INTRODUCTION GÉNÉRALE
Contexte, sens et portée de l’approche par les capabilités de Amartya Kumar Sen
Vers une économie normative post-welfariste

Section I. Contexte de l’élaboration par Sen d’une approche par les capabilités : sortir du « welfarisme »

La publication de la Théorie de la Justice de John Rawls en 1971 a suscité un retour en force du thème de la justice sociale chez les économistes. Ce thème avait été quelque peu éclipsé par la domination, depuis les années 1940, des approches parétiennes en économie du bien-être. Dans les années 1970, un dialogue fertile entre économistes et philosophes a cependant permis de renouveler d’une manière assez singulière la pensée dans ce champ. Ce fut aussi l’occasion de relire les grands auteurs, tels qu’Adam Smith, John Stuart Mill ou Karl Marx, pour lesquels la justice constituait une préoccupation centrale. Ces quarante dernières années, les publications autour de la notion de justice ont donc été considérables en économie. Le plus souvent, elles s’opposent à la conception qu’en avaient les utilitaristes classiques et ont élargi la critique proposée par Rawls. Cependant, il n’y a pas encore de consensus sur la manière dont la justice doit être conceptualisée. Les sources de différences concernent principalement le système de mesure pour juger de l’avantage des personnes. Le désaccord porte, d’une part, sur la manière dont on doit agréger les informations relatives à l’avantage des individus et, d’autre part, sur la priorité que l’on accorde à certains aspects de leur avantage (Sen, 1987, p. 1042). C’est ce débat que nous proposons d’éclairer par une perspective historique, centrée sur la contribution de Amartya Kumar Sen et sa proposition d’une approche économique de la justice en termes de « capabilités » 1 .

À l’époque où Rawls publie son ouvrage fondateur, Sen est déjà un économiste de réputation mondiale pour sa contribution à la théorie du choix social. Cependant, ce qui a fait sa renommée au-delà de la sphère des économistes, ce sont surtout ses réflexions des années 1980 qu’il n’a cessé d’approfondir par la suite. D’une part, il publie en 1981 un ouvrage de référence sur les causes des famines, de la faim et plus généralement de la pauvreté dans lequel il présente une approche originale en termes de « droits d’accès » aux biens. D’autre part, dès 1979 il propose une reconstruction de l’économie du bien-être à partir d’une nouvelle philosophie morale fondée sur l’idée de « capabilités de base ». Ces deux contributions, qu’elles soient perçues comme indépendantes ou non, ont eu une influence majeure parmi les chercheurs s’intéressant aux questions de pauvreté, d’opportunités, d’équité et de qualité de vie, notamment en économie et en éthique du développement. De manière assez caractéristique, Des Gasper (1999, p. 1) reconnaît chez Sen « une économie du bien-être enrichie, éthiquement plus consciente […] une philosophie morale qui est à la fois plus rigoureuse et plus pertinente en termes de politiques, ainsi que moins étroitement euro-américaine dans ses hypothèses et préoccupations ».

L’« économie du bien-être », on doit le reconnaître, est un intitulé quelque peu curieux. L’expression fut véritablement lancée par l’économiste anglais Arthur Cecil Pigou lorsqu’il publie en 1920 un traité intitulé The Economics of Welfare 2 . Cette discipline est aussi parfois appelée, de manière non moins suspecte, « économie normative » et rapprochée de cette branche de la philosophie que l’on nomme « éthique ». Or, la référence éthique privilégiée de l’économie du bien-être a longtemps été l’utilitarisme, bien que la réinterprétation qu’en ont donnée les économistes ait largement atténué la force normative de cette doctrine. De manière générale, les premiers économistes du bien-être n’avaient pas la prétention de traiter toutes les causes possibles de la satisfaction ou du bien-être, mais seulement les causes économiques 3 . En outre, c’est le plus souvent sous une forme hypothétique qu’ils reprenaient le calcul utilitariste tel que l’avait pensé Jeremy Bentham (1789) : leurs conclusions n’étaient dans leur esprit qu’un point de vue possible, et non le point de vue qu’il fallait absolument suivre.

En ce qui concerne la distinction entre analyses positive et normative, elle renvoie généralement à une distinction entre ce qui « est » et ce qui « doit être », entre les faits et les valeurs, entre des énoncés supposés objectifs concernant le monde — des descriptions —, et des évaluations normatives des états du monde — des jugements 4 . Depuis le milieu du XIXème siècle, l’influence du positivisme philosophique est allée croissante, propageant l’idée que seul le positif serait scientifique. Cette conception est devenue dominante en économie entre les années 1930 et 1970 5 , ce qui n’a pas été sans incidence sur l’économie du bien-être. En effet, étant donné la nature de leur spécialité, les économistes du bien-être procèdent à des évaluations et donc portent des jugements de valeur. Ils se sont donc vus marginalisés du « côté obscur » de l’économie normative. Aujourd’hui encore, l’idée d’une science économique positive, distinctement séparée des prises de position normatives, perdure. Comme le souligne Mongin (1999, p. 527), beaucoup continuent de penser que « les travaux normatifs sont d’un intérêt discutable et relèvent d’un no man’s land aux confins sauvages de leur discipline ».

Dès lors, il n’est pas surprenant que, dans les années trente, des économistes aient cherché à fonder une nouvelle économie du bien-être libre de jugements de valeurs, ou pour le dire autrement, ne retenant que les jugements considérés comme non sujets à controverse. Ainsi, la nouvelle économie du bien-être, qui s’élabore à partir des travaux d’Abram Bergson (1938) et dont les principaux tenants sont John Hicks, Tibor Scitovski et Paul Samuelson, affiche clairement son ambition de donner un cadre formel très général à la formulation positiviste de l’optimum social. C’est en ce sens qu’elle trouve chez Vilfredo Pareto (1929, p. 617) une notion d’optimum qui apparaît comme le meilleur appui : l’optimum est atteint quand il n’est plus possible d’accroître le niveau de bien-être d’un individu quelconque sans, en même temps, diminuer celui d’au moins un autre. Il est désormais admis que si l’économiste souhaite prendre position, il doit le faire en tant que personne au travers d’engagements politiques personnels, et non en tant qu’économiste 6 . Pour Mark Blaug (1982, p. 109), « [l]e résultat fut d’élargir le champ de l’économie traditionnelle positive pour y inclure la totalité de l’économie pure du bien-être, laissant à l’économie normative le champ des questions spécifiquement politiques, où l’on ne peut rien dire sur les valeurs et les fins en dehors de ce que les politiciens nous en disent ».

Toutefois, l’économie du bien-être ne peut s’échapper si facilement de sa connotation éthique. D’ailleurs, les théoriciens de la « nouvelle économie du bien-être » se sont vite aperçus que le critère parétien seul ne pouvait donner de résultat unique et que, pour choisir parmi les divers états sociaux Pareto-optimaux, une « règle d’équité » (Bergson, 1966, p. 66) s’avérait nécessaire 7 . Aussi, comme l’a remarqué Sen en 1986 lors des Royer Lectures qui se sont tenues à Berkeley, la condition de l’économie du bien-être au sein de la théorie économique moderne est assez précaire : « l’utilisation de l’éthique en économie faisant l’objet de soupçons croissants, la théorie économique du bien-être est apparue de plus en plus douteuse. On l’a rangée dans un compartiment arbitrairement étroit, séparé du reste de l’économie » (Sen, 1993, p. 31). Il ajoute même plus loin : « l’économie du bien-être est un peu l’équivalent économique du ‘trou noir’ : certaines choses peuvent y pénétrer, mais rien ne peut s’en échapper ». C’est pourtant vers cette sous-discipline qu’il choisit très jeune de s’orienter, en contribuant à alimenter les analyses et le débat lancé par Arrow (1950, 1951) avec la publication d’un théorème souvent perçu comme un « coup de grâce » pour la nouvelle économie du bien-être 8 . En effet, à partir des années 1950, la plupart des contributions à l’économie du bien-être se feront, de manière indirecte, par le biais d’une nouvelle discipline : la théorie du choix social.

En s’interrogeant sur la possibilité de définir une fonction d’utilité pour une collectivité, Arrow s’était en effet fondé sur la fonction de bien-être social pensée par Bergson (1938), tout en lui imposant quelques conditions a priori raisonnables sous forme d’axiomes. De ce travail, il résulte un théorème, resté célèbre pour avoir montré l’impossibilité d’obtenir un classement collectif reflétant convenablement les diverses préférences individuelles. En un sens, Arrow ruine les espoirs de la nouvelle économie du bien-être en prouvant que la fonction de bien-être social n’existe pas. Il signifie aussi l’impossibilité d’un choix collectif fondé sur les préférences individuelles. Le retentissement du résultat d’Arrow est alors immense, à tel point que se constitue un nouveau domaine de recherche. La théorie du choix social peut être considérée comme un troisième avatar de l’économie normative, tant ses liens avec les économies du bien-être antérieures peuvent sembler lointains. Par exemple, Mongin (1999, p. 524) estime que « [g]râce au point de vue abstrait, et même rigoureusement mathématique, qu’adoptent Arrow et ses successeurs, la théorie du choix social a fait ressortir, contre la nouvelle économie du bien-être, l’étroitesse de son parétianisme revendiqué, et contre l’ancienne, la fragilité de son utilitarisme diffus ».

Les théoriciens de la nouvelle économie du bien-être avaient fait preuve « d’un effort tenace mais désespéré pour conjuguer la conception artificialiste d’une justice ‘agrégative’ et d’une définition individualiste de l’unanimité, le tout cherchant à surmonter l’obstacle des comparaisons d’utilité » 9 (Gamel, 2004, p. 4). Cependant, le « théorème d’impossibilité » d’Arrow a fait ressortir de façon spectaculaire la contrainte que suscitent le renoncement aux comparaisons interpersonnelles d’utilité et l’agrégation des préférences individuelles en un choix social cohérent et complet, satisfaisant quelques conditions modérées, a priori raisonnables. De nouvelles voies devaient donc être poursuivies.

Mais la théorie du choix social apparaît surtout comme le théâtre de nombreux malentendus quant à ses propositions et ses résultats. Sen (1993, p. 174) n’hésite pas en imputer la faute aux théoriciens eux-mêmes : « Le langage de cette théorie, bien que d’une formulation précise, est généralement assez éloigné du langage classique de la philosophie sociale et politique, et le théoricien du choix social arrive mieux à obtenir des résultats techniques qu’à examiner les questions d’interprétation ». Cette lacune n’est certainement pas sans lien avec ce qu’il dénonce comme « l’appauvrissement de l’économie du bien-être » en raison de la séparation entre éthique et économie, ainsi que du « caractère inadapté des critères d’évaluation utilisés dans l’économie moderne du bien-être » (Sen, 1993, p. 50).

Il fallut attendre les années 1970 et l'instauration d'un dialogue entre théoriciens du choix social et philosophes politiques — en premier lieu avec Rawls —, pour voir éclore ce que l'on peut appeler des « théories économiques de la justice distributive ». Ce mouvement a parfois été qualifié de « quatrième état de l’économie normative » (Mongin, 1999, p. 524). En effet, sous l’impulsion décisive de Rawls (1971), l’économie normative s’est en partie émancipée de la tutelle utilitariste et explore désormais des approches « non welfaristes » ou « post-welfaristes » 10 . Il s’agit cette fois d’une rupture fondamentale avec l’utilitarisme, ou plutôt avec ses vestiges. À la suite de Sen (1979), les économistes ont d’ailleurs préféré employer le terme « welfarisme », pour désigner cette conception longtemps exclusive de l’économie normative : « l’économie du bien-être », où les utilités individuelles étaient les seuls matériaux pertinents pour définir la justice des états sociaux.

Ce quatrième stade de l’économie normative apparaît comme le fruit d’un dialogue fertile finalement amorcé entre économistes et philosophes autant au sujet des principes normatifs à considérer — rationalité, équité, efficacité, impartialité, et d’autres encore — que de la manière dont on doit les appréhender. Pour Mongin (1999, p. 525), il semble que le mérite en revienne en premier lieu à Arrow pour avoir légué aux théoriciens contemporains du choix social et de la justice distributive « un modèle vigoureux d’économie normative qui est, simultanément, attentive aux développements logico-mathématiques et consciente de ses partis pris évaluatifs et même éthiques ». Mais Sen semble avoir joué un rôle non moins négligeable dans la survie de l’économie normative, après l’impasse mise au jour par Arrow. Et, bien que le prix de la Banque de Suède pour les Sciences Économiques en mémoire d’Alfred Nobel lui soit attribué en 1998 pour ses contributions à l’économie du bien-être, il semble que « Sen, et le comité Nobel, interprètent l’économie du bien-être au sens large » comme le remarque à juste titre Anthony B. Atkinson (1999, p. 174). Il ajoute à cet égard que « le fait que nous voyions maintenant ce sujet différemment est, dans une large mesure, dû à l’influence de ses écrits. Que nous devions aller plus loin que le welfarisme semble aujourd’hui évident, mais cela n’en a pas toujours été ainsi ». Ainsi, bien que les économistes — et Sen lui-même — continuent, par habitude peut-être, de parler d’économie du bien-être, il semble que l’économie normative en soit sortie 11 . Les contributions de Sen en particulier sont plutôt du ressort d’un domaine que l’on pourrait qualifier, en reprenant une expression de Gamel (1992), d’« économie de la justice sociale » 12 .

Notes
1.

Nous traduisons par capabilité le terme senien de capability. Certains auteurs préfèrent parler de capacité, mais nous avons choisi de conserver la traduction la plus courante, en raison de sa connotation plus conceptuelle. Ce terme renvoie en effet à une conceptualisation particulière de la liberté individuelle d'être et d'agir.

2.

 Cet ouvrage du successeur de Marshall à la chaire de Cambridge est en fait une version améliorée de son ouvrage précédent Wealth and Welfare (Pigou, 1912).

3.

 Comme le note Philippe Mongin (1999, p. 532), ces causes économiques étaient principalement les quantités consommées de biens et services, les quantités épargnées et le temps de travail effectué. Plus simplement encore, il était fréquent que l’on rassemble toutes les causes économiques sous une seule, appelée richesse ou revenu. Si l'on s'en tient à la définition de Pigou (1932 [1920], p. 12), le bien-être économique est « cette partie du bien-être social qui peut être mise en rapport, directement ou indirectement, avec l'étalon monétaire ». Il reconnaît cependant qu'il s'agit d'un indice très imprécis pour juger de l'évolution du bien-être social (Ibid., p. 20).

4.

 L’existence de théories positives en ce sens a toutefois fait l’objet de contestations vigoureuses : « l’école historique allemande, le marxisme, la sociologie de la connaissance — chacun de ces courants, à la manière qui lui est propre, nie que la science sociale et l’économie en particulier puissent être ‘axiologiquement neutres’ » (Mongin, 1999, p. 521).

5.

 On ne peut cependant pas parler d’adoption fidèle par les économistes de la méthodologie des philosophes positivistes, que ce soit le « positivisme classique » impulsé par Comte (1830-1842), le « positivisme logique » du Cercle de Vienne des années 1920, ou l’« empirisme logique » des années 1940-1950. Bien que certains économistes empruntent le langage de ces philosophes, il s’agit d’une application approximative et pas toujours consciente des positions philosophiques dominantes à l’époque. Caldwell (1987, p. 923) considèrent que trois économistes sont particulièrement révélateurs de l’état d’esprit positiviste, tout en précisant que leurs influences et leurs conclusions sont différentes : T. W. Hutchison (1938), P. Samuelson (1947) et M. Friedman (1953).

6.

 C’est en particulier ce qui ressort de la méthodologie économique défendue par Lionel Robbins (1932), dont on trouve des échos flagrants et omniprésents dans les orientations désormais prises au sein de la discipline. Dans le même esprit, de V. Graaff (1970, p. 162) écrit : « le travail de l’économiste ne consiste pas, selon moi, à essayer de dégager, pour les autres, des conclusions concernant le bien-être, mais plutôt à essayer de diffuser les apports de la science économique positive […] sur la base desquels les profanes (et les économistes, mais en dehors de leurs heures de bureau) pourront émettre un jugement ».

7.

 Edgeworth (1881), qui avait anticipé le critère parétien, considérait déjà qu'un critère supplémentaire était nécessaire au planificateur face au problème de l'équilibre indéterminé. Pour sa part, il avait tenté de démontrer que ce critère devait produire une répartition des biens entre les agents qui maximisent la satisfaction totale de l'économie. Autrement dit, Edgeworth avait opté pour le « calcul utilitariste ». Sur ce point, nous renvoyons à Chaigneau (2002, pp. 128-132).

8.

Le titre de son article de 1950 l’indique par l’euphémisme suivant : « une difficulté dans le concept de bien-être social ».

9.

 La « nouvelle économie du bien-être », en retenant l’ordinalisme des préférences, a rendu impossible l’arithmétique utilitariste — souvent résumée par la maxime du « plus grand bonheur pour le plus grand nombre » — et lui a substitué l’exigence unanimiste du « moindre sacrifice du plus petit nombre » (Gamel, 2004, p. 5).

10.

Denis Maguain (2002) parle, quant à lui, de « théories de la justice distributive post-rawlsienne ». Il est vrai que Rawls (1971) est le premier à proposer un critère alternatif à l’utilité : les « biens premiers ».

11.

 Marc Fleurbaey, Nicolas Gravel, Jean-François Laslier, Philippe Mongin et Alain Trannoy ne s’y sont pas trompé en signant ensemble, dans le Monde du 3 novembre 1998, un article intitulé « Le Nobel à Amartya Sen, une Consécration pour l’Economie Normative ». Arrow (1999) et Atkinson (1999) — les deux économistes à qui l’Académie Royale des Sciences de Suède a demandé une étude approfondie de l’œuvre de Sen — entretiennent quant à eux la confusion des termes puisque les titres de leurs articles sont respectivement : « Amartya K. Sen’s Contribution to the Study of Social Welfare » et « The Contribution of Amartya Sen to Welfare Economics »

12.

 Cette expression nous semble plus juste que celle d’« éthique sociale », utilisée par Mongin (1999, p. 546) pour qualifier le champ dans lequel semble s’inscrire Sen. En effet, si l’on reprend la définition qu’en donnent Christian Arnsperger et Philippe Van Parijs (2000, p. 6), « l’éthique sociale est simplement la philosophie politique, entendue comme une partie de la philosophie morale ou de l’éthique », alors ranger Sen dans ce champ serait en quelque sorte nier son statut d’économiste. Certes, il se réfère à la philosophie politique et, sur certains points, à son tour l’éclaire et la fait avancer, mais cela semble surtout dû à sa conviction que l’économie est une discipline morale et politique, qui doit entretenir une relation (réciproque) avec la philosophie.