4) Le suivi personnalisé de la première affectation

Chaque année, une quarantaine de nouvelles recrues entre dans le corps des Ponts et Chaussées (cf. chapitre deux). Ce dimensionnement assez large contribue à en faire un corps géré de manière libérale par une direction des « ressources humaines » qui autorise des voies diversifiées venant en contrepartie enrichir les domaines d’activité du corps. Contrairement à celui des Mines qui recrute seulement une dizaine de nouveaux élèves par an, la taille importante du corps des Ponts et Chaussées offre en effet moins de prise pour une gestion directive de ses membres. Volontairement large, le recrutement est pensé dans la perspective de « [pourvoir aux] besoins de la Nation 1850  », au-delà des strictes exigences du ministère de l’Équipement. Selon les enquêtes publiées dans les rapports internes au ministère de l’Équipement, la diversité des profils qu’autorise une telle souplesse dans la gestion participerait au « rayonnement du corps 1851  », la pluralité des métiers exercés par ses membres lui garantissant des points d’ancrage multiples dans des institutions et des domaines d’activités variés. C’est également ce que confirment les élèves qui estiment que « la valorisation individuelle » et « le libre arbitre » à la base du processus d’affectation 1852 « contribuent fortement à valoriser l’image du corps des Ponts 1853  ».

C’est pourquoi le gestionnaire du corps, en la personne du chargé de mission à la direction du Personnel du Ministère, reçoit individuellement les élèves de l’ENPC à la fin de leur scolarité, afin qu’ils expriment en entretien leurs souhaits de carrière, leurs contraintes géographiques et familiales, les domaines qu’ils affectionnent et leurs préférences institutionnelles. Ces informations sont recueillies sur des fiches personnalisées et font l’objet d’une grande attention 1854 . Il s’agit de « coller aux demandes des élèves 1855  » : les carrières sont construites « sur mesure 1856  » et les préférences liées à des contraintes de couple par exemple entrent en considération dans les discussions entre les élèves et le chargé de mission du corps 1857 . Elles sont mentionnées de manière nominative et prises très au sérieux dans les échanges de courriers entre le directeur du Personnel et le chargé de mission du corps des Ponts.

Après avoir recueilli les souhaits des élèves à la fin de l’automne de la dernière année de scolarité, le chargé de mission du corps établit une première liste de postes ouverts à la promotion sortante. Alors que les ingénieurs des Mines sont assujettis à une liste de premiers postes limitée au nombre de postulants, celle du corps des Ponts est très large au départ et permet l’accès à un vaste périmètre d’action au sein du ministère de l’Équipement, bien entendu, mais également au ministère de l’Environnement (Écologie et Développement durable), au ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie ou encore au ministère des Affaires étrangères 1858 . Elle comprend ainsi un nombre de postes offerts supérieur au nombre de postulants, puis elle fait l’objet d’un ajustement itératif et progressif, qui permet de faire petit à petit converger l’offre et la demande, selon les desiderata des élèves 1859 . Les projets éloignés des cœurs de métiers sont autorisés et les conditions sont aménagées pour répondre individuellement aux souhaits de chacun.

Durant le processus de fusion des corps techniques supérieurs du ministère de l’Équipement, la question de l’harmonisation des modalités de gestion des quatre corps s’est posée. Or les procédures de choix de poste se sont avérées très différentes. Si la gestion des ingénieurs géographes présente alors de fortes similitudes avec celle du corps des Ponts traditionnel (plutôt « libérale », l’IGN s’adapte « en fonction de ce que veulent faire les jeunes 1860  »), ce n’est pas le cas des deux autres « maisons d’emploi ». Traditionnellement, Météo France avait pour habitude d’établir des quotas imposés par nature d’activité pour le choix du premier poste 1861 . Ce « système directif 1862  » a été assoupli peu de temps avant la fusion mais il reste des « postes obligatoires 1863  », imposés aux élèves à la sortie de leur formation initiale. Quant aux ingénieurs de l’Aviation civile, ils « ne laissent pas vraiment le choix 1864  » et « affectent autoritairement ». Ils qualifient eux-mêmes leur gestion de « rigoriste ». Une réunion organisée entre les différents responsables des quatre maisons d’emploi se conclut par les priorités suivantes :

‘« Palette très diversifiée qu’il faut unifier sous peine de conduire à des catastrophes : constat qui interpelle. […] Il va falloir aller vers le libéralisme car sinon effet d’image redoutable 1865 . »’

Á l’instar d’autres décisions (cf. chapitre 2), l’ajustement se fera par la conformation des pratiques des trois anciens corps à celles du corps des Ponts et Chaussées. Les autres « maisons d’emploi » sont dès lors contraintes de se plier au jeu de la libre concurrence et d’adopter des stratégies de communication idoines. « Météo France », par exemple, est sommée de plaire aux élèves pour pallier les incertitudes concernant les flux de recrutement dans ses activités :

‘« Météo France devra donc “séduire” les ingénieurs-élèves 1866 . »’

Si l’on a pu saisir, à partir de différentes scènes de la vie du corps, combien celui-ci était en proie à des divisions internes et tiraillé par des logiques dont les conflits rendent impossible l’émergence d’un consensus sur sa définition même, l’analyse des « amphi-retape » donne au contraire à voir la mise en scène et en mots de l’unité du corps. Le corps n’apparaît jamais aussi uni que dans ces moments où ses membres le racontent et le présentent à l’extérieur. Et cette unité consensuelle s’ébrèche rapidement lorsque le corps se retourne sur lui-même et que ne sont plus concernés que ses pairs. La mise en regard de ces différents moments et l’éclairage porté sur la présentation de soi du corps révèlent comment celui-ci peut prendre corps dans l’unité de ses porte-parole rassemblés pour le faire exister en le disant. Soudés autour d’une même (re-)présentation légitime et légitimante, l’École, le Ministère et l’AIPC s’unissent dans un même élan de consécration du corps.

La réforme statutaire s’accompagne néanmoins de la mise en place d’une politique de gestion plus stricte et centripète des ingénieurs des Ponts et Chaussées, venant déstabiliser le discours rodé des amphi-retape qui permettait l’ajustement harmonieux des intérêts divergents des institutions représentatives du corps.

Notes
1850.

AIPC, audition du vice-président du CGPC dans le cadre de la « Réflexion sur l’avenir du corps et de la place des IPC dans la Nation », le 23 mai 2006.

1851.

DPSM, note du chargé de mission du corps des Ponts et Chaussées au directeur du Personnel, janvier 2004.

1852.

Courrier électronique d’un représentant de la promotion 2000 au chargé de mission du corps des Ponts et Chaussées, objet : « Réunions promo 00 – Fusion des corps », le 12 octobre 2000.

1853.

Ibid., p.5.

1854.

Entretien auprès du chargé de mission du corps des Ponts, La Défense, le 29 janvier 2004.

1855.

Chargé de mission du corps des Ponts, « Rapport d’activité 2000 et perspectives pour 2001 », mars 2001, p.1. Source : archives personnelles d’un chargé de mission du corps.

1856.

DPSM, note du chargé de mission du corps des Ponts et Chaussées au directeur du Personnel, janvier 2004.

1857.

Courrier électronique du chargé de mission du corps des Ponts aux délégués de la promotion 2004, objet : « préfigurateurs routiers », le 24 novembre 2004.

1858.

Chargé de mission du corps des Ponts, « Sortie d’École – Ingénieurs des Ponts et Chaussées 2004 – Liste des postes », le 10 mars 2004. Source : remis par un élève.

1859.

Groupe de travail « cahier des charges de la formation initiale », présidé par Alain Monnier, compte rendu de la réunion du 25 septembre 2000, p.4. Source : ministère Équipement, DPS.

1860.

Idem.

1861.

Ministère de l’Équipement, des Transports et du Tourisme, Rapport du groupe de travail chargé d’étudier la faisabilité de la fusion du corps des ingénieurs de la météorologie avec celui des ingénieurs des Ponts et Chaussées, avril 1995, p.47.

1862.

Réunion du groupe de travail présidé par Alain Monnier, notes manuscrites, le 25 septembre 2000. Source : ministère Équipement, DPS.

1863.

Groupe de travail « cahier des charges de la formation initiale », présidé par Alain Monnier, compte rendu de la réunion du 25 septembre 2000, p.4. Source : ministère Équipement, DPS.

1864.

Réunion du groupe de travail présidé par Alain Monnier, notes manuscrites, le 25 septembre 2000. Les citations suivantes sont extraites de la même source.

1865.

Ainsi souligné dans le texte. Idem.

1866.

Ministère de l’Équipement, des Transports et du Tourisme, Rapport du groupe de travail chargé d’étudier la faisabilité de la fusion du corps des ingénieurs de la météorologie avec celui des ingénieurs des Ponts et Chaussées, avril 1995, p.47.