l’enseignement de l’École :
‘« Notre stratégie de séduction c’est : “on a des formations ouvertes, à la carte, personne n’en avait eu l’idée, des cours taillés sur mesure, et cætera”. […] C’est une politique d’ouverture de la formation sur laquelle on joue depuis le départ… qui est notre carte de visite, notre politique de communication en gros 1834 . » ’La recette de « marketing » de l’École des Ponts, un temps inspirée de l’École centrale, s’exporte à son tour auprès de l’École nationale des Travaux publics de l’État : « L’ENPC vend à Polytechnique sur le choix. Il n’y a pas à se poser la question, c’est un passage obligé pour garder un bon recrutement 1835 », recommande Georges Mercadal, alors président du conseil de perfectionnement de l’ENTPE. Mais les ingénieurs des TPE ont déjà cerné la « mentalité “consumériste” des étudiants 1836 » et se présentent dans les classes préparatoires sous le slogan de « l’École des choix 1837 ». L’argument du choix et de la diversité constitue également un axe central dans les discours des représentants du ministère de l’Équipement auprès des élèves de Polytechnique.
Pierre Richard, cité dans : ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 3 mars 2000, p.4. Source : direction de l’ENPC.
Le directeur des études, cité dans : Archives de l’ENPC : Série 9529/carton n°1/dossier 1969, Procès-verbal du conseil de perfectionnement du 13 octobre 1969, p.7.
Le directeur de l’École, Jacques Tanzi, cité dans : idem. Le terme de propagande semble alors d’usage courant pour désigner la stratégie de l’École à l’endroit des Polytechniciens. Cf. Série 9529/carton n°1/dossier 1970, Procès-verbal du conseil de perfectionnement du 3 novembre 1970, p.30 et sq.
BOLTANSKI Luc, THEVENOT Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 1991.
EYMERI Jean-Michel, La fabrique des énarques, op. cit., 2001, p.106.
ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 18 octobre 1995, p.3. Source : direction de l’ENPC. Les citations suivantes sont extraites de la même source.
DPSM, note du chargé de mission du corps des Ponts et Chaussées au directeur du Personnel, janvier 2004.
Entretien auprès du directeur de l’enseignement, Marne-la-Vallée, le 20 février 2003.
Entretien auprès d’un jeune ingénieur du corps des Ponts et Chaussées, en stage à BNP-Paribas, membre élu du bureau de l’association des ingénieurs des Ponts et Chaussées, Paris, le 15 novembre 2002. Cela nous a été confirmé par plusieurs conversations avec des élèves du corps durant notre observation directe du MAP.
Entretien avec le vice-président du département « sciences humaines, gestion, finances » de l’ENPC, Paris, le 19 novembre 2002. La bonne réputation de l’ENPC en la matière est relayée par la presse qui, dans un dossier intitulé « Finance : main basse sur les ingénieurs » consacre l’article sur les Écoles d’ingénieurs à l’exemple de l’ENPC : « Une véritable révolution ! Les diplômés des Ponts et Chaussées font plus souvent carrière dans la finance que dans la construction et le BTP. Avec 30% de ses anciens élèves dans l’audit et 20% dans la banque, l’École concurrence les “business schools” ! » GARAULT Eric (coord.), « Les Écoles prennent le courant », Dossier : « Finance : main basse sur les ingénieurs », L’Usine nouvelle, 19-25 avril 2007, p.74.
Archives de l’ENPC : Série 9529/carton n°1/dossier 1969, Procès-verbal du conseil de perfectionnement du 13 octobre 1969, p.7.
ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 5 juillet 1994, p.3. Source : direction de l’ENPC.
Ibid., 15 octobre 2002, p.9.
Entretien auprès du directeur de l’enseignement de l’ENPC, Marne-la-Vallée, le 5 juillet 2002.
ENTPE, réunion de la commission pour la réforme des enseignements, le 10 juillet 2002, notes dactylographiées. Source : Direction de l’ENTPE.
ENTPE, compte rendu de la réunion de direction du 29 août 2001, thème : « cadrer une réforme des enseignements de la formation d’ingénieur des TPE à 2-3 ans ? » Source : Direction de l’ENTPE.
Une analyse interne à l’École relative aux présentations de l’ENTPE par les élèves de cette École aux élèves des classes préparatoires révèle leurs stratégies de contournement du nom de l’établissement pour « rectifier [son] image BTP » et valoriser la dimension « aménagement du territoire » qui, d’après une note, « séduit beaucoup les élèves car elle est beaucoup plus large ». ENTPE, Présentation de l’École lors des oraux, réforme des enseignements : groupe 1, non daté.
Pour l’anecdote, la formule de « l’École des choix » prêtera à divers jeux de mots durant la réforme de l’enseignement entreprise par la direction de l’École au cours des années 2000 : « l’École déchoit » [ENTPE, réunion du 17 septembre 2001, thème : « La place pour les SHS dans l’enseignement et la recherche à l’École », notes manuscrites. Source : direction de l’ENTPE] ou encore « l’École des choix de la DPS » [ENTPE, réunion n°1 du groupe de travail « élèves » sur la réforme des enseignements, le 3 décembre 2001, compte rendu. Source : direction de l’ENTPE].