1) Rupture de ton et changement de direction

« Pour de futurs fonctionnaires, la formule “la liberté, c’est la nécessité bien comprise” s’applique ici particulièrement bien. »Le vice-président du conseil général des Ponts et Chaussées 1869 .

Le directeur de cabinet en a eu assez : « on marchait sur la tête 1870  ! » L’École des Ponts et Chaussées avait les yeux tournés vers l’horizon international et les campus américains, les élèves du corps avaient les yeux rivés sur Bercy et la Finance, et l’École des TPE lorgnait du côté d’une formation managériale (cf. infra), dénonce-t-il en entretien. Aussi, son arrivée à la direction du cabinet est-elle concomitante d’un certain nombre de changements : dans le ton, dans les responsables et dans les pratiques.

Patrick Gandil entend inverser les priorités. Il agit, dit-il, comme un employeur, au nom du ministère de l’Équipement, et pas en tant que membre du corps des Ponts :

‘« - Q : Ces [changements], ça suscite quand même beaucoup d’oppositions dans le corps… [il interrompt]
- Mon problème ce n’est pas le corps ! […] Le corps des Ponts, ce n’est pas l’État, et donc le corps des Ponts cherche à avoir le plus de satisfactions individuelles possible pour ses membres et le plus de diversité possible de débouchés et le plus de visibilité ; et c’est au point petit à petit d’arriver à accepter de traiter le métier traditionnel en second, ce qui est un choix que je ne partage pas […]. C’est au Ministère en tant qu’employeur de prendre ses responsabilités et de ne pas se retrancher derrière une structure du corps des Ponts qui n’est pas... qui est une structure syndicale, qui n’est pas une structure de direction 1871 . »’

« En tant qu’employeur », il souhaite veiller à la satisfaction des besoins du Ministère et faire en sorte que les compétences et les parcours des élèves soient en adéquation avec les exigences de la tutelle. Il entend si bien incarner le point de vue de l’État qu’il personnifie la relation recruteur-recruté : « je ne veux plus qu’on me fasse des ingénieurs tronqués », « j’avais un produit frelaté », « je les recrute quand même pour quarante ans de vie professionnelle ! » 1872 .

Aussi privilégie-t-il la fidélité au Ministère au classement dans la « botte ». Contre les comportements qu’il qualifie d’« utilitaristes » de certains élèves qui prendraient le corps comme « un pur marchepied social pour avoir l’étiquette corps des Ponts 1873  », il décide d’annoncer la couleur :

‘« L’École, comme d’ailleurs une partie de la direction du Personnel ou autre, s’obnubile sur le rang du classement, ce qui n’a aucun intérêt. Je préfère de beaucoup qu’on recule de dix places dans l’ordre du classement et puis qu’on évite d’avoir quelques gens qui viennent chez nous par erreur et a fortiori quand ce n’est pas tout à fait une erreur mais quand en plus on leur a dit : “ne vous inquiétez pas, vous pouvez faire n’importe quoi, donc venez chez nous, ce sera mieux qu’ailleurs”. […] il n’y a qu’àleur dire clairement ce que l’on veut, tout de même l’employeur a son mot à dire, et l’École est tout de même là aussi pour entendre ce qu’on a à lui dire 1874  ! »’

Les élèves de Polytechnique sont désormais prévenus : le corps des Ponts n’est pas un « lieu de villégiature » où il serait possible de « faire tout et n’importe quoi ». L’obligation de suivre la « majeure de mécanique » à l’X ou, à défaut, de se voir imposer des cours obligatoires de rattrapage durant la formation à l’École des Ponts est désormais clairement formulée 1875  :

‘« Dans le temps assez long d’enseignement qu’ils ont à l’X c’est quand même raisonnable de leur dire : “pour entrer au corps des Ponts, vous devez avoir fait ça et ça”. Et cela aura aussi l’avantage d’afficher la couleur […] Les élèves il faut qu’ils se disent qu’en choisissant le corps ils choisissent un employeur, ils choisissent une carrière qui est plutôt plus longue en général dans l’administration que dans le privé, donc il y a vraiment une notion de carrière. Ça ne veut pas dire qu’il est enfermé mais bon il s’engage aussi pour dix ans 1876  ! »’

La plaquette de présentation du corps indique par ailleurs l’orientation prioritaire des premiers postes :

‘« Le début de carrière se fait dans l’administration, dans les services du ministère de l’Équipement (notamment directions départementales et régionales), de la DGAC ou dans les établissements publics IGN et Météo France 1877 . »’

L’identité d’ingénieur est clairement affirmée, elle est même soulignée d’un trait noir sur les fichiers power point du directeur de l’École des Ponts qui indiquent que le corps des Ponts et Chaussées est « un corps d’ingénieurs, interministériel, maîtrisant un champ scientifique et technique étendu 1878  ». Si le corps demeure un corps interministériel, il n’est plus question d’insister sur les premiers postes à Bercy et la libéralité des règles de gestion 1879 .

Ce changement de discours s’accompagne parallèlement de l’apparition d’un nouveau directeur à la tête de l’ENPC. Suite à la destitution de Pierre Veltz, quatre propositions de candidats sont avancées en remplacement, dont trois émanent du cabinet du ministre et l’une de l’AIPC (cf. encadré infra). Il s’agit de quatre profils plutôt techniques et en tout cas unanimement fidèles au ministère de l’Équipement au sens large. L’un est issu de la même promotion que Patrick Gandil et les trois autres ont eu l’occasion de collaborer avec lui à divers titres, durant leur trajectoire professionnelle. Parmi les candidats, deux sont issus de la DGAC, et l’un de Météo France. C’est ce dernier, Philippe Courtier, qui sera retenu (cf. infra). Ancien ingénieur de la Météorologie, il avait été mandaté par Pierre Graff (l’ancien directeur de cabinet du ministre) pour rédiger un rapport de conciliation destiné à mettre fin au conflit sur la formation initiale qui avait opposé notamment le directeur des Routes à la direction de l’ENPC (cf. chapitre 3). En avril 2003, il avait remis un rapport préconisant l’acquisition pour les « corpsards » d’un niveau de maîtrise universitaire en mécanique. Le principe général de son schéma avait été adopté six mois plus tard par Patrick Gandil, devenu entretemps directeur de cabinet.

Encadré n°32 : Des parcours scientifiques et techniques et/ou fidèles au Ministère de l’Équipement pour succéder au profil universitaire et atypique du directeur de l’ENPC
« Il y a un moment où il y a un tel écart de conception que… eh bien il faut un homme nouveau 1881 . »
Pierre-Alain Roche est de la même promotion que Patrick Gandil. Il n’est alors qu’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées quand les trois autres ont été nommés au grade d’ingénieur général. Spécialiste en hydrologie, il enseigne à l’École des Ponts et Chaussées dans le département « ville, environnement, transports » et se présente en tant que directeur de l’agence de l’Eau de Seine-Normandie. Il est soutenu, formellement, par l’association professionnelle du corps dont les responsables admettent avoir été pris de court et avoir eu peu d’offres de candidats 1882 . Il deviendra finalement directeur des Transports maritimes, routiers et fluviaux à la direction générale de la Mer et des Transports.
Claude Azam a effectué toute sa carrière au sein du ministère de l’Équipement. Considéré comme « un ingénieur des Ponts et Chaussées formaté 1883  », il est entré à l’ENPC comme chargé de mission auprès du directeur et adjoint au directeur de la formation continue et de l’action internationale, la même année que Patrick Gandil, en 1984. Il a ensuite occupé le poste de directeur de la formation continue et de l’action internationale durant deux ans avant de partir en Corse du sud, où il est resté directeur départemental de 1989 à 1992. Ces années en Corse lui valent une réputation de « bon petit soldat 1884  ». Après sept années passées à exercer différentes fonctions au sein de la direction du Personnel − au cours desquelles Patrick Gandil sera un temps « chargé de mission pour la stratégie de services » − il se présente à la direction de l’École en tant que directeur du service des bases aériennes au Ministère.
Louis-Michel Sanche : Après une carrière technique dans un centre d’études techniques de l’Équipement puis dans le bureau « études amont et support technique » de la direction des Affaires économiques et internationales du Ministère, il reste cinq ans chargé de mission du corps des Ponts à la direction du Personnel, de 1982 à 1987. « Il a été probablement le meilleur chargé de mission du corps des Ponts au sens de gestion des carrières, organisation du corps 1885  », dira de lui Patrick Gandil. Il rentre ensuite comme directeur adjoint à l’École nationale des Ponts et Chaussées où il aura l’occasion de collaborer avec ce dernier, alors directeur des enseignements, dans « une période de profonde solidarité à l’École des Ponts 1886  ». Il le rejoint plus tard à la direction du Personnel, en 1992, en tant que chef de la mission du réseau technique. Les deux hommes se retrouvent ensuite à la direction générale de l’Aviation civile où Patrick Gandil occupe la fonction de chef du service des bases aériennes (1997-1999) et où Louis-Michel Sanche est directeur du service technique de l’Aviation civile, à partir de mai 1998, et ce jusqu’en 2006. Il est réputé pour avoir « comme Azam, une idée de l’École qui date un peu… 1887  »
Philippe Courtier est le seul candidat non issu de l’École puisqu’il a intégré le corps des Ponts à partir de celui de la Météorologie. Il a travaillé en tant que scientifique dans différents centres de recherche météorologique aux niveaux national et européen ainsi que dans un laboratoire de climatologie rattaché à l’université Paris 6. La renommée internationale qui lui est prêtée par plusieurs de nos interlocuteurs est attestée par l’obtention du Buchan prize of the royal meteorological society qu’il partage avec le lauréat du prix Abadie de l’Académie des Sciences. Après une carrière très scientifique, il occupe, à partir de 1999, des fonctions « plus managériales 1888  », explique-t-il, au poste de directeur général chargé des développements et des services régionaux de Météo France. Il sera à ce titre amené à travailler avec Patrick Gandil, alors directeur des Routes (1999-2003) qui dira de lui :
« Á Météo France, il a fait un sacré boulot, c’est un homme d’action, je l’ai vu en gestion de crise sur des choses difficiles, toujours sur la brèche […] un directeur des Routes, ça a des crises météo’ eh bien on appelle Philippe et on sait […]. Il aurait été universitaire, je ne l’aurais pas choisi 1889 […] s’il a été agréé, c’est parce que c’est un modèle complet […] : un vrai ingénieur, un vrai patron, un vrai scientifique 1890 . »
Il continue d’occuper cette fonction une fois nommé directeur adjoint chargé des affaires internationales et des missions institutionnelles, soit le poste le plus élevé dans la hiérarchie de l’établissement public après celui de président directeur général. Réputé pour avoir « le soutien du ministre 1891  » dès avant son audition par les membres du conseil d’administration 1892 , il sera nommé directeur de l’École nationale des Ponts et Chaussées en avril 2004.

De manière quasi concomitante avec le conflit qui a secoué le corps des Ponts en 2002-2003 au sujet de la formation initiale, une affaire semblable a éclaté au sein de l’École nationale des Travaux publics de l’État qui a vu apparaître également de nouvelles têtes et de nouveaux profils dans son équipe de direction.

Notes
1869.

Cité dans : ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 16 décembre 2003, p.13. Source : direction de l’ENPC.

1870.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1871.

Idem. Les citations suivantes sont extraites de la même source.

1872.

Dans son mémoire sur la réforme de décentralisation des routes, Oren Wolff cite un ingénieur des Travaux publics qui indique à propos de Patrick Gandil, qui était alors directeur des Routes : « Pour évoquer le réseau de l’État, il parle souvent des routes nationales comme de ses routes ». Cité dans : WOLFF Oren, Le ministère de l'Équipement face à la décentralisation…, op. cit., 2007, p.89.

1873.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1874.

Idem. Les citations suivantes sont extraites de la même source.

1875.

École polytechnique, « Formations à finalité professionnelle », Livret de présentation (2006-2007), p.62. Source : remis par un élève.

1876.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1877.

École polytechnique, « Formations à finalités professionnelle », op. cit., p.65.

1878.

Soulignement à notre initiative. ENPC, « Présentation du corps des Ponts et Chaussées », documents power point [pour l’« amphi-retape » de Polytechnique], 10 octobre 2006.

1879.

Entretien non enregistré auprès du chargé de mission du corps des Ponts, La Défense, le 26 février 2007.

1880.

AIPC, Annuaire des carrières du corps des Ponts et Chaussées, 2006.

1881.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1882.

C’est probablement pourquoi le candidat présenté par l’AIPC, ingénieur en chef, ne jouit pas d’un statut équivalent aux autres postulants. Entretien auprès d’un responsable de l’AIPC, Paris, le 25 avril 2003.

1883.

Entretien non enregistré auprès d’un membre de la direction de l’ENPC, Marne-la-Vallée, le 4 février 2003. Cette information nous sera confirmée par un responsable de l’AIPC (le 14 février 2003).

1884.

Entretien auprès d’un responsable de l’AIPC, Paris, le 14 février 2003.

1885.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1886.

Idem. La solidarité de l’équipe de direction, dans les années quatre-vingt, à l’époque où Bernard Hirsch en était le directeur, nous a souvent été rappelée. C’est également ce que nous dira Pierre Veltz, alors directeur de la recherche. Si des rumeurs circulent sur la mésentente de Patrick Gandil et Pierre Veltz à cette époque qui viendrait en partie expliquer leur récent conflit, les deux concernés se rappellent au contraire avoir été « plutôt copains » (Pierre Veltz) et « profondément solidaires » (Patrick Gandil, « il n’y a pas de dissensions anciennes » précisera-t-il). Respectivement : entretien auprès de l’ancien directeur de l’ENPC, Paris, le 15 juin 2004 ; entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1887.

Entretien non enregistré auprès d’un membre de la direction de l’ENPC, Marne-la-Vallée, le 4 février 2003.

1888.

Entretien auprès du directeur général adjoint de Météo France, Paris, le 23 avril 2003.

1889.

C’est pourtant sous ce profil que s’est présenté le candidat auprès des représentants du conseil d’administration de l’École qui l’ont auditionné. Il aurait ainsi mis en avant les dimensions de son profil les plus proches de celui de Pierre Veltz afin de ne pas apparaître comme un candidat de rupture avec la politique largement soutenue de l’ancien directeur. Conversation téléphonique avec le représentant du personnel de l’École, le 5 mars 2004 ; entretien auprès de l’adjoint au président du département « Sciences humaines, économie, gestion, finances », Marne-la-Vallée, le 17 juin 2004.

1890.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1891.

Entretien non enregistré auprès d’un membre de la direction de l’ENPC, Marne-la-Vallée, le 4 février 2003. C’est ce que nous dira avoir également su à l’avance le représentant élu du personnel au conseil d’administration : conversation téléphonique, le 5 mars 2004.

1892.

Les candidats seront auditionnés par un groupe restreint émanant du conseil d’administration de l’École le 4 mars 2004.