iii) Recentrage sur les métiers versus hyper sélectivité

Si l’ÉNA ou l’X ont été largement décrites comme des institutions de classement dont les enseignements étaient orientés vers la perspective du concours à la sortie 2063 , la réforme de Polytechnique en l’an 2000 remet en cause ce système en instaurant notamment un concours auquel ne participent que les élèves volontaires. Non seulement le classement ne constitue-t-il plus l’alpha et l’oméga du passage à Polytechnique mais à cela s’ajoutent les réformes engagées à l’initiative des ingénieurs des Ponts et Chaussées, réformes qui privilégient l’engagement et la perspective d’un recrutement « fidèle » au ministère au détriment du rang des recrutés dans la hiérarchie officialisée par la « botte ».

Plusieurs auteurs ont mis en évidence les conséquences de l’existence d’un classement à la sortie des grandes Écoles sur la dimension pédagogique de ces établissements. Les connaissances apparaissent comme des éléments secondaires et sans rapport avec le métier futur des hauts fonctionnaires 2064 . Á l’École polytechnique comme à l’École des Ponts et Chaussées, les récentes réformes de la formation semblent néanmoins témoigner d’un recentrage de celles-ci sur les compétences professionnelles. L’imposition d’un pré-requis en termes de « mécanique » pour les candidats au corps des Ponts ou la « ministérialisation » de la formation à l’ENPC en attestent. En quoi, dès lors, cette importance centrale accordée au métier et à la motivation des élèves à intégrer le ministère de l’Équipement à la fin de leur scolarité, nous renseigne-t-elle sur l’état actuel du corps des Ponts et Chaussées ?

L’auteur de L’Ère des technocrates formule certaines de ses observations en ce que l’on pourrait qualifier de « loi » de type proportionnel. Selon lui, le prestige social d’un grand corps est fonction de son degré d’éloignement du champ professionnel auquel il était à l’origine assigné (« le corps est d’autant plus grand qu’il ne fait pas ce pour quoi il est fait 2065  »). En suivant l’auteur, nous pourrions considérer la tentative de recentrage du corps des Ponts sur ses cœurs de métiers comme un symptôme possible de son affaiblissement. Le corps serait d’autant moins grand qu’on tenterait de lui faire faire ce pour quoi il est fait : le cas (potentiellement) inverse à celui que l’auteur a étudié présenterait des effets similairement contraires. S’il est délicat de conclure trop rapidement sur ce sujet étant donné le manque de recul historique et la focalisation de ce recentrage sur les jeunes recrues du corps, nous pouvons néanmoins suggérer que les récentes décisions semblent aller dans le même sens (inverse) que la proposition de Jean-Claude Thœnig. Elles témoignent, dans tous les cas, d’une volonté d’accorder la priorité à la fidélité des candidats et à leurs compétences techniques sur l’hyper sélectivité décrite par l’auteur comme une caractéristique de « l’appartenance à l’élite 2066  ». « Plus on abandonne le métier originel, plus on recrute dans le haut du tableau de la Grande École 2067  » observe-t-il. Or c’est précisément la tendance inverse qui a été privilégiée, et assumée comme telle par ses initiateurs, à savoir un recentrage sur le « métier originel » et la fidélité au ministère de l’Équipement, au détriment de la hiérarchie et du prestige du corps. Les récentes réformes de la formation mises en place à l’École polytechnique et à l’ENPC sont ainsi à l’origine de changements qui nous semblent, encore une fois, symptomatiques d’une tendance à l’affaiblissement du corps des Ponts et Chaussées.

Notes
2063.

EYMERI Jean-Michel, La fabrique des énarques, op. cit., 2001 ; SULEIMAN Ezra N., Les élites en France, op. cit., 1979 ; THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.18 notamment.

2064.

Cf. notamment : SULEIMAN Ezra N., Les élites en France, op. cit., 1979, p.123 ; EYMERI Jean-Michel, La fabrique des énarques, op. cit., 2001, p.60 ; THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, pp.18-19.

2065.

THŒNIG Jean-Claude, Ibid., p.20.

2066.

Ibid., pp.248-255 et notamment pp.249-250.

2067.

Ibid., p.20.