Démontrer que les acteurs « bricolent » a posteriori des mises en récit venant légitimer leurs prétentions à la réforme ne signifie pas pour autant qu’ils la mènent cyniquement et sans conviction. Et cela ne nous autorise pas non plus à laisser penser qu’ils n’accordent aucun crédit aux principes managériaux. Nous pouvons néanmoins nous interroger plus avant sur la consistance managériale de la réforme des cadres de l’action publique. C’est par la mise en regard du contenu de leur projet et de la nature de leur argumentation que nous souhaitons questionner cette cohérence managériale revendiquée par les acteurs. Une réforme menée sous les auspices du management repose-t-elle, effectivement, sur des principes cohérents avec la doctrine managériale ? Est-elle susceptible d’engendrer des conséquences de nature managériale ? En nous focalisant sur le produit fini qu’est le nouveau décret statutaire du corps des Ponts et Chaussées, fruit de plusieurs années de débats et de négociations guidés par l’impératif managérial, nous souhaitons montrer combien les ingénieurs des Ponts ne se contentent pas de jouer du management comme d’une ressource mais se jouent également de lui.
En effet, l’analyse précise de la préparation des négociations de la fusion et des changements engendrés par la formulation des nouveaux statuts du corps des Ponts et Chaussées, indique non seulement que le cœur des enjeux se situe pour le corps dans la recherche d’une amélioration de sa situation matérielle mais qu’en outre, la fusion n’a pas eu les effets annoncés en matière de principes managériaux. Bien plus, la fusion des corps semble avoir suivi un chemin inverse par l’augmentation des effectifs qu’elle initie en 2002, la mise en place d’avantages statutaires accordés aux quatre corps qui voient tous la situation matérielle de leurs membres progresser, et le renforcement des liens entre le corps des Ponts et l’État, voire le ministère de l’Équipement, qu’elle tend à encourager. C’est, de surcroît, par souci de « modernisation », qu’est justifié ce contournement, voire ce retournement, des principes doctrinaux du management. La « réforme des réformateurs » et la gratification qui l’accompagne apparaissent comme une garantie pour l’avenir des réformes administratives. Dans « l’intérêt général », et pour les bienfaits de la réforme de l’État, il convient de soigner ses serviteurs et de les intéresser au management. Le management peut donc être retourné contre ses propres principes, au service d’autres intérêts, ici corporatistes et administratifs.
De la même manière, la place du management dans la formation initiale du corps, défendue par les partisans d’un rapprochement avec le secteur privé, est bientôt réappropriée par ceux-là mêmes qui s’y opposaient de prime abord. D’un instrument du pantouflage, le management devient alors le vecteur potentiel d’un retour des jeunes recrues du corps au sein de l’État. Digéré, reformaté et ajusté aux intérêts des responsables du ministère de l’Équipement, il passe d’une logique corporatiste au service d’une logique administrative de fidélisation d’un corps à l’État et de ré-enchantement d’un ministère 2042 .
Ces deux exemples de « retournement » du management témoignent combien les agents-vecteurs du discours managérial ne sont pas, comme le montraient déjà Bruno Jobert et Bruno Théret 2043 , les partisans convaincus du retrait de l’État et des principes dits néolibéraux.
Si l’on observe donc des effets rhétoriques d’étiquetage de la réforme, cette labellisation managériale de la réforme ne semble pas avoir, à son tour, d’effets pratiques sur son contenu. La confrontation des intentions managériales proclamées avec le contenu effectif d’un des dispositifs 2044 mis en place témoigne ainsi d’un décalage qui interroge plus encore sur l’adhésion du corps aux valeurs managériales. Si les ingénieurs des Ponts et Chaussées se jouent des contraintes du management, n’est-ce pas là le signe d’une mise à distance, révélatrice d’une absence de conversion ?
Cf. plus précisément : GERVAIS Julie, « Former des hauts fonctionnaires techniques comme des managers de l'action publique. L'"identité managériale", le corps des Ponts et Chaussées et son rapport à l'État », Politix, vol.20, n°79, 3ème trimestre 2007, pp.101-123.
JOBERT Bruno et THÉRET Bruno, "France: la consécration républicaine du néo-libéralisme", dans JOBERT Bruno (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, op. cit.,1994.
La comparaison aurait également pu être faite à partir du dispositif de formation dont le mastère d’action publique, censé formé les « ingénieurs managers » du corps, ne contient, rappelons-le, aucun enseignement relevant du « management » proprement dit.