ii) Du corps comme « capital » à l’ENPC comme instrument

Á partir des résultats de notre travail, nous souhaitons insister sur la place déclinante des grands corps au sein de l’École polytechnique, puis du corps des Ponts et Chaussées au sein de l’ENPC. L’intérêt que nous avons porté à la formation, du point de vue à la fois du contenu des enseignements et des institutions qui les dispensent, nous a permis d’aboutir à plusieurs constats.

Concernant l’École polytechnique tout d’abord, nous avons vu que la réforme dite « X 2000 », n’avait fait l’objet d’aucune consultation, en amont, des grands corps de l’État 2053 . Ces derniers n’ont pas été non plus invités à participer à la réflexion qui s’est engagée au sein de l’École à ce sujet. De surcroît, la réforme finalement adoptée représente un fort désavantage pour ces grands corps, dans la mesure où elle modifie des paramètres importants qui remettent en cause leur place au sein de l’établissement. Enjointes de s’adapter à ces évolutions, quitte à réviser largement leurs propres projets de formation en cours, les Écoles dites d’application ont été contraintes d’accepter une réforme fondamentalement orientée vers les universités étrangères et notamment américaines. Depuis lors, l’École polytechnique propose une formation qui ne l’est plus ; le classement des élèves est devenu optionnel et moins légitime 2054  ; et des matières censées constituer le cœur de métier de certains corps, telle que la « mécanique », ont désormais un caractère optionnel.

Cette réforme témoigne de la moindre importance des grands corps tout autant qu’elle contribue à les affaiblir. Si la situation de l’époque permettait à Jean-Claude Thœnig d’évoquer les « destins brisés 2055  » des élèves qui ne parvenaient pas à sortir dans la « botte » et se voyaient refuser l’accès aux grands corps 2056 , tel ne semble plus être le cas aujourd'hui. Les grands corps ont une réputation parfois poussiéreuse 2057 parmi les Polytechniciens qui sont désormais incités, par les responsables de l’École, à partir à l’étranger et à obtenir des diplômes de réputation internationale au MIT ou à Harvard.

Concernant l’École des Ponts et Chaussées, nous avons montré la tendance à l’autonomisation de cet établissement vis-à-vis du ministère de l’Équipement ainsi que la marginalisation progressive du corps en son sein. Les évolutions de la formation indiquent une dédifférenciation des enseignements des élèves fonctionnaires qui se calquent progressivement, au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle, sur les exigences propres aux impératifs professionnels du secteur privé. Le corps des Ponts est marginalisé dans les réformes entreprises, ou tout du moins n’est-il pas pris en compte dans les spécificités qui distinguent ses membres de la grande majorité des élèves de l’École. Les domaines d’activité du ministère de l’Équipement occupent progressivement une place de moins en moins centrale et la part des disciplines techniques se réduit peu à peu. La stratégie d’internationalisation poursuivie par la direction de l’ENPC et la tentative de rapprochement de l’établissement avec d’autres grandes Écoles, telle que celle des Mines, peuvent se lire comme un mouvement d’émancipation vis-à-vis de la tutelle ministérielle et de neutralisation du poids du corps au sein de l’institution.

Les évolutions récemment suivies par les deux Écoles témoignent ainsi d’une situation bien différente de celle qui prévalait à l’époque où Jean-Claude Thœnig écrivait, à propos de l’ÉNA et de l’École polytechnique : « leur fonction de vivier des castes dirigeantes constitue leur principal capital 2058  ». Elles attestent l’affaiblissement du poids des corps à l’École polytechnique et à l’ENPC, dont la légitimité et le prestige semblent désormais reposer davantage sur d’autres sources (dont l’internationalisation notamment). Il ne faudrait pas néanmoins en conclure que ces Écoles prétendent se passer du capital que représente la présence des corps en leur sein. Les mobilisations auxquelles ont donné lieu, parmi le personnel de l’ENPC, les réformes afférentes à la formation des ingénieurs-élèves en témoignent. Cependant, le poids des corps apparaît moins essentiel et s’accompagne désormais d’autres facteurs de prestige sur lesquels ces établissements entendent fonder leur réputation.

Si les grands corps de l’État, et le corps des Ponts en particulier, sont une moindre source de distinction et d’influence pour ces grandes Écoles, celles-ci apparaissent au contraire comme des vecteurs de prestige et des outils stratégiques pour les corps, mais également pour leur ministère d’appartenance. L’on objectera qu’il n’y a à cela rien de nouveau et que les grandes Écoles ont toujours constitué un capital important pour le prestige des ministères qui y recrutent leurs cadres supérieurs. Pourtant, c’est la première fois, au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle 2059 , que la formation initiale fait l’objet d’une telle attention au niveau du ministère de l’Équipement. La fabrique de la formation, les attendus différenciés qu’elle recèle, les conflits qu’elle a suscités, l’intervention du directeur de cabinet, ainsi que l’étude du contenu proprement dit des enseignements, viennent à l’appui de cette affirmation. C’est, surtout, la première fois que les institutions de formation sous la tutelle du ministère de l’Équipement sont aussi explicitement prises en considération et intégrées formellement dans son organigramme, sous l’appellation de « services stratégiques ». Présentée comme un instrument au service de l’État, l’École des Ponts s’est ainsi vue confier un rôle moteur dans la stratégie centripète des responsables du ministère de l’Équipement à l’égard des corps techniques.

Cette stratégie appelle une remarque d’ordre plus général. La restitution des débats autour de la fabrique de la formation a révélé les facteurs contraignants qui ont contribué à déterminer son contenu. Parmi ceux-ci néanmoins, les évolutions structurelles de l’environnement économique international n’ont pas été considérées comme un élément pertinent à prendre en considération pour l’analyse. Les débats autour de la formation semblent ainsi avoir été essentiellement guidés par des facteurs plus locaux, relevant des stratégies de positionnement du corps au plan national, où la concurrence des énarques, notamment, semble pourtant reléguer les ingénieurs des Ponts au second plan. Le décalage apparaît ainsi flagrant entre la manière dont les enjeux de formation sont pensés au sein du corps et du ministère de l’Équipement, et l’environnement plus global qui pèse sur l’évolution des secteurs dans lesquels ils sont investis. Les marchés de l’aménagement et des services en réseaux 2060 sont en effet de plus en plus structurés autour de grands groupes concentrés qui trustent des « grands chantiers » de construction d’infrastructures routières et d’aménagement (viaduc, autoroutes, ponts, etc.), notamment dans les pays émergents (en Chine, en Inde, en Amérique Latine, etc.) 2061 . Les ingénieurs des Ponts et Chaussées entendent-ils, dès lors, jouer un rôle dans cette nouvelle donne ? Préparent-ils leurs jeunes pairs à s’investir dans cette concurrence à l’échelle internationale 2062  ? L’analyse des débats sur l’avenir du corps, son identité et sa formation n’en révèle en tout cas aucune trace, interrogeant l’observateur sur la pérennité de cette stratégie de positionnement dont les enjeux apparaissent bien décalés au regard du contexte international.

Notes
2053.

Si des hauts fonctionnaires issus des grands corps techniques siègent au sein du conseil d’administration par exemple, les institutions du corps des Ponts telles que l’AIPC ou l’ENPC n’ont pas été consultées en tant que telles par les responsables de l’École polytechnique au sujet de la réforme « X 2000 ».

2054.

Rappelons qu’il porte désormais sur un nombre réduit d’années et qu’il distingue les élèves volontaires sur la base d’une formation hétérogène.

2055.

THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.17.

2056.

« Vécu de l’intérieur de la tribu, l’indigène se sent un raté s’il n’arrive pas à “sortir” dans un Grand Corps ». Idem.

2057.

Au sens propre, cf. encadré n°4.

2058.

THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.16.

2059.

La délimitation temporelle de notre enquête ne nous permet pas d’affirmer que c’est la première fois dans l’histoire du corps des Ponts et Chaussées.

2060.

Sur la conversion des services publics locaux européens aux principes du marché, à la fin du XXème siècle, et ses conséquences sur leur structuration, cf. : LORRAIN Dominique, « Urban Capitalisms: European Models in Competition », International Journal of Urban and Regional Research, vol.29, n°2, juin 2005, pp.231-267.

2061.

Cf. à ce sujet les travaux de Dominique Lorrain, et notamment : LORRAIN Dominique, « La firme locale-globale: Lyonnaise des Eaux (1980-2004) », Sociologie du travail, n°47, 2005, pp.340-361, dans lequel l’auteur retrace l’aventure internationale de cette société (aujourd'hui Suez) qui l’a conduite à modifier radicalement ses structures de pouvoir et sa gestion des hommes (notamment via la formation).

2062.

Au sujet de la politique d’internationalisation de la Lyonnaise des Eaux, Dominique Lorrain parle d’un véritable « choc culturel » (p.348) pour les cadres qui s’y sont investis, et dont les dirigeants étaient, pour l’essentiel, des préfets et des membres des grands corps. Ibid., pp.347-350.