ii) L’introuvable adhésion du corps au management

Au vu de ce qui précède, le recours au management apparaît comme un répertoire 2029 mobilisé par les acteurs dans la conduite de la réforme du corps des Ponts. La notion de répertoire, telle que Pascale Laborier y recourt 2030 , rend bien compte de la manière dont le management, loin d’apparaître comme une idéologie s’imposant aux acteurs, se présente comme une ressource « orienté[e] vers des objectifs 2031  » et mobilisable au gré de « configurations particulières 2032  ». Elle permet de rendre compte des bricolages et des incessants ajustements auxquels se prêtent les acteurs.

S’il ne s’agit pas de défendre une conception purement instrumentale du management fondé sur le comportement utilitariste de ses promoteurs, les éléments tirés de notre enquête de terrain ne concordent pas non plus avec l’idée selon laquelle le succès de cette doctrine serait le résultat de la croyance qu’elle suscite, « fondée sur une coïncidence entre les explications que fournit la doctrine et les […] cadres cognitifs et axiologiques [du réformateur] 2033  ». Les traces qu’a laissées la genèse de la fusion dans les documents et les archives attestent en effet du processus d’acceptabilité 2034 suivi par la réforme, dont les initiateurs ont construit la justification formelle a posteriori. Elles témoignent de la manière dont les ingénieurs des Ponts sont sommés de construire, après coup, une relation de causalité entre leurs pratiques et des principes idéologiques particuliers, afin de légitimer leur action ou de se donner une consistance identitaire 2035 . La réforme ici étudiée apparaît dès lors moins « déterminé[e] par des croyances communes aux acteurs 2036  » qui auraient « défin[i] la manière dont ces mêmes acteurs envisagent les problèmes publics et conçoivent les réponses adaptées à cette perception des problèmes 2037  », que par la recherche d’un renforcement et d’une pérennisation de leur corps d’appartenance. D’après notre analyse de la genèse de la réforme, les acteurs suivent donc le processus dans un sens inverse à celui que décrivent les approches dites cognitives des politiques publiques 2038 .

C’est également ce que nous a permis de constater l’étude du processus de construction identitaire du corps des Ponts et Chaussées fusionné. Derrière le voile d’une promotion unanime de la figure d’« ingénieur manager », apparaissent les revirements, les ajustements successifs, les oppositions et les compromis, ainsi que la part jouée par le contingent et l’imprévu.

Nous avons donc repéré des traits communs mais également des différences significatives par rapport à l’analyse « cognitive » des réformes administratives menée par Philippe Bezes. Tout comme l’un des groupes réformateurs (les « professionnels de l’État 2039  ») qu’il met en exergue dans sa typification des rapports qu’entretiennent les acteurs impliqués à la réforme de l’État, les ingénieurs des Ponts s’investissent ici dans la fusion car, « à travers elle, ils expriment leur “sens de l’État”, se présentent comme les défenseurs de l’intérêt général et montrent [ou entendent montrer] qu’ils ont toujours la capacité de contrôle de l’appareil de l’État 2040  ». Les ingénieurs des Ponts investis dans la réforme s’appuient, certes, sur l’argumentation managériale dans la mesure où elle leur permet de s’« exprimer », de « se présenter comme » ou de « montrer que » ; mais nul indice nous permet de penser qu’ils y « croient » effectivement, comme l’indique l’auteur. Ils endossent donc l’impératif managérial, au sens où ils en portent le verbe et en défendent officiellement les principes, mais la construction d’une justification a posteriori nous invite plutôt à penser que les idées − en l’occurrence la doctrine managériale − ne structurent pas leur action a priori. Ils inscrivent leur plaidoyer de la réforme dans les principes du management parce que ces derniers semblent servir leurs intérêts, qu’ils constituent des modes de légitimation et leur permettent de renforcer le corps et sa place au sein de l’État, mais cela n’infère rien quant à leur croyance intime dans les valeurs et les principes de cette doctrine. Un processus de conformation certes, mais pas de processus d’adhésion observable, en tout cas sur ce terrain empirique circonscrit.

En même temps, on constate combien le management imprègne les discours et affecte les argumentaires. Il constitue donc, certes, une ressource pour les promoteurs de la réforme mais agit assurément comme une contrainte à laquelle il convient de conformer les discours et d’accorder les arguments. Si la question des effets du management est délicate à appréhender 2041 , on peut à tout le moins souligner les effets de labellisation dont il est à l’origine et la production d’un langage réformiste administrativement acceptable à laquelle il contraint les agents de l’État. Outre ces effets cosmétiques, peut-on néanmoins observer des effets plus pratiques induits par la conformation de la réforme des cadres de l’action publique aux principes du management ?

Notes
2029.

La notion de répertoire d’action collective a été élaborée par Charles Tilly pour suggérer l’existence de formes d’institutionnalisation propres aux mouvements sociaux. Pour le dire un peu rapidement, il la définit comme un ensemble de « moyens d’agir en commun sur la base d’intérêts partagés ». TILLY Charles, La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, coll."L'espace du politique", 1986, p.541.

2030.

Pascale Laborier propose un usage de la notion de répertoire comme un processus discontinu de superposition et d’accumulation qui permet de « penser la pluralité des logiques à l’œuvre dans le domaine de l’action publique tout en tenant compte de leur inscription dans les diverses configurations ». LABORIER Pascale, "Historicité et sociologie de l'action publique", dans LABORIER Pascale et TROM Danny (dir.), Historicités de l'action publique, Paris, Presses Universitaires de France - CURAPP, 2003, p.442.

2031.

Ibid., p.444.

2032.

Ibid., p.447.

2033.

BEZES Philippe, "Les hauts fonctionnaires croient-ils à leurs mythes ? L'apport des approches cognitives à l'analyse des engagements dans les politiques de réforme de l'État. Quelques exemples français (1988-1997)", Revue française de science politique, vol.50, n°2, 2000, p.313.

2034.

Au sens de rendre acceptable. Nous mobilisons cette idée d’acceptabilité sur un autre terrain relatif aux ingénieurs des Ponts et Chaussées. L’impératif d’acceptabilité sociale les contraint en effet à la mise en conformité de leurs projets (d’aménagement par exemple) aux représentations et aux exigences du « public ». GERVAIS Julie, "Le corps des Ponts et Chaussées aux prises avec le débat public. Usages des sciences sociales et impératif communicationnel", dans LE BIANIC Thomas et VION Antoine (dir.), Action publique et légitimités professionnelles, Paris, LGDJ, coll."Droit et société", 2008 (à paraître).

2035.

Cf. à ce propos : LE BART Christian, La rhétorique du maire entrepreneur. Critique de la communication municipale, Paris, Pédone, coll."Vie locale", 1992.

2036.

SUREL Yves, "L'intégration européenne vue par l'approche cognitive et normative des politiques publiques", Revue française de science politique, vol.50, n°2, 2000, p.235.

2037.

Idem.

2038.

Cf. numéro thématique, "Approches cognitives des politiques publiques", Revue française de science politique, vol.50, n°2, 2000. Notre enquête nous semble dès lors offrir une illustration supplémentaire aux critiques formulées par Fabien Desage et Jérôme Godard sur le rôle des idées dans l’action publique. Les deux auteurs insistent néanmoins sur la diversité qui caractérise ces approches regroupées sous ce même label. DESAGE Fabien et GODARD Jérôme, "Désenchantement idéologique et réenchantement mythique des politiques locales. Retour critique sur le rôle des idées dans l'action publique", Revue française de science politique, vol.55, n°4, août 2005, pp.633-661.

2039.

Toute mesure gardée car l’auteur évoque là les hauts fonctionnaires issus de l’Inspection générale des Finances, du Conseil d’État ou de la Cour des comptes, impliqués, notamment à partir du début des années 1990, dans la réforme de « l’ensemble de l’organisation du système politico-administratif ». BEZES Philippe, "Les hauts fonctionnaires croient-ils à leurs mythes ?...", Revue française de science politique, op. cit., p.318. S’ils se réfèrent à des valeurs étatiques telles que l’« intérêt général » ou le « service public », les ingénieurs des Ponts appartiennent à un corps plus sectoriel. De par leur histoire et la nature de leur rattachement à l’État, ils se positionnent, en outre, comme les défenseurs de valeurs que Jean-Michel Eymeri qualifie, par distinction, de « supra-étatique » (c'est-à-dire qui renvoient à des « registres sectoriels de [qui] font appel à des figures transcendantes qui dépassent celle de l’État »). EYMERI Jean-Michel, Les gardiens de l'État, op. cit, p.XIV.

2040.

BEZES Philippe, "Les hauts fonctionnaires croient-ils à leurs mythes ?...", Revue française de science politique, idem.

2041.

ROBERT Cécile, « Les transformations managériales des activités politiques », Ibid., pp.21-22.