Le fait que Sen ancre son approche économique dans une réflexion éthique n’est pas sans conséquence pour la discipline. Historiquement, le champ économique aurait entretenu avec d’autres disciplines des liens dont la nature n’est pas homogène. Son évolution en tant que discipline est souvent à rapprocher d’une évolution dans le choix de ses référents, et dans le pouvoir qui leur est conféré par les économistes. Or, il est à noter que les historiens de la pensée ou les épistémologues mettent surtout l’accent, ces derniers temps, sur les interactions avec les sciences mécaniques, la psychophysiologie, la biologie ou la médecine 13 . Ils montrent ainsi comment « l’économie a pu se construire et se façonner comme une science particulière, disposant d’objets propres aux sciences humaines et de bagages analytiques souvent plus proches de ceux des sciences de la nature » (Le Gall, 2002a, p. 8). À travers ces références, l’économie a acquis une certaine autonomie et un certain prestige, se traduisant parfois par une domination sur les autres sciences humaines.
Comme le rappelle Ménard (1981, p. 137), « [e]n rejetant à la fin du XIXème siècle, le qualificatif de ‘politique’ qui avait accompagné sa naissance, l’économie s’est persuadée qu’elle avait définitivement rompu avec les pièges de l’idéologie pour s’engager dans la voie royale de la science, pour devenir ‘positive’ ». Et il est clair que ce passage du statut de « politique » à « positif » est loin d’être du seul ressort de la rhétorique : il exprime de profondes mutations théoriques et méthodologiques de la discipline, ainsi que de nouveaux modèles de scientificité qu’elle investit (Le Gall, 2002a, p. 4). Rétrospectivement, il y aurait en effet de bonnes raisons de penser que l’économie se soit constituée en s’inspirant d’autres disciplines, avec pour référent privilégié la physique, comme le montre l’un des plus prestigieux modèles de l’économie. En effet, en définissant en 1909, dans « Économique et Mécanique », les propriétés de l’équilibre général par analogie avec le mouvement uniformément accéléré de la mécanique céleste et les équations de liaison entre masse et accélération, Léon Walras ne fait qu’expliciter la dette du modèle d’équilibre général aux sciences physico-mathématiques 14 .
En fait, l’idée de représenter des phénomènes économiques par des modèles mécaniques est encore moins nouvelle que cela, comme Sen (1993a, p. 6) lui-même le souligne. Pour lui, l’économie aurait deux origines, toutes deux liées à la politique, mais de manière différente : l’une s’intéresse à ce que l’on pourrait appeler la « mécanique », l’autre à l’« éthique » (Ibid.).
La caractéristique de la conception « mécaniste » serait de s’intéresser avant tout aux questions de logistique plutôt qu’aux fins ultimes :
Les finalités sont tenues pour données, d’une manière assez simple, et l’objet du travail est de trouver les moyens appropriés pour atteindre ces fins. On considère généralement que le comportement humain se fonde sur des motifs simples et facilement définissables. (Sen, Op. Cit., p. 8)
Sen considère que cette conception émane de plusieurs sources, notamment Léon Walras au XIXème siècle pour son analyse du fonctionnement des marchés, et William Petty, pionnier d’une arithmétique politique au XVIIème siècle, qui n'a pas caché son intérêt pour les sciences naturelles et mécaniques. Mais, plus tôt encore, Kautilîya, conseiller du ministre et de l’empereur indien Candragupta au IVème siècle avant J.-C., écrit l’Arthaçâstra, signifiant « instructions sur la prospérité matérielle » en sanskrit. C’est un ouvrage qui se concentre nettement sur des questions techniques, mécaniques, comme la construction des villages, l’organisation foncière, la collecte des impôts ou la tenue des comptes (Sen, Op. Cit., p. 9).
Le IVème siècle avant J.-C. est aussi celui d’Aristote. Or, ce dernier établit un lien entre l’économie et les finalités humaines — en particulier dans son Ethique à Nicomaque (1959). Cela fait de lui, dans la classification de Sen, le père de la tradition éthique en économie :
[Aristote] considère la politique comme la « première des sciences ». La politique doit utiliser « les autres sciences », dont l’économie, et « puisque là encore elle détermine ce que nous devons faire et ne pas faire, la fin de cette science doit inclure les finalités des autres sciences, de sorte que cette fin doit être le bien de l’homme ». L’étude de l’économie, bien que liée de façon immédiate à la quête de richesse, est en liaison, à un niveau plus profond, avec d’autres études, qui consistent à évaluer et à promouvoir des buts plus fondamentaux.(Sen, 1993a, p. 7, nous soulignons)
Cette référence à Aristote permet surtout à Sen d’introduire une question éthique à son sens fondamentale dans l’analyse économique : qu’est-ce qu’une vie bonne ? En effet, Sen considère que « la naissance de la discipline économique répond au besoin d’étudier et d’évaluer tous les facteurs susceptibles d’influencer une ‘vie bonne’ » (Sen, 2000a, p. 34). En ce sens, Sen (1993a, p. 6) rappelle que la matière « économie » a été pendant longtemps considérée comme une branche de l’éthique et que le « père de l’économie moderne », Adam Smith, était professeur de philosophie morale à l’université de Glasgow 15 .
Clairement, Sen s’oppose à Lionel Robbins qui affirme dans son ouvrage An Essay on the Nature and Significance of Economic Science (1935 [1932], p. 148) qu’« il ne semble pas logiquement possible d’associer ces deux matières [éthique et économie] sous une autre forme que la simple juxtaposition ». Certes, Sen distingue les conceptions « mécanistes » et « éthiques », mais il écrit qu’« aucune de ces deux manières d’aborder l’économie n’est absolument pure ; c’est simplement une question de dosage » (Sen, 1993a, p. 10). Il ne dénigre absolument pas la conception « mécaniste » qu’il considère au contraire comme souvent fructueuse, mais il regrette que la conception éthique se soit considérablement affaiblie au fur et à mesure de l’évolution de l’économie moderne :
La méthodologie de l’économie dite « positive » a pour effet non seulement d’éviter toute analyse normative en économie, mais aussi de passer sous silence toutes sortes de considérations éthiques complexes qui influent sur le comportement humain réel et qui, du point de vue des économistes qui étudient ce comportement, sont avant tout des questions de faits plutôt que de jugement normatif. Si l’on examine la place qu’occupent respectivement ces deux optiques dans la littérature économique moderne, il est difficile de ne pas remarquer à quel point l’analyse normative profonde y est évitée et combien est négligée l’influence des considérations éthiques dans la caractérisation du comportement humain réel. (Ibid.)
Cette conception mécaniste — de plus en plus aliénée — tend à faire de l’économie une science neutre, que l’on peut étudier en dehors des réalités sociales 16 . Dès lors, la politique économique peut devenir parfaitement « autiste », se validant par rapport à ses propres critères, et trouvant ses justifications dans un monde artificiel qu’elle a elle-même créé, pour son propre compte (Mahieu, 2000, p. 259). Le divorce de l’éthique et de l’économie théorique que condamne Sen est de plus en plus souligné et dénoncé à la fois par les auteurs extérieurs à la discipline, et même par toute une partie des économistes. Ses tentatives d’introduction d’une réflexion morale en économie se font donc au moment où le manque de morale se fait cruellement sentir, ce qui les rend d’autant plus remarquées.
Contrairement à ce que Robbins affirmait en 1932, de nombreux économistes et philosophes soulignent aujourd’hui l’aspect stérile, voire absurde, de la juxtaposition de ces domaines. En effet, « [u]ne fois la figure du sujet ainsi déshumanisée et appauvrie [l’homo oeconomicus], on peut toujours se mettre en quête pour lui d’une « morale », on n’aboutira qu’à chercher et à projeter en vain dans une transcendance impensable et inviable ce qu’on a retranché d’entrée de jeu à l’immanence » (Caillé, Insel, 2000, p. 6). Partant, de nombreux travaux cherchent à montrer qu’il n’est pas souhaitable de s’en tenir à la disjonction entre une philosophie morale, développée sans considération des contraintes de la réalité, et une science économique, censée être expurgée de toute considération éthique. En 1993, Daniel Hausman et Michael McPherson publient notamment dans le Journal of Economic Literature un essai important intitulé « Taking Ethics Seriously : Economics and Moral Philosophy », qui se veut une revue de la littérature récente d’économistes et de philosophes moraux à la lisière des deux disciplines. Les auteurs suggèrent qu’une dose même modérée de réflexion sur les relations entre l’économie et la morale peut aider beaucoup d’économistes à travailler de manière plus efficace et les contributions de Sen en ce sens sont largement citées. Quant aux raisons qu’ils avancent pour justifier la nécessité de s’intéresser aux questions morales en économie, elles sont de quatre ordres :
‘1. La morale des agents économiques influence leurs comportements et donc les résultats économiques. De plus, les propres visions morales des économistes influencent la morale et le comportement des autres de manière à la fois intentionnelle et non intentionnelle. Parce que les économistes s’intéressent aux résultats, ils doivent s’intéresser à la morale.’ ‘2. L’économie du bien-être standard repose sur des présupposés moraux forts et contestables. Partant, évaluer et développer l’économie du bien-être exige de porter attention à la morale.’ ‘3. Les conclusions de l’économie doivent être liées aux engagements moraux qui dirigent les politiques publiques. Comprendre comment l’économie pèse sur la politique nécessite que l’on comprenne ces engagements moraux, qui eux-mêmes requièrent une réflexion morale.’ ‘4. L’économie positive et l’économie normative sont souvent entremêlées. Pour comprendre la pertinence morale de l’économie positive, il faut comprendre les principes moraux qui déterminent sa pertinence. (Hausman et McPherson, 1993, p. 673)’Hausman et McPherson entendent ainsi montrer que non seulement les principes moraux sont importants pour les questions d’évaluation et de politique, mais également qu’ils ont une influence certaine sur les questions positives posées par les économistes et sur les réponses qu’ils trouvent plausibles. Dans le même esprit, Caillé et Insel (2000, p. 11) suggèrent qu’il ne serait pas raisonnable d’espérer développer « une économie normative conçue comme le second étage d’un savoir économique dont le premier serait axiologiquement neutre, et de prétendre ainsi déduire des propositions éthiques à partir d’une axiomatique de l’homo oeconomicus posé comme seulement égoïste et calculateur 17 ». C’est bien contre ce type d’écueil que se construit la pensée de Sen dans ses travaux critiques de l’économie du bien-être et dans ceux, plus constructifs, où il défend une approche normative en termes de capabilités.
Par exemple, voir Le Gall (2002a et b), Maasen et al. (1995), Menard (1978), Mirowski (1989, 1994), Morgan (1990).
Walras (1909, p. 5) précise même que la « manière de procéder [de l’économie pure] est rigoureusement identique à celle de deux sciences physico-mathématiques des plus avancées et des plus incontestées : la mécanique rationnelle et la mécanique céleste ». En outre, comme le montre Ménard (1978), en 1838 déjà, Cournot abordait les questions de l’échange économique au travers du prisme de la mécanique dans Recherches sur les Principes Mathématiques de la Théorie de la Richesse.
Sen ne semble pas faire de différence entre « éthique » et « morale ». Ces concepts, issus respectivement du grec et du latin, désignent étymologiquement le même objet : les mœurs. De manière générale, les économistes ont tendance à ne pas différencier ces deux concepts, alors qu’en philosophie morale et politique, cette question fait l’objet de vifs débats. Toutefois, il nous semble que la philosophie morale renvoie plutôt à l’étude positive des mœurs, alors que l’éthique serait une réflexion plus normative sur les bonnes mœurs. Et, si l’économie a pu devenir une discipline autonome, c’est bien parce qu’elle est issue de la philosophie morale — qui identifie des normes de comportement — et non de l’éthique — qui questionne ces normes. D’ailleurs, le positivisme de l’économie moderne évite soigneusement d’aborder la question socratique : « comment doit-on vivre ? ».
Pour Sen, David Ricardo est certainement le premier classique à faire de l’économie dans un sens aussi étroit, sans réelle prise en compte des aspects sociaux et politiques des sujets traités (Klamer, 1989, p. 141). On pourrait également citer l’œuvre de Jean-Baptiste Say qui correspond, elle aussi, à de « l’économie étroite » en ce sens.
Notons toutefois qu’il s’agit ici d’une simplification abusive du raisonnement axiomatique proposé par les théoriciens du choix social. En effet, si les questions de choix politique ou d’évaluation des états sociaux tendent à être posées en termes de préférences individuelles, dans le cadre arrovien celles-ci ne sont pas réduites a priori à une logique de maximisation égoïste.