3) Les Écoles du Ministère : des services stratégiques sous contrôle

En 1978 déjà, le directeur du Personnel du ministère de l’Équipement, Pierre Mayet, évoquait au cours d’un conseil de perfectionnement de l’École des Ponts « l’importance politique [qu’il attachait] à la formation 1945  ». Pourtant, les années passant, les représentants du Ministère au sein des conseils de l’ENPC ont, de l’avis de tous 1946 , occupé un rôle formel vis-à-vis de l’École, faisant acte de présence sans pour autant jouer leur rôle de commanditaire. Avant la fusion des corps, aucune réflexion n’avait cours en amont sur les compétences attendues des ingénieurs des Ponts au regard des besoins du Ministère. Si le directeur du Personnel et le vice-président du conseil général des Ponts qui représentaient le Ministère tout au long des réformes engagées par Pierre Veltz, admettent volontiers n’avoir pas rempli ce rôle, l’actuel secrétaire général du Ministère entend désormais reprendre en main la « gouvernance des Écoles 1947  », à l’ENPC comme à l’ENTPE. Á l’ENTPE, quelques responsables de la précédente équipe parlent de « logique d’asservissement 1948  » de l’École en vue de « garantir un niveau technique durable au Ministère 1949  » ; à l’ENPC, un enseignant, cité par Les Échos à propos du remplacement de Pierre Veltz, suggère que « l’Équipement a peur de perdre “son” École et de ne plus savoir répondre aux questions techniques des préfets dans les départements 1950  ». Au-delà des mots utilisés souvent plus pour discréditer que pour encenser la mise sous contrôle des Écoles, l’idée est en effet de prendre la mesure de « l’importance fondamentale » qu’elles revêtent « pour l’avenir du ministère de l’Équipement 1951  ». Si certains acteurs s’opposent à l’idée de voir l’École qu’ils administrent devenir « le bras séculier 1952  », voire « un bureau du Ministère 1953  », les établissements de formation apparaissent bel et bien comme un levier sur lequel les représentants du Ministère entendent agir pour fabriquer des « produits adaptés 1954  » :

‘« On a aujourd'hui un outil de formation dont on a besoin, je ne vois pas pourquoi on s’en priverait ! […] Je compte reprendre ça en main dès que je sortirai d’ici [du cabinet du ministre] et que j’aurai plus de temps […] En tant que secrétaire général, je vais reprendre les Écoles en tutelle directe 1955 . »’

Le ministère de l’Équipement dispose en effet d’un atout certain dans ces Écoles qui forment des corps de l’État qui lui sont prioritairement destinés à la sortie et qui constituent un vivier stratégique important 1956 . Contre la tendance observée à l’autonomisation des Écoles, leur appartenance au Ministère est réaffirmée :

‘« Les Écoles ne sont pas des êtres isolés, mais des êtres intégrés dans leur ministère et avec une situation de gouvernance qui soit adaptée à ce genre de choses […]. L’École est une partie du Ministère, je ne vois pas ce qui permet en quoi que ce soit au directeur de penser autrement… 1957  »’

Et les nouvelles équipes de direction semblent en phase avec ce changement de politique, comme en témoignent les propos du directeur adjoint de l’ENTPE, qui cherche à se distinguer de la direction précédente tout en revendiquant l’intégration de l’École au sein du Ministère, ainsi que l’orientation de ses objectifs par les besoins de la tutelle :

‘« Avec la nouvelle direction, on a plus de réflexion sur le métier d’ingénieur. […] On forme ici des ingénieurs − le mot est important − de l’aménagement durable du territoire. Notre positionnement, c’est : on est une École du Ministère. C’est quelque chose qui est fort. Par les ingénieurs qu’on forme, on fournit au ministère de l’Équipement des moyens pour faire avancer la cohésion nationale et le sens des politiques publiques. C’est le levier premier de toute action : les gens qui partent en poste, ce sont eux qui vont faire ce changement, donc l’École a un rôle fondamental. C’est pour cela qu’elle a été placée au niveau stratégique dans l’organisation du Ministère 1958 . »’

Sous l’impulsion de son secrétaire général qui chapeaute l’ensemble des services 1959 , le ministère de l’Équipement prétend désormais jouer pleinement son rôle de tutelle en considérant les Écoles, au même titre que les DDE, comme des services stratégiques :

‘« Parce que les agents issus de l’ENPC […] forment une véritable armature du Ministère, et parce que les liens créés par une formation initiale commune sont précieux […], ces Écoles sont un élément clé de la stratégie d’ensemble du Ministère […]. C’est pourquoi la tutelle et le pilotage de ces Écoles seront de la responsabilité du secrétariat général, en charge de la stratégie du Ministère 1960 . » ’

Le secrétaire général revendique désormais la mise en place d’une profonde réflexion en amont afin de déterminer la direction à suivre par l’École en vue de répondre aux besoins du Ministère :

‘« Le rôle de la DRH serait d’organiser et piloter la maîtrise d’ouvrage de la formation (définition des compétences à acquérir − objectifs de la formation − et évaluation régulière de l’adéquation de la formation délivrée aux objectifs retenus).
La formation continuera à être délivrée conjointement par les Écoles qui en assureront la responsabilité pédagogique (maîtrise d’œuvre de formation). Elles adapteront cette formation pour tenir compte des résultats des évaluations et de l’évolution des objectifs arrêtés par la DRH 1961 . »’

Officialisée le 17 mai 2005, la réorganisation du Ministère, impulsée par la mise en place de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), voit la DPSM se transformer en Direction générale des Personnels et de l’Administration (DGPA). Désigné comme « directeur de programme » au sens de la LOLF, le directeur général des Personnels et de l’Administration s’impose comme le « véritable maître d’ouvrage de la formation 1962  ». Il définit des « contrats d’objectifs » et des mesures d’« évaluation des résultats » produits par l’ENPC ou l’ENTPE, censées assurer la « maîtrise d’œuvre » (autrement dit, la responsabilité pédagogique) de la formation. La dichotomie opérée entre « maîtrise d’ouvrage » et « maîtrise d’œuvre 1963  » renvoie à la sémantique traditionnellement utilisée par les ingénieurs dans le domaine de la construction publique, calquant ainsi la politique de formation sur les principes de vision et de division de l’action publique du Ministère. Ce vocabulaire témoigne en outre d’une double idée. Dans la réaffirmation du rôle de commanditaire de la DGPA est défendue l’idée d’un Ministère financeur, qui revendique à ce titre un droit de regard sur la formation, mais qui s’impose également comme l’utilisateur prioritaire de la compétence des élèves. Comme tout maître d’œuvre, les responsables de « l’ingénierie pédagogique » doivent travailler selon les indications des maîtres d’ouvrage dont les besoins sont recensés et traduits par l’ENPC et l’ENTPE, les « conductrice[s] d’opérations », chargées de jouer un rôle d’interface entre « concepteurs » et « utilisateurs ».

Selon Patrick Gandil, la réorganisation des relations entre les Écoles et le Ministère est le résultat direct des évènements qui ont conduit à la destitution de Pierre Veltz en raison du « décalage » qui résidait entre leurs conceptions de la formation et leurs visions du corps des Ponts. Depuis, le directeur de l’École est en contact régulier avec les représentants de la tutelle qu’il côtoie de manière hebdomadaire en tant que responsable d’un des services stratégiques du Ministère :

‘« Bon, cette crise [cf. chapitre 3] mérite réflexion… Alors des conséquences qui peuvent paraître futiles mais qui sont très signifiantes en ont été tirées dans le fait que Philippe Courtier [le nouveau directeur de l’ENPC] participe toutes les semaines au comité de direction du Ministère. Il le fait parce que c’est un signe d’appartenance qu’il donne, il le fait surtout parce qu’il est informé comme ça en permanence des questions, des problèmes politiques, des nouvelles orientations qui peuvent se poser 1964 . »’

Du côté l’ENTPE, les relations sont également régulières, voire « permanen[tes] », entre la direction de l’École et le Ministère, ou le secrétaire général lui-même :

‘« On est en phase avec Patrick Gandil […]. Moi, je suis en relation en permanence avec le SG [Secrétaire Général, soit Patrick Gandil]. On se dit les choses 1965 . »’

Inauguré avec l’apparition de nouvelles équipes de direction, le changement de politique du Ministère vis-à-vis des Écoles dont il a la tutelle se formalise avec la réorganisation des administrations centrales, qui voit les Écoles changer de statut et apparaître comme un élément-clé de la stratégie du Ministère. La mise en place de la direction générale des Personnels et de l’Administration s’accompagne également d’une gestion plus stricte des affectations des élèves à la sortie de l’École. Celle-ci s’appuie, dans le cas du corps des Ponts, sur la structure du mastère d’action publique dont le principe d’obligation et d’exclusivité pour le corps facilite la prise de contact directe avec les représentants de la tutelle.

Notes
1945.

Cité dans : Archives de l’ENPC : Série 9529/carton n°4/dossier 1978, Procès-verbal du conseil de perfectionnement du 5 décembre 1978, p.6.

1946.

Des représentants du Ministère comme des membres du conseil d’administration interrogés (cf. liste des entretiens).

1947.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1948.

ENTPE, réunion du conseil de direction, le 30 janvier 2002, thème : « la réforme des enseignements de formation initiale de l’ITPE », notes dactylographiées. Source : direction de l’ENTPE.

1949.

Idem.

1950.

DELACROIX Guillaume, « Crise à l’École des Ponts et échec du rapprochement avec l’École des Mines », Les Échos, le 23 février 2004.

1951.

Ainsi Georges Mercadal, président du conseil de perfectionnement de l’ENTPE, conclut-il une de ses séances. Cité dans : ENTPE, réunion du conseil de perfectionnement, le 27 mars 2002, compte rendu. Source : direction de l’ENTPE.

1952.

Pierre Roussely, président du conseil d’administration, cité dans : ENPC, compte rendu du conseil d’administration du 16 décembre 2003, p.7. Source : direction de l’ENPC.

1953.

Idem.

1954.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1955.

Idem.

1956.

Évoquant dans un rapport au ministre les corps des Travaux de l’Équipement et notamment celui des ITPE, le directeur de l’ENS de Cachan indique : « ces corps de fonctionnaires constituent désormais le point le plus solide du Ministère ». Et c’est « dans le chemin parcouru [par l’ENTPE], en quelques années, à Vaulx-en-Velin, qu’[il] décèl[e] le gage d’avenir le plus convaincant ». DECOMPS Bernard, Rapport sur les établissements d’enseignement supérieur relevant du ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement, remis à Jean-Claude Gayssot, ministre de l’Équipement, des Transports et du Logement, Paris, le 31 mars 2000, p.9.

1957.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministère de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1958.

Entretien non enregistré auprès du directeur adjoint de l’ENTPE, Vaulx-en-Velin, le 15 juin 2005.

1959.

Depuis 2005, l’administration française compte en tout huit secrétaires généraux issus des principaux ministères du gouvernement (Finances, Intérieur, Transports et Équipement, Emploi et Cohésion sociale, etc.). Ils se réunissent en « club » informel deux fois par mois autour du secrétaire général du Gouvernement à Matignon en vue d’échanger des informations et de s’accorder sur des stratégies transversales.

1960.

Forum intranet du site sur la réorganisation du ministère de l’Équipement, réponse de l’administration, postée le 14 mars 2005.

1961.

CGPC, DPSM, « Pour une gestion rénovée du corps… », op. cit., p.38.

1962.

Idem. Les citations suivantes sont extraites de la même source.

1963.

Dans le domaine des Travaux publics notamment, le maître d’ouvrage commande l’exécution d’un ouvrage et en assure le financement. En tant que mandataire, le maître d’œuvre est quant à lui responsable de l’exécution des travaux.

1964.

Entretien auprès du directeur de cabinet du ministre de l’Équipement, Paris, le 24 février 2005.

1965.

Entretien non enregistré auprès du directeur adjoint de l’ENTPE, Vaulx-en-Velin, le 15 juin 2005.