Section III. Portée de l’approche par les capabilités : dépasser le théorème d’impossibilité d’Arrow ?

Présentée par Sen (1980a) comme un prolongement naturel de l'intérêt de Rawls (1971) pour les biens premiers, l’approche par les capabilités apparaît dans le cadre d'une discussion de philosophie morale sur l'égalité. Il la mobilise et l’approfondit ensuite lors de l'exploration de sujets plus empiriques dans le cadre cette fois de l'économie du développement. Bien que cette approche soit souvent considérée comme un dépassement de la théorie rawlsienne de la justice, l'approche par les capabilités de Sen est délibérément laissée incomplète et ne constitue pas à proprement parler une théorie de la justice 18 . Les applications peuvent être diverses dans leurs formes comme dans leurs objectifs, pouvant servir aussi bien les travaux des universitaires que ceux des activistes ou des conseillers politiques :

‘[Les applications] peuvent être abstraites et philosophiques, ou appliquées et pratiques. Elles peuvent être théoriques et empiriques. Elles peuvent concerner des dimensions sociales, politiques, économiques, légales, psychologiques ou autres de l’avantage, prises ensemble ou individuellement ou sous n’importe quelle forme de combinaison. Elles peuvent être définies pour un contexte global ou local. (Robeyns, 2005, p. 70)’

Sen n’a jamais spécifié de format d’application ou de liste universelle de capabilités. En cela, il se distingue de Martha Nussbaum, une philosophe avec qui il a pourtant collaboré 19 . Les différences entre l’approche par les capabilités de Sen et celle de Nussbaum peuvent être mieux comprises si l’on garde à l’esprit leurs domaines de spécialité respectifs. Nussbaum est plutôt ancrée dans la philosophie aristotélicienne et la recherche sur la « vie bonne », voire même les approches en termes de droits constitutionnels. En revanche, les travaux de Sen trouvent leurs racines et leur motivation dans l’économie du bien-être, et plus spécialement dans son dernier avatar, la théorie du choix social. Pour cette raison, ses travaux reposent sur la recherche de procédures démocratiques justes et cohérentes pour établir une liste de capabilités (Robeyns, 2005, p. 71).

L’approche par les capabilités telle que la conçoit Sen ne possède donc ni les ambitions ni le caractère prescriptif d’une théorie de la justice. On ne peut donc pas l’envisager comme alternative à la théorie de la justice comme équité de Rawls. Bien qu’elle soit souvent présentée en des termes très philosophiques ou qu’elle semble s’adresser plus spécialement aux économistes du développement, voire aux économistes féministes 20 , nous pensons que cette approche est issue d’un programme de recherche très néoclassique. Plus précisément, nous souhaitons montrer que Sen a élaboré l’approche par les capabilités comme une approche du choix social visant à dépasser le « théorème d'impossibilité » d’Arrow (1950, 1951), plutôt que comme un prolongement de la théorie de la justice rawlsienne. Ce point de vue est peu courant et cela se comprend lorsque l’on considère l’apparent éclatement de ses travaux. Si l’on se réfère à sa bibliographie publiée par l’Académie Royale des Sciences de Suède (1999b), on remarque une classification de ses écrits en pas moins de douze thèmes 21 , dont la plupart sont des champs spécialisés de la discipline générale que forme la « science économique » 22 . L’approche par les capabilités est principalement abordée en philosophie morale, en économie du développement et en économie de la famille 23 .

Pourtant, l’enjeu véritable de cette approche — que ni les féministes, ni les économistes du développement, ni les philosophes ne semblent avoir perçu — est, à notre sens, de faire évoluer la théorie économique orthodoxe en redéfinissant ses concepts, en élargissant ses méthodes et surtout en déplaçant son objet. Ce sont bien ses travaux en économie normative qui ont mené Sen au développement de son approche, inaugurant une nouvelle manière de penser le choix collectif en économie. Selon nous, il offre ainsi une possibilité de sortir l’économie de l’impasse éthique dans laquelle elle se trouve depuis les années 1950, en raison des conclusions que l’on a tiré de la monographie d’Arrow (1951), à savoir :

‘que cette étude pose le problème éthique dans sa plus grande généralité. Et comme ce travail conclut de façon pessimiste par son fameux « théorème d’impossibilité », l’attitude indiquée s’ensuit. Or, en réalité, d’autres approches sont possibles (fondées, par exemple, sur la liberté ou sur l’égalité plutôt que d’abord sur le « bien-être »), et le problème dans Choix Social est beaucoup plus limité qu’il y paraît, en même temps qu’il est abusivement exigeant eu égard à la question réelle. (Kolm, 1986, p. 311)’

Or, si les spécialistes de la question savent bien aujourd’hui que « d’autres approches sont possibles », c’est en grande partie grâce au travail considérable fourni par Sen depuis le début des années 1960 à la fois en économie du bien-être et en théorie du choix social, l’amenant à développer une nouvelle perspective en économie normative.

Dès son ouvrage de 1970, Collective Choice and Social Welfare, il introduit dans la réflexion sur les choix collectifs et sur l’évaluation des états sociaux deux préoccupations qui remettent en causes les principes-clés de l’orthodoxie. En premier lieu, il s’agit de la préoccupation pour la liberté individuelle, avec laquelle Sen montre que le critère parétien — pierre angulaire de la nouvelle économie du bien-être et de la théorie du choix social — peut entrer en conflit. En second lieu, sa préoccupation pour l’égalité l’amène à reposer une question taboue depuis la fin des années 1930, celle des comparaisons interpersonnelles d’utilité. En effet, Robbins (1938) avaient puissamment démontré, en s’appuyant sur Jevons (1871), que ces comparaisons n’avaient aucun fondement scientifique et qu’elles devaient en conséquence être abandonnées. Le courant positiviste aidant, les économistes furent persuadés qu’il ne fallait plus y avoir recours.

Certes Sen est aussi conscient que les utilités individuelles possèdent des limites sérieuses en tant qu’espace de comparaisons interpersonnelles. Cependant, il trouve tout à fait dommage que Robbins ait plus cherché à établir la proposition négative déniant le caractère « scientifique » des comparaisons interpersonnelles, que la proposition positive affirmant le caractère « normatif » ou « éthique » de ces comparaisons (Sen, 1993, p. 31). Il lui semble en effet fondamental de réfléchir à cette question de la norme ou de la conception du « bien » permettant ce type de comparaisons, partageant certainement le point de vue selon lequel « on ne peut pas décemment construire un concept de volonté générale sans faire intervenir des considérations de justice — lesquelles impliquent de donner sens aux comparaisons interpersonnelles » (Dupuy, 1992, p. 40). Il faudra toutefois attendre 1979 pour que le concept de « capabilité » émerge dans l’esprit de Sen et qu’il le propose comme « dimension moralement pertinente » où rechercher l’égalité (Sen, 1980). Ce concept n’aurait toutefois certainement jamais vu le jour sans, d’une part, une réflexion approfondie sur les notions de liberté et de rationalité individuelle, en parallèle avec sa réflexion sur la rationalité collective ; et d’autre part, un investissement important dans des études empiriques portant sur les famines ou les inégalités hommes-femmes, apparemment indépendantes de ses travaux théoriques. Depuis, Sen n’a cessé d’approfondir et de défendre son approche par les capabilités, dont chaque tentative d’application exige un travail en amont de spécification des capabilités pertinentes et de leur importance relative en lien avec le contexte et les objectifs de l’évaluation. C’est en ce sens qu’il s’agit pour Sen d’une perspective de choix social, et non d’un travail d’expert à la recherche de principes universels de justice.

Notes
18.

 Nous pouvons parler d'une approche de la justice ou du choix social, mais non d'une théorie en ce sens que Sen ne spécifie à aucun moment de principes agrégatifs et prescriptifs.

19.

 L’approche par les capabilités de Nussbaum contient en effet une liste normative de « capabilités humaines centrales » envisagée comme une liste des « choses les plus urgentes, sans lesquelles une société ne peut être juste » (Nussbaum, 1999, p. 41). Son approche est clairement prescriptive, et ce d’autant plus qu’elle est conçue pour avoir une portée universelle — ce qui l’éloigne aussi de la théorie de la justice rawlsienne envisagée seulement pour les « démocraties constitutionnelles modernes » (Rawls, 1995, p. 36).

20.

 L’économie féministe est une branche assez récente, dont le fondement est souvent rattaché à la naissance de l’International Association for Feminist Economics (IAFFE) en 1990 et du journal Feminist Economics en 1994. Il s’agit d’un courant interdisciplinaire, dont les tenants se rangent parmi les économistes « hétérodoxes ». En s’attachant aux problématiques issues de la pensée féministe, l’objectif est principalement de dénoncer le biais sexiste de la théorie économique traditionnelle qui sous-estime la contribution économique des femmes.

21.

 Les douze thèmes sont : (I) Théorie du choix social, (II) Économie du bien-être, (III) Mesures économiques, (IV) Théorie axiomatique du choix, (V) Rationalité et comportement économique, (VI) Méthodologie économique, (VII) Nourriture, famines et faim, (VIII) Inégalité de genre et économie de la famille, (IX) Capital, croissance et répartition, (X) Développement économique, (XI) Évaluation de projet et analyse coût-avantage, (XII) Éducation et planification de la main d’œuvre, (XIII) Travail et emploi, (XIV) Économie et société indiennes, (XV) Philosophie sociale, politique et légale, (XVI) Éthique et philosophie morale.

22.

 Signalons ici que le terme « économie politique » serait certainement plus approprié que « science économique », étant donné les engagements de Sen pour faire de l’économie une discipline morale, mais également politique. Toutefois, nous verrons que le fait qu’elle soit morale et politique ne rend pas, pour lui, la discipline moins scientifique.

23.

 Dès lors, il n’est pas surprenant que cette approche ait été divulguée en France par une philosophe — Monique Canto-Sperber (1991) —, et non par un économiste.