Conclusion de la troisième partie

La nouvelle formation du corps qui émane des débats relatifs à l’identité du corps fusionné est destinée à des « ingénieurs managers » définis comme des « modernisateurs » de l’action publique. Au-delà des effets d’annonce et des exercices de présentation dont la formation fait l’objet, l’analyse des dispositifs mis en place, des contenus des enseignements dispensés, de la place de la tutelle vis-à-vis des Écoles et des mesures dont les élèves sont les cibles, révèle les intérêts qui la portent et les attendus qui la guident.

Remarquons tout d’abord que dès les années soixante, les premières évolutions de la formation vers une diversification des enseignements présentent des caractéristiques dont on peut reconnaître les traits quarante ans plus tard. Déjà, la formation s’écarte des sciences de l’ingénieur pour s’orienter vers des enseignements que l’on retrouve alors davantage à Sciences po ou dans des Écoles de gestion et de commerce 2016 . Déjà, les entreprises privées sont associées à la démarche pédagogique et tentent d’orienter les offres de cours en fonction de leurs besoins. Déjà, la formation tend à se dédifférencier entre les élèves dits « civils » et les « corpsards », ces derniers poursuivant des curricula aux centres d’intérêt relativement éloignés du ministère de l’Équipement.

C’est pourtant un discours de rupture que prononcent les membres du groupe Santel et ceux de la direction de l’ENPC lorsqu’ils revendiquent le caractère désormais managérial de la formation des cadres techniques de l’action publique. Et c’est ainsi que semblent l’interpréter les représentants du ministère de l’Équipement qui s’y opposent, fustigeant une récente dérive vers la managérialisation, évoquant les erreurs commises par des ingénieurs en premier poste, regrettant que de jeunes ingénieurs débutent leur carrière à Bercy ou dénonçant les dernières réformes engagées par Pierre Veltz comme des inflexions radicales de l’orientation de l’École des Ponts.

Plusieurs pistes d’interprétation peuvent être avancées. D’une part, en présentant le MAP ou le « projet stratégique » de l’ENPC sous un jour inédit, comme des innovations en rupture avec les formations précédemment à l’œuvre, leurs initiateurs tendent à les valoriser en les rendant plus attractifs. La dimension managériale est ainsi mise en avant comme un gage de nouveauté et une garantie de modernité pour l’ENPC ou le corps des Ponts et Chaussées, tous deux créés dans la première moitié du dix-huitième siècle. Alors qu’il est pour la première fois évoqué en tant que tel à la fin des années soixante et que nombre de cours s’en réclament dans les années soixante-dix, le management apparaît comme une éternelle redécouverte, un discours de rupture dont la capacité légitimatrice semble reposer sur la nouveauté permanente dont il serait intrinsèquement porteur.

D’autre part, en présentant les dérives qu’ils dénoncent comme des phénomènes récents, les représentants du ministère de l’Équipement semblent chercher à légitimer leur opposition. Cela leur permet en effet de désigner des cibles et des responsables identifiables, et de formuler une justification claire de la reprise en main du corps, en constituant la formation initiale et la gestion libérale des IPC comme les principaux responsables des « menaces » qui pèseraient sur le ministère de l’Équipement. Leur démarche, caractérisée par un renforcement de l’autorité et une inflexion centrifuge de la formation et de la gestion, semble en tout état de cause témoigner de la fragilité du ministère. En s’attachant de manière inédite à la formation de leurs jeunes pairs, ils semblent vouloir consolider les fondations d’un ministère dont les bases mouvantes et infidèles menaceraient l’édifice dans son ensemble.

Si les récentes réformes de la formation font écho aux évolutions jusqu’à présent traversées par les enseignements de l’École des Ponts dans leur dimension managériale, elles s’y opposent néanmoins dans leur positionnement vis-à-vis du ministère. La formation du nouveau corps des Ponts vient en effet mettre un terme à une évolution de la formation initiale dont la diversification progressive tendait à éloigner les élèves des préoccupations du ministère de l’Équipement, des métiers traditionnels du corps et des enjeux propres au caractère public de leur activité future. La mise en place de la première année permet de recentrer la formation du corps sur des compétences techniques et d’élargir la base de leurs connaissances communes. Elle entend rendre les élèves aptes à exercer tous les métiers qui relèvent, depuis la fusion, des champs d’attribution du corps des Ponts. La troisième année est censée, par le MAP, former des managers de l’action publique. Elle apparaît comme un dispositif de recadrage et un outil de réorientation du corps. Cette troisième année impose par les enseignements les cadres de l’action publique au sein de laquelle sont censés évoluer les ingénieurs du corps. Tourné vers les domaines d’attribution du ministère, conçu comme un complément utile aux compétences techniques, orienté vers la dimension publique des métiers, le MAP diffuse des représentations de l’action publique largement favorables au ministère (ou propre à le favoriser). Derrière la revendication de former des « ingénieurs managers », le MAP opère à la fois un recentrage du corps sur les intérêts du ministère et un repositionnement du corps dans l’action publique. Il offre ainsi aux ingénieurs du corps une perspective enthousiasmante du rôle qu’ils seraient amenés à y jouer et des responsabilités qu’ils seraient censés y endosser.

Cette reprise en main de la formation, réorientée selon les besoins du ministère, s’accompagne, en outre, d’une mise sous contrôle des Écoles dont les projets à visée « émancipatrice » (à l’international ou dans le management) sont contrecarrés. De nouvelles têtes sont placées à la direction des établissements, dotées de profils d’ingénieur plus marqués et dont la fidélité au ministère est revendiquée avec force. Les rapports hiérarchiques sont d’ailleurs renforcés, les Écoles étant placées sous la coupe directe du ministère, en tant que services stratégiques « pilotés » en fonction des perspectives de ce dernier. De manière symétrique, cette reprise en main s’accompagne d’un recadrage des élèves censés suivre une formation désormais plus uniforme et plus contraignante, subir une gestion plus autoritaire de la part du chargé de mission du corps et choisir le corps pour travailler dans un premier temps au service du ministère.

En somme, la formation du corps, les rapports hiérarchiques entre la tutelle et les Écoles ainsi que la gestion du corps témoignent d’un repositionnement des représentants du ministère de l’Équipement qui entendent faire usage de la « ressource humaine » que représentent les Écoles sous sa tutelle et les corps qu’elles forment. La mise en place effective de la nouvelle formation témoigne ainsi d’un changement dans les rapports institutionnels au sein du corps : de l’exercice d’une tutelle libérale et distanciée sur les élèves du corps et sur le terrain de la formation, le ministère renforce sa présence et son rôle de décideur en intervenant dans les projets des établissements, en nommant leurs dirigeants et en édictant des règles.

La forte mobilisation autour de la réforme de la formation n’est donc pas le fruit d’une dynamique corporatiste qui verrait le corps se lever comme un seul homme pour faire de la formation un levier d’extension des assises de son pouvoir. Elle est, bien davantage, structurée par une logique administrative, essentiellement portée par une personnalité qui se pense moins comme membre du corps que comme responsable du ministère. Elle se joue en dehors des instances représentatives du corps, le conseil général des Ponts et Chaussées défendant timidement le projet de rapprochement avec l’École des Mines tout en acquiesçant à la perspective tracée par le directeur du cabinet devenu secrétaire général, et l’AIPC brillant par son absence. Hormis la rédaction d’une lettre saluant l’action de Pierre Veltz et quelques récriminations concernant le caractère obligatoire des enseignements, l’AIPC a été totalement absente des négociations entre le ministère et l’École (contrairement au SNI-TPE pour l’École des Travaux publics). Si ses responsables prétendent être très attentifs au domaine de la formation du corps, celui-ci constituant « un de [leurs] chevaux de bataille 2017  », elle n’a pas constitué un relais ou un intermédiaire permettant d’apaiser un conflit médiatisé et peu favorable à la réputation du corps. Elle n’a pas non plus été en mesure d’engager de véritable démarche collective visant à contester la rigidification des règles de formation et de gestion. Elle n’est pas parvenue à imposer sa logique, subissant l’inversion des priorités et l’abandon d’une stratégie fondée sur le prestige et l’attractivité pour une logique administrative déterminée par des impératifs de fidélité au ministère et de préservation de ses compétences techniques.

Notes
2016.

CHESSEL Marie-Emmanuelle et PAVIS Fabienne, Le technocrate, le patron et le professeur, op. cit., 2001.

2017.

Entretien auprès d’un responsable de l’AIPC, Paris, le 15 septembre 2003 ; confirmé par un entretien auprès d’un ancien président (La Défense, le 3 novembre 2004) et une conversation avec deux autres responsables de l’AIPC : le 27 juin 2006 et le 19 avril 2007 à Paris.