Section I. « Capabilités » versus « Utilités »

La conférence Tanner de Sen en 1979 est l’occasion pour lui d’exposer son insatisfaction quant aux réponses fournies par la philosophie morale à la question « quelle égalité ? ». Dans son argumentaire, il attaque en fait les trois types d’égalité qui ont été l’objet d’une attention toute particulière en économie : « 1/ l’égalité utilitariste, 2/ l’égalité d’utilité totale et 3/ l’égalité rawlsienne » (Sen, 1980a, p. 197). Il s’agit de conceptions bien connues de lui puisqu’il en explore les avantages et les limites depuis ses premiers travaux en économie du bien-être qui datent du milieu des années 1960. Dès lors, l’originalité de cette présentation vient de la conclusion à laquelle il a finalement abouti selon laquelle « si leurs lacunes sont différentes et contrastées, il n’est même pas possible de construire une théorie satisfaisante à partir de la combinaison de ces trois types d’égalité » (Ibid.). Or cette conclusion pessimiste l’amène néanmoins à la démarche plus constructive de proposer la notion d’« égalité des capabilités de base ». Si cette dernière ne représente certes pas une « combinaison » des autres notions examinées, il n’en reste pas moins que, pour l’élaborer, Sen s’est nourri des avantages respectifs que présentaient les notions qu’il voulait abandonner. En précisant que « l’égalité des capabilités de base peut être considérée comme un prolongement de l’analyse de Rawls dans une direction non fétichiste » (Ibid., p. 219), Sen semble indiquer que sa contribution cherche à fonder un espace conceptuel entre la subjectivité du welfarisme et une théorie purement objective du bien-être humain.

Dans cette première section, nous chercherons à montrer que la formulation par Sen (1980a) d’un nouvel espace où rechercher l’égalité représente un premier aboutissement d’une volonté affirmée dès 1974 de fournir une « théorie plus complète » (Sen, 1974a, p. 308) que l’utilitarisme ou celle de Rawls pour l’étude des problèmes de répartition. Cinq ans plus tard, après avoir examiné en détail les failles de la doctrine la plus influente en économie du bien-être — l’utilitarisme — et les limites de l’alternative proposée par Rawls (1971), sa démarche se veut enfin constructive. Cependant, il nous semble important de revenir sur les insatisfactions de Sen par rapport à la manière dont les économistes abordent généralement les questions de répartition afin de présenter ensuite la nouvelle orientation qu’il propose. Lui-même l’ayant conçue en se positionnant par rapport aux théories en vigueur, on ne peut donc l’envisager de façon tout à fait indépendante.