Conclusion du chapitre 6

Deux moments-clés dans l’histoire récente du corps ont retenu notre attention durant ce chapitre. Le premier consiste en l’analyse de la mise en échec d’un projet d’internationalisation, provoquée par des enjeux de tutelle ministérielle et de hiérarchie des corps. Il nous a permis de montrer les logiques poursuivies par une grande École dont la pérennité reposerait, à terme, sur la rupture avec un cloisonnement national qui la constituerait en exception française sur la scène internationale. Initialement dédiée à un grand corps de l’État, et évoluant sous la coupe d’un Ministère, l’École des Ponts et Chaussées s’émancipe progressivement, à tel point qu’elle trouve en elle-même ses raisons d’être, en dehors de son rattachement à l’État. Auto-suffisante, elle poursuit les intérêts propres à son champ, intérêts désormais différenciés de ceux du ministère de l’Équipement.

Le projet de fusion avec l’École des Mines de Paris, tel qu’il a été interprété par les représentants de la tutelle, semble avoir représenté la limite à partir de laquelle l’autonomisation de l’ENPC rentrerait en opposition avec les impératifs du ministère de l’Équipement. Selon eux, la fusion des diplômes ne pouvait que conduire à la fusion prochaine des corps et donc, à la remise en cause de la tutelle du Ministère sur le corps des Ponts et Chaussées. Sans nécessairement prétendre ainsi s’opposer au Ministère, la logique d’autonomisation poursuivie par la direction de l’École l’a amenée à l’extrémité de l’acceptable aux yeux des représentants d’un Ministère qui voient dans le rattachement du corps un gage d’avenir pour leur institution.

Le deuxième moment-clé qui a retenu notre attention concerne l’investissement effectif (et non plus formel) des représentants du Ministère dans le domaine de la formation initiale, selon une perspective qu’ils revendiquent comme stratégique. Cet engagement marque l’annonce de la fin d’une tradition de libéralisme qui semblait faire la réputation du corps. Les profils et les choix scolaires et professionnels des élèves apparaissaient en effet de plus en plus en décalage avec les besoins du ministère de l’Équipement. Mise en regard des difficultés de l’institution, cette déconnexion est apparue comme une « menace » à juguler. La formation initiale et la nature des premiers postes occupés ont dès lors été identifiés comme des moments de « décrochage » potentiel du corps par rapport au Ministère. Les changements dans les discours de présentation de soi du corps et dans les pratiques de gestion que semblent augurer les évolutions récentes apparaissent comme une inversion des priorités. La logique administrative d’après laquelle il convient de pourvoir les postes du ministère de l’Équipement, de préserver ses compétences techniques et de tenir des positions, notamment dans les DDE et les directions d’administrations centrales, semble dès lors l’emporter sur les logiques plus corporatistes, attentives à la réputation du corps, à ses possibilités d’essaimage et à sa place relative au regard des autres grands corps de l’État.

Les deux personnalités en jeu, soit le directeur de l’ENPC et le directeur de cabinet nous ont intéressée, au-delà de leurs cas particuliers, dans la mesure où leurs profils, leurs parcours et les valeurs qu’ils défendent les constituent en cas idéal-typiques d’institutions faites hommes. L’analyse de ces deux moments-clés nous a ainsi permis de montrer comment des membres du corps des Ponts et Chaussées peuvent s’investir dans des logiques institutionnelles différentes qui prévalent finalement sur leur appartenance au corps.

D’une part, le directeur de l’École, ingénieur du corps des Ponts et Chaussées engagé depuis plus de vingt ans dans un établissement où la place relative des élèves fonctionnaires se réduit progressivement jusqu’à représenter un huitième des effectifs 2009  ; il se fixe comme objectif prioritaire non pas la formation des « corpsards », leur cohésion ou leur positionnement vis-à-vis des corps administratifs et des « commerciaux », mais la compétitivité de l’ENPC au regard des campus universitaires américains et la renommée de l’École auprès d’élèves destinés aux entreprises privées du monde entier.

D’autre part, le directeur de cabinet, lui-même membre du corps des Ponts et Chaussées, investi depuis plus de vingt ans de carrière dans une institution que déserte peu à peu le corps des Ponts ; il se donne pour objectif prioritaire non pas le prestige du corps ou l’extension de ses domaines de compétence mais la pérennité d’un Ministère fragilisé qui doit maintenir son socle de compétences techniques sous peine de perdre sa valeur ajoutée supposée au sein de l’action publique.

Les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont toujours occupé des positions diversifiées dans des institutions porteuses d’intérêts parfois contradictoires 2010 . Néanmoins, le corps structurait les conflits et permettait de réguler les divergences entre ses membres 2011 . Dans le cas précédemment exposé, le corps ne semble plus être l’élément structurant et le socle identitaire qui constituerait la référence de l’action et de la stratégie collective.

S’il est encore trop tôt pour tirer des conclusions, certains récents évènements semblent agir comme un rappel à l’ordre des représentants du ministère de l’Équipement. Les premiers effets de la reprise en main du corps par la formation initiale se font d’ores et déjà sentir et le changement de politique de la tutelle, passée depuis la fusion d’une gestion traditionnellement libérale du corps à une attitude plus dirigiste, est incriminé au premier chef par les élèves : « la déception paraît immense et la colère gronde 2012  », indique une note de l’AIPC sur la formation. Les « corpsards » fustigent la « politique de recentrage 2013  » sur la mécanique et le recadrage de la formation initiale dont les multiples obligations n’autorisent plus l’accès à des parcours personnalisés. Á peine entamée sa dernière année à l’ENPC, la promotion du corps censée entrer en fonction à la fin de l’année 2007 compte déjà dix démissionnaires parmi ses trente-huit élèves 2014 …, tous recrutés au sein de grands établissements bancaires. De concert avec la direction de l’École et la direction générale des Personnels et de l’Administration, le secrétariat général du Ministère tente actuellement de revenir sur certaines décisions et d’assouplir certaines règles dans la formation et les pratiques de gestion pour les années à venir 2015 .

Notes
2009.

Sur l’ensemble des élèves qui suivent la scolarité en tant qu’ingénieurs civils et fonctionnaires (cf. tableau n°5, chapitre cinq). Leur part est encore bien plus faible si on rapporte le nombre d’IE aux effectifs de l’ensemble des élèves de l’École (qui forme, rappelons-le, des élèves de masters par exemple).

2010.

THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.252.

2011.

Cf. à ce sujet les époques décrites dans THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987.

2012.

AIPC, note confidentielle, « Ingénieurs élèves des Ponts et Chaussées de la promotion 2008 », janvier 2007.

2013.

AIPC, « La promotion IPC 06 et le corps des Ponts », novembre 2006 ; conversation avec un responsable de l’AIPC, Paris, le 19 avril 2007.

2014.

Il s’agit des élèves issus du recrutement externe. Comme nous l’avons indiqué dans le premier chapitre, sur les neuf dernières années pour lesquelles les données sont disponibles, les démissions du corps en sortie d’École oscillent entre une à trois par an, avec une exception pour l’année 2000 où elles se sont élevées à six.

2015.

Entretien non enregistré avec le chargé de mission du corps des Ponts, La Défense, le 26 février 2007.