Ce travail ouvre également des pistes conclusives sur le corps des Ponts et Chaussées lui-même. Présentées sous la forme d’une mise en intrigue, ces pistes seront notamment confrontées à la situation décrite par Jean-Claude Thœnig dans L’Ère des technocrates, publié en 1973, puis réédité en 1987, et en particulier à l’introduction de cette dernière édition où il décrit les caractéristiques qui fondent un grand corps. Si le terrain et les méthodes d’investigation de l’auteur diffèrent des nôtres, notre enquête nous permet néanmoins d’interroger la situation actuelle du corps des Ponts au regard de celle qu’il a décrite à une autre époque. Il ne s’agit pas là de considérer la période étudiée par cet auteur comme un âge d’or, mais bien plutôt d’insuffler un regard diachronique sur notre étude, en nous appuyant sur une enquête menée il y a presque quarante ans. Le constat d’un corps remarquablement affaibli, qui continue d’exister administrativement mais dont les bases sociologiques 2045 sont considérablement ébranlées, constituera le fil directeur des propos qui suivent. Il est d’ailleurs suggéré par Jean-Claude Thœnig lui-même, dans la conclusion de la dernière édition de son ouvrage.
L’analyse des évolutions des positions professionnelles du corps des Ponts et Chaussées depuis la création du ministère de l’Équipement nous a permis de montrer que les ingénieurs des Ponts étaient de moins en moins nombreux à occuper des positions normales d’activité, qu’ils désertaient les DDE et boudaient les métiers traditionnels du corps pour, notamment, se diriger de plus en plus nombreux, de plus en plus tôt, et de manière toujours plus définitive, vers le secteur privé. D’après Jean-Claude Thœnig, il s’agit là d’une caractéristique qui devrait faire du corps des Ponts un grand corps, auréolé de prestige et bénéficiant d’assises solides. Car plus un corps est éloigné de ses métiers originels et de son ministère de rattachement, plus il est puissant et prestigieux 2046 . Paradoxalement, c’est une situation bien différente dans laquelle nous semble se trouver le corps des Ponts aujourd'hui. Pleinement inscrit dans un processus d’autonomisation vis-à-vis du ministère de l’Équipement dont nous avons montré qu’il n’était pas récent mais continuait de s’accentuer, le corps des Ponts apparaît en même temps en voie d’affaiblissement.
Certes, la promulgation des nouveaux statuts signant la création officielle d’un nouveau corps des Ponts et Chaussées a permis aux ingénieurs des Ponts d’améliorer leur situation matérielle et de bénéficier de gains substantiels, concernant notamment le déroulement de leurs carrières. On pourrait considérer qu’il s’agit là d’une action technocratique réussie qui témoignerait encore une fois de la puissance du corps. Mais ne peut-on pas également l’interpréter comme le dernier sursaut d’un corps qui chercherait à consolider ses bases administratives et statutaires alors qu’il n’aurait plus d’assise sociologique ?
Cf. les caractéristiques d’un grand corps telles qu’elles sont décrites par Jean-Claude Thœnig dans l’introduction remaniée de la deuxième édition : THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.14 et sq.
Ibid., notamment pp.19-20.