Section IV. Objectifs et organisation de la thèse

Comme le note Evelyn Forget (2002, p. 229), il y a deux manières de raconter l’histoire des innovations intellectuelles. L’une consiste à incarner l’histoire intellectuelle dans les accomplissements d’un individu génial ; l’autre raconte l’innovation intellectuelle comme le résultat de « forces transpersonnelles », parlant d’idéologies, de modes de production et de programmes scientifiques plutôt que de penseurs particuliers. Notre manière de raconter les transformations de l’économie normative depuis 1970 appartient donc à la première catégorie. Cependant, nous espérons éviter l’écueil d’extraire l’auteur qui nous intéresse de son contexte historique (culturel, académique, géographique…) et de parler de ses innovations de façon atemporelle. Notre histoire replace, autant qu’il nous l’a été possible, les travaux novateurs de Sen dans leur période et leur lieu d’émergence, afin de ne pas négliger les circonstances sociales ou l’environnement institutionnel dont ils sont indéniablement tributaires.

Notre étude de l’approche par les capabilités conforte l’idée que le savoir économique est « un dans l’infinité des potentialités perdues » (Dockès, Servet, 1992, p. 344). En retraçant l’histoire de sa production, voire même de sa réception — ce qui n’est pas sans lien —, nous montrons en effet qu’il s’agit d’une construction théorique contingente et imparfaite 24 . Partant, nous ne considérons pas l’approche de Sen comme le passage obligé d’un dépassement ou comme une marche vers un progrès certain. En allant au-delà d’une perspective méthodologique qui s’intéresserait aux méthodes et aux résultats issus du parcours scientifique de Sen, nous visons trois objectifs : clarifier les concepts mobilisés dans les approches économiques de la justice, mettre en lumière les origines de l’économie normative actuelle, souligner la pensée originale de Sen et l’importance de sa contribution pour le développement d’une économie de la justice sociale.

Sen est l’un des principaux économistes contemporains dont les travaux ont permis le renouvellement des théories économiques de la justice. L’un des intérêts de notre thèse est donc de contribuer à l’analyse conceptuelle autour du thème de justice, grâce à une perspective historique allant de la théorie du choix social à la théorie du développement humain. Sen prend souvent position par rapport aux approches qui lui sont contemporaines, comme le parétianisme d’Arrow, l’utilitarisme de Harsanyi, la justice selon Rawls, le libertarisme de Nozick, et même l’approche par les capabilités de Nussbaum. En outre, les arguments avancés par Sen, bien que présentant souvent une authentique originalité, ont été développés comme des variations sur des thèmes anciens. Cela comprend, par exemple, son usage de la « vie bonne » d’Aristote — qui renvoie au thème plus général de la liberté —, mais aussi ses réflexions autour de la « sympathie » d’Adam Smith. En étudiant les controverses dans lesquelles Sen s’est impliqué, les critiques par lesquelles il s’est illustré et les relectures d’auteurs anciens grâce auxquelles il a affiné et affirmé ses arguments, nous souhaitons clarifier les concepts mobilisés dans les approches économiques de la justice.

Ensuite, notre perspective permet de montrer les origines ou points de départ des approches récentes de l’économie normative. Sen est en effet un économiste qui a su relier le versant technique de l’analyse économique et une réflexion philosophique prenant en compte la dimension culturelle de ce savoir (Schmidt, 1998, p. vi). En débutant sa formation d’économiste dans les années 1950, il s’est confronté aux travaux d’Arrow et sa contribution à l’économie normative, suivant l’air du temps, est celle d’un théoricien du choix social. Cependant, il replace la théorie moderne du choix social dans une longue tradition de pensée sur les exigences d’un choix collectif, remontant à la philosophie politique d’Aristote et passant par les controverses entre Jean-Charles de Bordat et le Marquis de Condorcet sur la théorie du vote. Parallèlement, Sen n’évite pas les incursions en philosophie morale, rappelant qu’en reprenant la « fonction de bien-être social » Arrow s’est inspiré de l’économie du bien-être, et donc de ses fondements (ou vestiges) utilitaristes. En ce sens, les écrits de Sen sont souvent à la lisière des deux disciplines que sont l’économie normative et la philosophie morale, cherchant à évaluer la pertinence des présupposés moraux qui sous-tendent les hypothèses des économistes.

Finalement, notre démarche vise à éclairer la pensée originale de Sen et définir sa contribution au développement de l’économie de la justice sociale. D’une part, ses contributions à l’économie normative sont, à notre sens, les plus significatives, parce que les plus générales, de son œuvre. Nourries de ses autres recherches en particulier sur les famines, les inégalités entre hommes et femmes, ou le développement humain, elles ont permis une clarification de la théorie du choix social, et surtout un renouvellement de l’économie du bien-être et du développement grâce à une perspective normative assumée pleinement. D’autre part, ses contributions sont sans doute parmi les plus notoires au sein du corpus actuel de l’économie et de la philosophie normatives. Tout en ayant une singularité certaine liée aux engagements et partis pris de Sen sur le plan méthodologique et éthique, elles révèlent également l’état d’avancement, les questionnements et, d’une certaine manière, la philosophie qui caractérisent ces champs de recherche depuis les années 1970. Ceci est d’autant plus vrai que Sen a été l’un des précurseurs du changement d’orientation de l’économie normative en soulevant un certain nombre de problématiques nouvelles, questionnant la philosophie morale à la base des évaluations sociales et la philosophie politique au fondement des choix collectifs.

Afin de discuter du sens et de la portée de l’approche par les capabilités de Sen, il nous a semblé opportun, voire nécessaire de nous pencher aussi sur ses écrits qui ne concernent pas directement cette approche — en particulier ceux qui sont du ressort de la méthodologie économique, de l’économie du bien-être, de la théorie du choix social et de la théorie du choix rationnel. Bien que les liens ne soient pas toujours apparents, surtout dans ses publications « pré-capabilités », nous pensons que l’ensemble de ce corpus forme un tout cohérent et participe d’une même démarche générale. En effet, nous croyons avec Arrow (1999, p. 163) que « son travail est un tout et la manière dont les différentes parties interagissent doit être comprise pour voir l’importance de sa contribution ». Arrow ajoute que « contrairement à certains travaux ayant été récompensés du prix Nobel, spécialement dans la théorie économique, on ne peut rendre justice au travail de Sen […] à partir d’un ou deux papiers fondateurs, bien qu’il y en ait eu plusieurs » (Ibid.). Chaque niveau de son analyse — formalisée, conceptuelle, et empirique —, quel que soit le champ d’étude, apporte sa pierre à l’édifice d’une œuvre dont l’unité se situe dans sa préoccupation omniprésente pour la répartition du bien-être, quelle que soit la compréhension de ce concept.

C’est également l’opinion d’Ingrid Robeyns et de Sabina Alkire, qui ont cherché à appliquer l’approche par les capabilités de Sen dans différents domaines — respectivement les inégalités entre hommes et femmes en Europe du Nord et l’évaluation de projets d’organisation non-gouvernementale au Pakistan. La première estime que « Sen a développé son approche graduellement, en un sens organiquement, et l’a substantiellement défini pendant ces trente dernières années » (Robeyns, 2000, p. 2), ce qui rend injustes les critiques qui se fondent sur une lecture « mono-disciplinaire, partielle, et donc une perspective limitée » (Ibid.). La seconde a amplement discuté l’approche par les capabilités proposée par Sen en incluant ses autres écrits, sans quoi « de nombreuses questions seraient restées en suspens » (Alkire, 2002, p. 87). Elle ne souhaitait pas non plus limiter son enquête aux applications de Sen lui-même dans divers contextes en raison de leur caractère spécifique et réducteur comme lui-même l’a souligné.

Nous avons choisi d’organiser notre thèse autour de deux grandes parties. La première propose une étude de l’apparition du concept de « capabilité » dans les écrits de Sen. Dans le premier chapitre, nous verrons ainsi que Sen introduit ce concept dans le cadre de débats en philosophie morale sur l’avantage individuel qu’il convient d’évaluer pour traiter de la justice sociale. Nous montrerons aussi la manière dont l’élaboration de ce concept s’est nourrie de ses recherches en économie du développement, notamment concernant les sujets très empiriques de la famine et des inégalités entre hommes et femmes. Le second chapitre est, quant à lui, consacré à la manière dont Sen a progressivement développé son « approche par les capabilités », ce qui permet de mieux comprendre sa conception assez originale du rôle et de la position de l’évaluateur. Contrairement à la plupart des théoriciens de l’économie normative ou de la philosophie morale et politique, Sen ne défend pas l’idée d’impartialité ou de neutralité éthique. Pour lui, l’objectivité ne peut être que « positionnelle ». Ce point de vue est également à la source d’un refus d’établir une liste de capabilités sur la base de laquelle on pourrait fonder des évaluations quel que soit le contexte. Il en découle que son approche ouverte ne peut en aucun cas constituer une théorie complète de la justice.

La seconde partie vise à éclairer les positionnements de Sen en philosophie morale et politique par son parcours d’économiste et notamment par son ancrage dans la théorie du choix social. Le troisième chapitre confronte les conceptions respectives de Sen et d’Arrow, fondateur de cette théorie, et tente d’expliquer leurs divergences d’orientations méthodologiques et éthiques. En effet, quel que soit le degré de détermination de la science — des questions qu’elle pose, des idées philosophiques dans lesquelles elle s’exprime —, l’orientation et le style des recherches sont marqués par le caractère des hommes, leurs affinités particulières et le hasard des rencontres. Pour cette raison, nous commencerons par mettre en lumière le contexte personnel et académique de la production intellectuelle de Sen afin d’éclairer le contenu et les enjeux de ses contributions qui, loin d’être linéaires, sont — comme dans toute construction de pensée — tissées de tâtonnements, d’emprunts et d’ambiguïté.

Dans le quatrième chapitre, nous verrons comment Sen a considéré le théorème d’Arrow sous un angle programmatique, et non funeste, en cherchant à mieux comprendre les implications normatives des axiomes postulés, et en en proposant de nouveaux. Parallèlement, il s’est engagé dans une réflexion philosophique sur les catégories mêmes utilisées par la théorie, ainsi que sur les présupposés moraux retenus implicitement ou explicitement. Au fur et à mesure de ses avancées critiques et novatrices, il est arrivé à un point où ses travaux ne pouvaient plus s’inscrire dans le cadre et la méthodologie arrovienne. Son ouvrage de 1970 annonce les grands tournants de son orientation. Nous en avons repérés trois que nous étudierons un à un 25 .

Enfin, le cinquième et dernier chapitre montre à quel point ses travaux sur la rationalité sociale et individuelle l’ont amené à se pencher plus spécifiquement sur la nature de l’individu — considéré par Sen comme catégorie intermédiaire entre agent isolé et homme universel — et sur son lien à la société. Puisqu’il considère l’individu comme à la fois un sujet moral responsable de lui-même et un être historique, social, façonné en quelque façon par son appartenance à un monde contingent, il s’avère nécessaire d’en tirer les conséquences pour l’élaboration d’évaluations du bien-être individuel et social in fine. C’est sur cette tension que s’appuie sa recherche de réponse aux trois questions fondamentales qui traversent son œuvre : Qu’est-ce que la liberté humaine (éthique) ? Comment l’évaluer (positif) ? Comment la développer (prescriptif) ?

Notes
24.

 En cela, nous admettons volontiers avec Pierre Dockès et Jean-Michel Servet (1992, p. 341) que « les théories actuelles sont le résultat de toute une série de choix successifs antérieurs, très fortement irréversibles, liés à des conjonctures particulières (questions spécifiques ou querelles d’écoles, réseaux sociologiques, personnalité des auteurs et caractère des œuvres, etc.) ».

25.

 1. la réintroduction d’une discussion sur les jugements de valeur en économie ; 2. l’orientation de l’évaluation vers la liberté individuelle plutôt que l'utilité ; 3. l’évacuation du tabou des comparaisons interpersonnelles.