i) La rhétorique managériale comme excipient de la réforme

La fusion des corps de l’Aviation civile, des Ponts et Chaussées, de Météo France et de l’Institut géographique national est présentée par ses promoteurs comme un édifiant témoignage de la volonté modernisatrice des cadres techniques supérieurs du ministère de l’Équipement. Cette capacité à s’auto-réformer est non seulement valorisée par un vocabulaire managérial d’aptitude au changement, mais elle prétend, en outre, répondre à des visées de même nature dans les principes qu’elle met en œuvre.

Cette injonction managériale est destinée à « l’extérieur » : dans les présentations officielles du corps (sur le site internet de l’AIPC par exemple), dans les annonces diffusées dans les médias, ou au cours des entretiens que nous avons menés. Mais il est également adressé, au niveau interministériel, aux interlocuteurs des quatre (anciens) corps, lors du processus de négociation qui a conduit à la réforme statutaire de 2002. L’affaire semble donc entendue. La cohérence des discours tenus en direction du public mais aussi en interne, dans la quiétude de l’entre-soi, nous donne à le croire. Pourtant, nos observations font écho aux propos de Norbert Élias 2021 , ou encore à la sociologie des organisations appliquée à l’action publique 2022 , invitant à ne pas réifier l’État qui, loin d’être un ensemble homogène dont les hauts fonctionnaires seraient solidaires et unanimes, s’apparente davantage à un « conglomérat organisationnel profondément différencié 2023  ». Elles mettent au jour des luttes interinstitutionnelles et des conflits d’intérêts au sein des grands corps. Elles soulignent, enfin, la division des rôles qui conduit les ministères d’un même gouvernement à défendre des objectifs distincts 2024 .

L’un des apports de ce travail consiste à montrer pourquoi et comment les hauts fonctionnaires techniques du ministère de l’Équipement ont recouru à la rhétorique managériale dans une stratégie de labellisation de la réforme statutaire qu’ils entendaient ainsi promouvoir. Le vocable managérial et la référence à quelques-uns de ses principes (parmi lesquels les économies d’échelle, la recherche de l’efficience, la réduction du nombre de corps, voire de hauts fonctionnaires, etc.) ont en effet été mobilisés comme des modes de légitimation de réformes censées s’en inspirer. Ils apparaissent comme les pivots d’une stratégie de séduction et un passage sémantique incontournable pour tenter de convaincre les hauts fonctionnaires du ministère de l’Économie et des Finances que la fusion engendrera une réduction des dépenses de l’État, et amadouer ceux du ministère de la Fonction publique en leur promettant plus de souplesse dans la gestion et la mobilité des corps.

Au-delà du respect des principes doctrinaires du management, le discours destiné à s’attirer la bienveillance des agents de la direction générale de la Fonction publique consiste à faire de l’argument managérial un garant de la modernité du projet ainsi défendu. La confusion lexicale, liée à la labilité du vocable managérial, voit ce dernier accolé à des idées − toujours présentées positivement − de changement, de réforme (la réforme serait « par essence » managériale) et de modernité 2025 . L’habillage managérial d’une réforme viendrait ainsi la parer des vertus de la modernité et du progrès. De la sorte, les promoteurs de cette réforme entendent se positionner comme des précurseurs au sein de la Fonction publique. L’argument vient redorer leur blason et vise, en outre, à séduire les responsables de la DGAFP qui auraient intérêt à encourager une fusion exemplaire, propre à constituer un modèle émulateur au sein de l’administration.

Une question néanmoins reste en suspens qui ne peut être résolue dans l’immédiat et exige davantage de profondeur historique. C’est celle de la possible autonomisation du langage et de l’influence potentielle d’une telle prégnance du discours managérial sur les évolutions à venir de l’action publique. Tout au plus pouvons-nous suggérer que l’utilisation tactique du verbe managérial n’est peut-être qu’une étape vers une modification plus sensible de la réalité administrative 2026 . Mais on trouve par ailleurs d’autres exemples indiquant que « le mot ne fait pas la chose 2027  » : ce n’est pas dans les pays où cette rhétorique de la réforme a été la plus utilisée que les changements effectivement intervenus ont été les plus manifestes 2028 .

Notes
2021.

ÉLIAS Norbert, Qu'est-ce que la sociologie ?, La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube, coll."Pocket", 1991 ;

2022.

Cf. par exemple : DUPUY François et THŒNIG Jean-Claude, Sociologie de l'administration française, op. cit., 1983 ; DUPUY François et THŒNIG Jean-Claude, L'administration en miettes, op. cit., 1985.

2023.

EYMERI Jean-Michel, Les gardiens de l'État…, op. cit., 1999, p.XIV (entre autres).

2024.

C’est ce que montre plus précisément Philippe Bezes dans sa thèse. Cf. BEZES Philippe, Gouverner l'administration…, op. cit., 2002. Cf. également : BEZES Philippe, "Concurrences ministérielles et différenciation…", dans DREYFUS Françoise et EYMERI Jean-Michel (dir.), Science politique de l'administration, op. cit., 2006, pp.236-252.

2025.

Cette idée du lien établi, dans les représentations, entre management et modernité, est soulignée par Cécile Robert comme l’une des caractéristiques des stratégies de légitimation par le management vu comme « un emblème du renouveau ». ROBERT Cécile, « Les transformations managériales des activités politiques », op. cit., p.11.

2026.

Cf. à ce sujet l’étude de Catherine Grémion qui montre comment les « traditionnalistes » utilisant les armes rhétoriques de leurs adversaires « modernistes » pour rendre acceptables leurs points de vue voient, malgré eux, progressivement s’infléchir leurs positions. GREMION Catherine, Profession : décideurs, op. cit., 1979.

2027.

Á ce propos, cf. : DREYFUS Françoise, "La science politique française oublieuse de l'administration publique…", Politix, op. cit., 2002, p.194.

2028.

Cf. par exemple pour les États-Unis sous l’ère de Ronald Reagan et pour la Grande-Bretagne à l’époque où Margaret Thatcher en était la Première ministre : POLLITT Christopher, Managerialism and the Public Services: Cuts or Cultural Change in the 1990s?, Oxford, Blackwell, 1993 (2ème éd.) ; HOOD Christopher, DUNSIRE Andrew et THOMSON Lynne, "Rolling Back the State: Thatcherism, Fraserism and Bureaucracy", Governance, vol.1, n°3, juillet 1988, pp.243-271.