Nous avons eu l’occasion de montrer comment un corps de l’État pouvait être instrumentalisé par ses membres à des fins individuelles. De l’attitude des « passagers clandestins », à la vision du corps défendue par les représentants de l’AIPC, jusqu’à la promotion active du pantouflage à laquelle ses responsables participent, nous avons pu constater à plusieurs reprises que le corps peut « ignorer, s’il le faut, les buts généraux de l’appareil de l’État 2068 ». Mais nous avons également observé que cette instrumentalisation du corps à des fins individuelles, potentiellement nuisibles aux objectifs de l’État, s’accompagnait, sur notre terrain, d’un mouvement inverse. Elle coexiste en effet avec une instrumentalisation du corps, au profit des « buts généraux de l’appareil de l’État » et, plus précisément, du ministère de l’Équipement, qui s’exerce, selon certains IPC, au détriment du corps (et en tout cas au détriment des libertés individuelles de ses jeunes recrues). Si la situation et les réformes analysées sont très différentes, la nature du mouvement engagé en cette fin de vingtième siècle serait, en quelque sorte, plus proche de l’action technocratique du corps menée dans les années soixante qui l’a conduit à « s’aliment[er] de l’État, de son emprise, de sa légitimité, jusqu’à se conduire objectivement comme un des vecteurs essentiels de la centralisation bureaucratique 2069 ».
Cette observation nous semble corrélée à un autre élément, que l’on peut considérer comme un nouvel indice de l’affaiblissement du corps des Ponts. Durant notre enquête, nous avons croisé, comme l’auteur de L’Ère des technocrates, des individus qui « se comport[ai]ent dans leur quotidien, per[cevai]ent les évènements, d’abord et avant tout, en tant que membres d’un corps 2070 ». Mais nous avons également rencontré des IPC qui ne s’exprimaient pas au nom du corps, voire s’exprimaient contre le corps (ou agissaient en sa défaveur), en avaient conscience, et revendiquaient de surcroît de telles prises de parole et de position.
Si l’on peut parler à leur égard d’« ex-corporation », notre enquête ne nous permet pas d’extrapoler sur l’affaiblissement généralisé du pouvoir d’identification du corps et de conclure que les IPC se pensent de moins en moins comme membres du corps des Ponts. Rappelons néanmoins qu’il s’agissait là de quelques-uns de ses principaux décideurs. Pour donner l’exemple le plus patent de la thèse, lorsque Patrick Gandil prend les décisions relatives à la sphère de la formation, il prétend agir, non pas comme membre du corps, mais en tant qu’agent de l’État ou, plus exactement, en tant que gardien du ministère de l’Équipement 2071 . Plus encore, il refuse d’intervenir dans une logique corporatiste, point de vue qu’il oppose explicitement à celui de gardien du ministère de l’Équipement.
De telles prises de positions nous semblent permises (et/ou peut-être symptomatiques) par le moindre rôle joué aujourd'hui par des institutions représentatives du corps telles que le conseil général des Ponts et Chaussées ou l’association professionnelle du corps. Sur notre terrain, le véritable « pilote » du corps, si tant est qu’il y en ait un, se situe au sein du cabinet du ministre de l’Équipement, puis dans la position du secrétaire général du Ministère. Les instances politiques et administratives semblent avoir pris le dessus sur les instances corporatistes. Ce n’est plus ici « le corps des ingénieurs des Ponts [qui] s’arrange pour infléchir les objectifs que leur administration prend en charge de telle façon qu’ils soient compatibles avec leurs intérêts de corps 2072 », mais plutôt l’administration qui tente de modeler et de diriger le corps en fonction des besoins supposés de l’État. Réapproprié par ses contempteurs, le management joue un rôle central dans cette tentative de patrimonialisation d’un grand corps par les responsables d’un ministère en quête de légitimité.
Ibid., p.244.
Ibid., p.312.
Ibid., p.39.
Nous retrouvons là, en quelque sorte, les réflexions de la thèse de Jean-Michel Eymeri qui s’interroge sur la culture d’É/état et montre que l’état des énarques est précisément d’être « les gardiens de l’État ». EYMERI Jean-Michel, Les gardiens de l'État. Une sociologie des énarques de ministère, op. cit.,1999.
THŒNIG Jean-Claude, L’Ère des technocrates, op. cit., 1987, p.241.