A. La critique senienne de l’utilitarisme en particulier et du welfarisme en général

La référence éthique privilégiée en économie, notamment dans le domaine de l’économie normative, a longtemps été l’utilitarisme. Et c’est en effet sous l’influence de la philosophie de Bentham (1789) que Pigou (1932 [1920]) fonde l’« économie du bien-être », considérant la somme des utilités individuelles comme mesure du bien-être social 27 . Autrement dit, les états sociaux alternatifs sont envisagés selon leur valeur en termes de cette somme. Il n’est donc pas surprenant que Sen (1980a) commence par l’examen de cette doctrine, adressant des critiques envers ce qu’il appelle l’« égalité utilitariste ».

La formulation « égalité utilitariste » révèle une certaine forme de provocation de la part de Sen, puisque comme il l’écrit lui-même : « L’objectif utilitariste est de maximiser le total de l’utilité indépendamment de la répartition » (Sen, 1980a, p. 198). Cependant, il ajoute dans la même phrase : « mais cela nécessite l’égalité de l’utilité marginale de tous les individus ». L’« égalité utilitariste » consiste donc en l’égalité d’utilité marginale qui, « selon une interprétation possible […] représente l’égalité de traitement des intérêts de chacun » (Ibid., p. 199). Pour lui, cette conception n’a de sens qu’à la condition que soit défini « un système de mesure des caractéristiques d’utilité tel que l’échelle d’utilité de chaque personne soit coordonnée avec celle de tous les autres individus, de façon que l’égalité d’importance sociale soit simplement représentée à la même échelle que l’égalité d’utilité marginale » (Ibid., p. 200). Mais cela supposerait que les utilités et les comparaisons interpersonnelles d’utilité n’aient aucun contenu descriptif indépendant de ce que Sen appelle l’« importance sociale relative » ou l’« importance morale des besoins ». Or, ce n’est pas la position adoptée par les utilitaristes puisqu’ils considèrent que les utilités ont un contenu descriptif comparable d’une personne à l’autre. En outre, si l’on choisissait comme procédure de détermination des échelles de partir de la « position originelle » interprétée comme la probabilité égale d’être n’importe qui 28 , il n’est pas certain que l’on choisirait de maximiser la somme d’utilité — et donc l’égalisation des utilités marginales. Par exemple, Rawls (1987, p. 10 [1971]) estime que cette option va à l’encontre « des droits et des libertés de bases des citoyens en tant que personnes libres et égales ».

Dans tous les cas, l’utilitarisme n’apporte guère de réponse quant à la répartition des utilités en elles-mêmes. Il semble même que « le gain le plus infime de la somme totale des utilités serait supposé l’emporter sur les inégalités de répartition les plus criantes » (Sen, 1980a, p. 202). Dans son ouvrage sur l’inégalité économique, Sen (1973a, p. 16) avait déjà interrogé l’étrangeté du recours courant à l’utilitarisme pour les jugements de répartition, et la chose plus étrange encore que représente sa réputation de critère « égalitariste ». Selon lui, les raisons de cette contradiction manifeste — entre l’absence de considération pour la répartition interpersonnelle de l’utilité totale et cette réputation égalitariste — reposent sur « une coïncidence très spéciale liée à des hypothèses extrêmement simples » (Ibid.) :

‘La maximisation de la somme des utilités individuelles à travers la répartition d’un revenu total donné entre différentes personnes nécessite d’égaliser les utilités marginales du revenu des différentes personnes, et si l’hypothèse spécifique selon laquelle tout le monde a la même fonction d’utilité est posée, alors égaliser les utilités marginales revient à égaliser les utilités totales aussi. Marshall et d’autres ont noté cet aspect de l’utilitarisme, bien qu’ils n’étaient pas dans une urgence particulière pour en tirer des prescriptions politiques radicales concernant la répartition. Mais, quand l’attaque envers l’utilitarisme est survenue, cet aspect singulier a été souligné.’

Sen avait dès lors souhaité rétablir le véritable caractère de l’utilitarisme qui, à son sens, est profondément inégalitaire. Sa démonstration était assez simple, consistant à considérer le cas où une personne A obtient exactement deux fois plus d’utilité qu’une personne B à partir d’un niveau de revenu donné, parce que B a un handicap (Ibid., p. 17). Dans le cadre des comparaisons interpersonnelles utilitaristes, cela signifie que la personne-juge conçoit la position de A comme deux fois meilleure que celle de B pour tout niveau de revenu donné égal pour chacun. Dans ce cas, la règle de maximisation de la somme des utilités individuelles de A et B entraîne que A reçoive un revenu plus élevé que B. Ainsi, au lieu de réduire l’inégalité, cette règle utilitariste de répartition améliore la situation de A qui était pourtant déjà le mieux loti 29 . Il s’agit d’un exemple que Sen reprend dans sa conférence de 1979, ajoutant la précision suivante :

‘Le contenu descriptif de l’utilité est très important dans ce contexte. De toute évidence, si l’échelle des utilités reflétait l’importance morale, le souci d’accorder la priorité au revenu pour le handicapé reviendrait simplement à attribuer une utilité marginale plus élevée ; mais il s’agit là [...] d’une interprétation très particulière [et fondamentalement opposée à celle des utilitaristes], totalement dépourvue de contenu descriptif. (Sen, 1980a, p. 204)’

Le fait d’admettre la diversité fondamentale des êtres humains amène donc Sen (Ibid., p. 202) à « condamner la conception utilitariste de l’égalité, et son optique marginaliste » 30 . Sa démarche critique passe à la fois par l’implication de cette doctrine sur un cas pratique dont le résultat est contraire à ce qu’indiquerait notre intuition morale — comme nous venons de la voir — mais aussi par l’examen du principe général qui fonde cette doctrine. À ce deuxième niveau, il montre bien que si l’on accorde de l’importance à la répartition du total des utilités, le soi-disant égalitarisme de l’utilitarisme n’est qu’un résultat fortuit lié à l’hypothèse forte selon laquelle tous les individus ont la même fonction d’utilité. En effet, étant donné la fréquence des violations de cette hypothèse, le principe général d’égalisation des utilités marginales est tout à fait étranger à une préoccupation pour la répartition de l’utilité totale.

Notons toutefois qu’au moment où Sen écrit ces lignes peu d’auteurs se réclament ouvertement de l’utilitarisme, mais Richard Hare (1976, pp. 116-117) et John Harsanyi (1975, 1977) justifient encore le bien fondé de cette doctrine en arguant justement de son aspect égalitaire. C’est d’ailleurs à ce sujet qu’une controverse importante 31 entre Sen et Harsanyi a lieu au début de la décennie 1970. Et ce dernier avait clos son argumentaire en faisant une « grave objection morale » à la tentative de Sen (1973a) de pondérer les utilités individuelles de manière à mieux refléter la préoccupation pour l’égalité :

‘Toute fonction de bien-être social non linéaire dans les utilités individuelles restera moralement complètement inacceptable, indépendamment de sa forme mathématique spécifique, parce qu’elle amène forcément une discrimination injuste entre différents individus en assignant grossièrement des priorités sociales inégales envers les besoins humains également urgents d’une personne et d’une autre. (Harsanyi, 1977, p. 295)’

Or, c’est précisément ce fondement de l’importance morale des besoins sur la seule notion d’utilité que Sen conteste. Lors d’une conférence Walras-Bowley pour la rencontre de l’Econometric Society le 24 juin 1976, Sen (1977b) 32 avait formulé une critique originale des analyses du bien-être social se fondant exclusivement sur l’information de l’utilité individuelle 33 , au rang desquels on trouve en premier lieu l’utilitarisme. Il s’agissait alors de remettre en cause la « neutralité » affichée par les approches n’utilisant aucune information autre que les bien-être individuels engendrés par les diverses alternatives sociales considérées (Sen, 1977b, p. 1559). Parmi ces approches, on ne trouve pas uniquement l’utilitarisme dans sa forme traditionnelle ou moderne, puisqu’un certain nombre de nouvelles approches en économie du bien-être s’en sont distinguées depuis les années 1930, passant notamment du cardinalisme à l’ordinalisme des fonctions d’utilité ne permettant plus la maximisation de l’utilité totale. Pour cette raison, Sen (Ibid.) a proposé le terme « welfarisme » 34 pour qualifier ce type d’approche.

Afin de montrer le caractère inapproprié du welfarisme — qui constitue pourtant le cadre standard en économie du bien-être —, il a adopté une grille de lecture mettant en avant ses « contraintes informationnelles », c’est-à-dire les informations admises, mais surtout les informations typiquement exclues de l’évaluation. Ainsi, il rappelle assez pertinemment que toute démarche d’évaluation se caractérise par sa base d’information, c’est-à-dire par l’ensemble des informations dont il est nécessaire de disposer pour formuler un jugement conforme à cette démarche, mais aussi — et ce n’est pas le moins important — par l’ensemble des informations exclues de l’évaluation directe. Par définition, l’information exclue n’est pas admise à exercer la moindre influence sur les jugements d’évaluation et, bien que ce processus reste le plus souvent implicite, le caractère même de la démarche est fortement influencé par son insensibilité à l’égard de l’information exclue.

L’une des manières d’appréhender le welfarisme pourrait donc être de considérer sa capacité à intégrer des valeurs ou des principes sociaux généraux largement reconnus. Par exemple, Sen estime que la liberté fait partie des valeurs les mieux partagées et, pour lui, elle implique : « l’assignation de droits aux personnes non sur la base de comparaisons de bien-être, mais de la reconnaissance d’une relation spéciale entre une personne et certains choix pensés comme relevant de son domaine ‘personnel’ » (Sen, 1977b, p. 1559). Or, de tels droits ne sont pas pris en compte par le welfarisme, et même peuvent entrer en conflit les principes retenus comme Sen (1970b) l’avait montré formellement avec l’établissement du paradoxe libéral parétien 35 . Il se peut également que l’on souhaite définir l’égalité par rapport à une autre caractéristique que le bien-être, comme « le revenu, la santé, l’éducation, le traitement devant la loi » ou même le principe de « revenu égal à travail égal » (Sen, 1977b, p. 1561). Mais toute tentative de ce type violerait le principe du welfarisme.

En ce qui concerne la théorie welfariste particulière que représente l’utilitarisme, dans lequel seule la somme, ou la moyenne, des niveaux de bien-être individuels importe, Sen (1977b, p. 1567) a identifié en particulier cinq types d’informations exclues :

‘(1) en ce qui concerne les états sociaux, sont exclues les informations autres que celles liées aux divers bien-être individuels qu’ils produisent ;’ ‘(2) en ce qui concerne les personnes, sont exclues les informations autres que leur bien-être ;’ ‘(3) en ce qui concerne les états sociaux alternatifs, impossible de savoir si un ensemble donné d’unités de bien-être correspond à la même personne (peu importe qui) ;’ ‘(4) en ce qui concerne le bien-être individuel, sont exclues les informations autres que celles liées aux deux états qui sont classés dans une comparaison binaire ;’ ‘(5) Est exclue l’information sur les niveaux de bien-être individuel, par opposition aux unités de bien-être.’

Comme Sen (1980a, p. 211) le précisera encore, « [l]e welfarisme suppose qu’on accepte non seulement l’intuition partagée que tout plaisir a une valeur […], mais aussi la proposition beaucoup plus discutable selon laquelle il faut accorder aux plaisirs un poids relatif seulement en fonction de leur intensité respective, indépendamment de la source du plaisir et de la nature de l’activité qui l’accompagne ». Partant, en traitant le bien-être social exclusivement comme une fonction de vecteurs de bien-être individuels, la portée du welfarisme est très restreinte — d’autant plus que l’information sur le bien-être est elle-même souvent très pauvre ou difficile à obtenir. Les limites du welfarisme sont encore plus patentes lorsqu’on s’intéresse à des évaluations statistiques comme l’inégalité et la pauvreté. Toutefois, « son rejet peut prendre de nombreuses formes différentes — pures et mixtes — tant que l’on évite de passer sous silence les informations relatives à l’utilité » (Ibid., p. 212).

Notes
27.

 Rappelons simplement ici que le calcul utilitariste, tel qu’il est pratiqué par Pigou est considéré « sous une forme hypothétique, dégagée des partis pris doctrinaux de Bentham et de Mill » (Mongin, 1999, p. 531).

28.

 Sen reprend ici la définition d’Harsanyi (1953, pp. 434-435) des jugements de valeurs impersonnels au plus haut degré. Cependant, il précise qu’il ne trouve pas « l’attrait de la « position originelle » irrésistible », d’une part parce que rien est clair quant au choix qui en découlerait et, d’autre part parce qu’elle n’est sans doute pas la meilleure base pour des jugements moraux dans des situations réelles (Sen, 1980a, p. 201).

29.

 Sous-entendu dans ce cas, la personne B accuse un désavantage tant du point de vue de l’utilité totale — son utilité totale est inférieure à celle de A pour un revenu donné — que de l’utilité marginale — l’utilité qu’elle retire d’une unité de revenu supplémentaire est inférieure à l’utilité qu’en retire A.

30.

 Notons que Sen présente ici une situation simple dans laquelle l’utilité totale est indépendante de sa répartition. Mais il précise que, dans une situation autre, le problème reste inchangé car « la maximisation de la somme totale des utilités exige de poursuivre les transferts jusqu’au point où le gain d’utilité marginale des gagnants équivaut à la perte d’utilité marginale des perdants, compte tenu de l’effet des transferts sur la taille et la répartition du gâteau » (Sen, 1980a, p. 200).

31.

 Cette controverse s’est notamment clairement illustrée lors du 5ème Congrès International de Logique, de Méthodologie et de Philosophie des Sciences qui s’est tenu à l’Université d’Ontario Ouest au Canada du 27 août au 2 septembre 1975 — donnant lieu à des commentaires pour le moins acerbes de la part d’Harsanyi et une conclusion « triste » de Sen devant l’entêtement d’Harsanyi à soutenir l’utilitarisme. Les actes de ce congrès ont été publiés en 1977. Nous l’examinerons plus largement dans le chapitre 4 (section 3, C).

32.

 Le texte de cette conférence fut publié en octobre 1977 dans la revue Econometrica sous le titre « On Weights and Measures: Informational Constraints in Social Welfare Analysis ».

33.

 Notons que Sen ne fait pas vraiment ici de distinction entre les différentes interprétations du concept d’utilité que sont notamment le bonheur (favorisé par Bentham), la satisfaction des désirs (privilégiée par les utilitaristes modernes) ou la préférence révélée. Mais dans d’autres contextes, Sen (1977d par exemple) a adressé des critiques différenciées à ces acceptions distinctes. À ce sujet, précisons que si Sen réprouve le fondement exclusif sur l’information de l’utilité, il considère en outre que la dernière interprétation citée est de toutes façons inadéquate à saisir une quelconque idée du bien-être individuel.

34.

 Nous traduisons ici le terme anglais « welfarism » par le néologisme « welfarisme » couramment adopté par les commentateurs de Sen en français. Il nous semble en tout cas nettement plus approprié et moins ambigu que l’expression « économie du bien-être » de Sophie Marnat dans Sen (1993, p. 202).

35.

C’est un sujet sur lequel nous reviendrons dans le chapitre 4 (Section 3).