Conclusion générale. Un impératif managérial salvateur ?

Notre analyse de la création d’un nouveau corps des Ponts et Chaussées et de la mise en place consécutive d’une formation initiale commune à ses jeunes recrues nous a conduite à envisager ces réformes successives sous la forme de scènes, liées les unes aux autres mais éclairant chacune à leur manière les revendications managériales des hauts fonctionnaires concernés et leurs prétentions au changement. L’analyse de ces différentes scènes nous permet de conclure que l’impératif managérial dont la réforme des cadres de l’action publique semble, a priori, être un indicateur, ne relève pas, ici, d’une philosophie libérale anti-étatique qui se serait imposée au corps des Ponts. Il est, au contraire, le porte-drapeau des ingénieurs des Ponts et Chaussées dans leurs tentatives, de nature corporatiste et politico-administrative, de se replacer au centre du jeu. Á la fois complémentaires et contradictoires, ces logiques mêlées du corps et de l’administration visent à renforcer les ingénieurs des Ponts en dehors de l’État et à réaffirmer leur position en son sein, tout en redorant le blason du ministère de l’Équipement.

Sur la première scène se déroule la réforme statutaire proprement dite du corps des Ponts et Chaussées. Elle donne à voir le processus de réforme à partir de la description des conditions dans lesquelles a été créé le nouveau corps, puis sa mise à l’agenda et sa mise en forme discursive, et enfin les négociations qui ont abouti à la rédaction d’un nouveau décret statutaire. Notre analyse montre que les principes managériaux de réduction des coûts et d’économie d’échelle, avancés comme des arguments fondateurs de la fusion des corps techniques supérieurs du ministère de l’Équipement, n’ont pas été respectés. C’est, de surcroît, l’objectif même de « modernisation » de l’État qui a été invoqué pour justifier ce non-respect des principes managériaux de la réforme. Le discours « modernisateur » porteur de la réforme, loin d’être le signe d’une conformation aux préceptes issus du secteur privé et d’une révolution managériale vecteur d’un retrait de l’État, est donc au contraire mis au service du renforcement de la puissance publique via l’amélioration des avantages statutaires des agents qui la servent et leur encouragement à demeurer au sein de l’État.

La deuxième scène couvre un processus qui s’étend de la mise à l’agenda de la réforme de la formation à la construction de compromis relatifs à l’identité que les hauts fonctionnaires des différentes institutions représentatives du corps des Ponts et Chaussées ont souhaité assigner au nouveau corps ainsi créé. Elle nous permet de nous pencher sur les lieux de production d’une formation initiale consacrée pour la première fois aux élèves du corps et de restituer le cheminement de la réforme de la formation et des débats qui l’ont ponctuée. Nous avons démontré que la revendication a priori unanime d’une identité d’« ingénieur manager » présentée comme constitutive du nouveau corps des Ponts est, en réalité, le résultat d’un processus de décision accidenté, contrarié par des événements contingents, et marqué par un désaccord profond sur la nature même du corps. Plus qu’une figure imposée de l’extérieur par un tournant managérial venu évincer celle du « serviteur de l’État », l’identité d’« ingénieur manager » apparaît, en outre, assujettie à des impératifs à la fois corporatistes et administratifs. En ajustant l’identité souhaitée du corps à ces impératifs « locaux », ses représentants entendent ainsi légitimer le pantouflage des ingénieurs des Ponts tout en renforçant le lien qui les rattache à l’État.

La troisième scène concerne le dispositif de formation dans lequel s’incarne l’identité revendiquée par le nouveau corps. Nous considérons ce dispositif à la fois à partir des rapports institutionnels qu’il entretient et du contenu des enseignements qu’il prodigue, mais également du point de vue de deux moments qui l’encadrent chronologiquement : celui du recrutement des membres du corps et celui de leur affectation à la sortie de l’École. L’analyse révèle qu’en dépit des revendications de ses initiateurs et des réactions de ses détracteurs, la promotion de la dimension managériale des enseignements ne constitue pas une rupture, mais s’inscrit dans la continuité des évolutions de la formation au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle. Elle nous permet de constater, en outre, que le changement n’intervient pas sous la forme qu’on lui prête. La mise en place de la formation destinée à des « ingénieurs managers » témoigne non pas d’un processus mimétique qui ferait des grandes Écoles des sortes de business schools, mais d’un retour de l’État au cœur des savoirs transmis aux hauts fonctionnaires des Ponts et Chaussées, qui voient leur formation se « ministérialiser » et subir un recentrage sur le caractère technique et public de leur future activité professionnelle.

L’étiquette « management », appliquée ici à la réforme d’un grand corps de l’État, à l’identité que ses membres revendiquent, ou à la formation suivie par ses jeunes recrues, apparaît comme un jeu cosmétique (visant à réenchanter le ministère de l’Équipement et le corps des Ponts) et un label dont la plasticité autorise des réappropriations stratégiques de la part de hauts fonctionnaires eux-mêmes qui l’ajustent à leurs propres fins, corporatistes et administratives. Certes, la catégorie « management » est omniprésente tant elle irrigue les discours et s’impose comme l’incontournable argumentaire des réformes au sein de l’État. Pourtant, notre étude nous permet de conclure que, non seulement elle ne participe pas, sur notre terrain, d’un tournant néolibéral mais qu’elle relève, de surcroît, d’un processus inverse qui voit les agents de l’État tenter, en son nom, de se renforcer et de « remettre l’État au centre 2018  ». C’est à discuter les implications d’une telle thèse que nous souhaitons consacrer les développements qui suivent, avant de montrer combien le corps des Ponts et Chaussées apparaît aujourd'hui, selon nous, en voie d’affaiblissement.

Notes
2018.

L’expression renvoie au titre d’un ouvrage de référence dont la publication a marqué la montée en puissance d’un courant dominant d’analyse dans la science politique américaine, le « néo-institutionnalisme historique » : EVANS Peter B., RUESCHEMEYER Dietrich et SKOCPOL Theda (dir.), Bringing the State Back In, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.