i) La défection contre la prise de parole

L’étude concrète de la situation matérielle du corps des Ponts, à la veille de la fusion, nous a conduite à dépasser les classements traditionnels qui distribuent les grands corps de l’État sur une échelle hiérarchique censée témoigner de leur prestige relatif, pour analyser ce qu’il en était concrètement des déroulements de carrière, des passages aux échelons supérieurs ou des régimes indemnitaires associés à leurs grades. Nous avons pu établir que la renommée du corps des Ponts et la position qu’il occupe au sommet de la « botte » de l’École polytechnique, immédiatement après le corps des Mines, reposait sur un prestige scolaire en décalage avec les conditions matérielles offertes à ses membres, notamment au regard de celles accordées aux ingénieurs issus de corps dominés dans le classement de l’X.

Si la « fusion » a permis de corriger ce déséquilibre, ce dernier nous semble néanmoins révélateur de l’apathie corporatiste des ingénieurs des Ponts. La comparaison avec les trois autres corps techniques supérieurs du ministère de l’Équipement et avec la progression fulgurante des ingénieurs des Travaux publics de l’État en termes d’avancement, dans les dernières décennies 2047 , est édifiante. Elle révèle la « force de frappe » des syndicats représentatifs de ces corps qui détiennent une capacité à négocier avec la direction du Personnel que le syndicat majoritaire du corps des Ponts ne possède pas. Le retard accumulé par le corps des Ponts en matière statutaire révèle l’atonie syndicale de l’AIPC qui semble avoir privilégié la « défection » à la « prise de parole » (au sens d’Albert Hirschman) 2048 . Elle accorde en effet la priorité aux départs des ingénieurs des Ponts dans le secteur privé, au détriment d’une mobilisation aux fins de dénoncer, en interne, les conditions désavantageuses faites à ses membres demeurés fidèles à l’État.

L’absence de contestation de la part de l’AIPC durant ces dernières années pourrait témoigner, dans la perspective d’Albert Hirschman, de la richesse des opportunités offertes au corps des Ponts à l’extérieur, et notamment au sein du secteur privé 2049 . L’augmentation continue du pantouflage et son changement qualitatif (plus précoce et plus définitif) étayent cette hypothèse. Cependant, les positions occupées par les ingénieurs des Ponts dans les entreprises semblent moins prestigieuses aujourd'hui qu’à l’époque de la publication de L’Ère des technocrates. Si une analyse plus poussée mériterait bien entendu d’être menée 2050 , la simple comparaison diachronique de la place des ingénieurs des Ponts au sein des entreprises qui constituaient des bastions du corps à l’époque de L’Ère des technocrates 2051 , indique un affaiblissement notable de leur présence 2052 .

Notes
2047.

Non seulement les ingénieurs des Travaux publics de l’État ont-ils pu bénéficier de revalorisations statutaires via les accords dits Durafour mais, en outre, suite à un mouvement de grève engagé en 2004 et suivi par près de 90% des ITPE dans les services du ministère, le syndicat majoritaire (SNITPE) a obtenu un troisième niveau de grade (ingénieur en chef) qui, par un effet en cascade, a permis à l’ensemble des ITPE de voir leur situation matérielle revalorisée. Cf. à ce sujet le récit détaillé du rapport de force engagé par le syndicat majoritaire face aux responsables de la direction du Personnel et des Services dans : WOLFF Oren, Le ministère de l'Équipement face à la décentralisation, op. cit., 2007, p.112 et sq.

2048.

Les concepts théoriques d’« exit » (défection) et de « voice » (prise de parole) renvoient, selon leur auteur, aux deux principales options possibles dans un contexte de déclin organisationnel. HIRSCHMAN Albert O., Exit, Voice and Loyalty, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1970 (trad. : Défection et prise de parole, Paris, Fayard, coll. « L’espace du politique », 1995).

2049.

L’auteur montre en effet que plus les opportunités de défection sont nombreuses, moins la probabilité de la contestation est grande.

2050.

Á l’instar, par exemple, du travail d’Aurélien Éminet sur les administrateurs des principales entreprises du CAC 40 (thèse en cours sous la direction de David Courpasson, à l’École de management de Lyon). Cf. notamment : ÉMINET Aurélien, GOMEZ Pierre-Yves et GUEDRI Zied, « Le rôle du comité des nominations et ses effets réels sur la modification des pratiques de gouvernement des entreprises : test empirique sur le SBF entre 2000 et 2005 », 6ème conférence internationale de gouvernance d’entreprise, Genève, 21-22 mai 2007 ; EMINET Aurélien, GOMEZ Pierre-Yves et GUEDRI Zied, « The Impact of Ownership Structure on Directors’ Reputation », SMS Strategic Management Society 27th annual international conference, San Diego, 14-17 octobre 2007.

2051.

Concernant la présence des membres des grands corps et celle des ingénieurs du corps des Ponts au sein des grandes entreprises, cf. : THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, respectivement pp.30-31, pp.242-243 et pp.304-305.

2052.

Parmi les organisations citées par Jean-Claude Thœnig, qui évoque des entreprises privées comme publiques et des organismes tels que le CEA (où l’on ne trouve plus aucun ingénieur des Ponts parmi les membres du comité de direction), seule « Aéroports de Paris » est actuellement encore dirigée par un ingénieur des Ponts (Pierre Graff, qui était directeur de cabinet du ministre de l’Équipement au début de la réforme de la formation du corps fusionné) et compte trois IPC parmi les sept autres membres de son comité exécutif. La PDG de la SNCF, Anne-Marie Idrac, est énarque et l’entreprise compte seulement trois IPC parmi les treize autres membres de son comité exécutif. L’on ne trouve quasiment plus d’ingénieur des Ponts au sein de l’équipe dirigeante d’EDF (ni le PDG ni aucun des trois directeurs généraux délégués et seulement un seul des treize membres du comité exécutif), d’Air-France (le PDG, Jean-Cyril Spinetta, est énarque et un seul des onze directeurs généraux est IPC) et d’Alstom (le PDG, Patrick Kron n’est pas IPC et, au sein du comité exécutif, seul le directeur financier − Henri Poupart-Lafarge − est membre du corps). Le groupe Vinci (qui remplace la Société générale d’entreprises en 2000) est dirigée par un énarque, Yves-Thibault de Silguy ; le groupe Suez, dont le PDG, Gérard Mestrallet, est énarque, ne compte aucun ingénieur des Ponts dans son comité exécutif ; le groupe Arcelor-Mittal ne comprend aucun ingénieur des Ponts, ni dans son comité exécutif ni dans son conseil d’administration ; on ne trouve pas non plus d’IPC à la tête de Spie Batignolles et il n’y a plus aucun ingénieur des Ponts dans la direction de GTM construction (ni le PDG ni aucun des onze autres membres du comité exécutif). Source : recherche effectuée à partir des derniers rapports d’activité des entreprises citées et de l’annuaire du corps des Ponts et Chaussées.