B. L’insatisfaction vis-à-vis de l’espace rawlsien des « biens premiers »

Une variante de l’utilitarisme en économie du bien-être a consisté à s’intéresser non plus à la maximisation de la somme totale des utilités, mais à un niveau particulier d’utilité total afin d’étudier différents types de répartition pour ce niveau. Cette deuxième perspective vise à mettre en évidence les cas d’inégalité et est appelée par Sen (1980a, p. 205) l’« égalité d’utilité totale ». Une manière de classer les diverses possibilités de répartition pour un même niveau d’utilité total a souvent été le recours à la règle du « leximin », version lexicale de la règle du maximin qui est associée au principe de différence de John Rawls (1971) — mais interprété sous l’angle des utilités alors que Rawls réfutait cette conception de l’avantage et envisageait son principe pour les « biens premiers ». Autrement dit, le critère du leximin consiste à juger la qualité d’une situation en fonction du niveau d’utilité de la personne la plus mal lotie.

Si le leximin peut être considéré comme une méthode plus adéquate pour les questions de répartition que le calcul utilitariste, Sen (1980a, pp. 208-209) n’en soulève pas moins quelques problèmes très gênants :

‘le leximin ignore les prétentions qui dépendent de l’intensité des besoins. La caractéristique ordinale […] rend cette méthode insensible à l’ordre de grandeur des gains et des pertes potentiels d’utilité. […] Outre son indifférence aux questions de quantité, le leximin n’accorde guère d’attention aux questions de nombre : il ne fait aucun cas du nombre d’individus dont les intérêts sont lésés par la défense des intérêts des plus mal lotis.’

Nous pouvons remarquer ici une différence importante par rapport à un article de 1974, « Rawls versus Bentham: An Axiomatic Examination of the Pure Distribution Problem ». En effet, cinq ans plus tôt, Sen ne trouvait pas tellement surprenant, voire même plutôt bienvenu, « étant donné l’influence prépondérante de l’utilitarisme sur la pensée politique depuis plusieurs siècles », que « Rawls se soit concentré totalement sur l’autre moitié de l’ensemble des informations » (Sen, 1974a, p. 308). D’un côté, l’utilitarisme s’intéressait aux différences de bien-être (entre une alternative sociale et une autre), de l’autre Rawls se préoccupait uniquement des niveaux de bien-être et se concentrait même spécifiquement sur le niveau du plus mal loti. Sen pensait donc qu’il serait « raisonnable » d’établir des jugements éthiques sur les questions de distribution tenant compte « à la fois des comparaisons de niveau de bien-être et des comparaisons des gains et pertes de bien-être » (Ibid.). À l’époque, il énonce un « axiome d’équité faible » 36 qui utilise le même type d’information que le critère du leximin, mais d’une façon moins extrémiste, mais semble le proposer en attendant qu’« une théorie plus complète […] émerge » (Ibid.). Entre 1974 et 1979, Sen a donc évolué sur deux points : 1) il ne pense plus qu’une bonne méthode pour étudier la répartition consisterait en un mélange des exigences de Rawls et de Bentham et 2) il ne parle plus du leximin comme d’un critère rawlsien, ayant pris conscience de l’abus d’interprétation que cela représente.

Comme nous l’avons vu plus haut, Sen (1977b) s’est entre temps rangé du côté de Rawls (1971) pour dénoncer l’usage exclusif de l’information sur l’utilité — ce que Sen appelle « welfarisme » — comme une limite majeure de l’approche de l’inégalité que ce soit en termes utilitaristes ou du leximin. Il est vrai que Sen ne pouvait plus ignorer l’ouvrage déterminant de Rawls (1971), A Theory of Justice, dont l’impact fut de renouveler radicalement la philosophiemorale et politique anglo-saxonne — sa théorie étant construite en opposition explicite à l’utilitarisme. Rawls préfère en effet se préoccuper de la répartition des « biens premiers », qui comprennent ce que « tout homme rationnel est présumé désirer », soit « les droits, les libertés et les possibilités offertes à l’individu « la liberté de mouvement et le choix de l’emploi », « les pouvoirs et prérogatives des fonctions et positions de responsabilité », le revenu et la richesse, et les bases sociales du respect de soi-même » (Rawls, 1971, pp. 91-96). En outre, il propose le « principe de différence » comme alternative au critère d’agrégation utilitariste, soit la maximisation de la situation de l’individu le plus dépourvu en biens premiers.

Comme l’écrit Robert Nozick (1973, p. 79) dans sa célèbre réponse, pourtant très critique, à Rawls :

‘A Theory of Justice représente un travail puissant, profond, subtile, large et systématique en philosophie politique et morale qui ne connaît pas son pareil, si ce n’est peut-être les écrits de John Stuart Mill. […] Tout philosophe politique, dorénavant, doit choisir entre deux options : ou travailler dans le cadre de la théorie rawlsienne ou s’expliquer sur ses raisons de ne pas le faire. 37

Dès lors, les concepts fondamentaux traitant des problèmes de justice distributive sont le fruit d’échanges dont l’impulsion est pour l’essentiel philosophique, non économique. Ces échanges constituent une source d’inspiration forte pour Sen, qui cherche à sortir l’économie du bien-être de son orientation utilitariste, ou plus largement welfariste. Selon lui, la théorie de la justice de Rawls pose un bon point de départ en ce sens, cependant elle ne constitue pas une réponse tout à fait adéquate aux questions de répartition 38 . Sen (1980a) va donc s’imposer comme l’un des acteurs majeurs du débat concernant la nature de l’attribut adéquat qu’une société juste devrait chercher à égaliser entre les individus. Sa démarche passe là encore par l’examen de la base informationnelle retenue dans la théorie rawlsienne et se démarque par une tentative d’élargissement de celle-ci.

Dans sa conférence de 1979, Sen (1980a, pp. 210-211) prend appui sur une citation de Rawls (1971, pp. 30-31), montrant l’avantage de sa théorie sur l’utilitarisme, dont nous reprenons ici quelques passages importants :

‘Lorsqu’on calcule le plus grand solde net de satisfaction, l’objet des désirs n’entre pas en ligne de compte si ce n’est indirectement […] nous ne posons pas de questions sur leur source ou leur qualité […] Au contraire, dans la théorie de la justice comme équité, les personnes acceptent par avance un principe de liberté égale pour tous et elles le font dans l’ignorance de leurs fins plus particulières […] un individu qui trouve du plaisir à voir les autres dans une position de moindre liberté comprendra qu’il n’a aucun droit, quel qu’il soit, à ce plaisir. Le plaisir qu’il prend aux privations des autres est mauvais en lui-même : c’est une satisfaction qui exige la violation d’un principe auquel il donnerait son accord, placé dans la position originelle.’

Pour Sen (Ibid.), cette critique de l’utilitarisme — qu’il considère aussi comme une critique du welfarisme en général — fait appel à « un principe dont la force n’est pas ici nécessaire ». Ce principe non nécessaire, et même problématique aux yeux de Sen, consiste en l’identification de la justesse morale à « ce qui est prudentiellement acceptable dans la position originelle ». En effet, il considère possible de remettre en cause le welfarisme en relevant simplement « l’absence de ‘parité’ entre une source d’utilité et une autre » 39 et en faisant appel à un principe comme « la valeur irréductible de la liberté » (Ibid., p. 211). La pertinence des informations exclues d’un cadre de réflexion welfariste constitue, nous l’avons vu, le pilier de la critique senienne.

Maintenant, ce qui est décisif chez Rawls, c’est justement son rejet de l’information « utilité » et son intérêt exclusif pour les « biens premiers ». Sen (1980a, pp. 214-215) reconnaît trois avantages à cette nouvelle base informationnelle :

Les critères objectifs du bien-être — comme le fait de savoir si une personne a faim, froid ou est opprimée — peuvent être directement intégrés dans les biens premiers ;

Les sources du bien-être peuvent être distinguées en fonction de la nature du bien, ce qui invalide la critique éventuelle de l’« absence de parité » ;

Le principe de différence évite la conséquence très critiquée du leximin qui revient à accorder des revenus plus élevés aux individus qui sont les plus difficiles à satisfaire, par exemple parce qu’ils ont des goûts de luxe.

Cependant, Sen voit aussi dans cette préoccupation exclusive pour les biens premiers un inconvénient majeur. En effet, il reprend l’exemple de la personne handicapée qui souffre d’un désavantage en termes d’utilité et remarque que cette information est traitée de manière tout à fait indifférente dans l’approche rawlsienne de l’égalité. Ceci l’amène à conclure — de manière assez dure — que l’attitude de Rawls 40 qui « consiste à ne pas tenir compte par crainte de commettre une erreur » des cas difficiles comme les handicaps, les besoins spéciaux en matière de santé, ou les déficiences mentales ou physiques revient à considérer ces cas comme n’ayant « aucune pertinence morale » (Sen, 1980a, p. 215). Remarquons cependant que lorsqu’il publie à nouveau cette conférence dans son ouvrage de 1982, Sen (1982a, pp. 365-366) atténue la violence de sa critique dans une note de bas de page :

‘La critique que je fais ici de l’argument de Rawls peut induire en erreur quant au contenu de cet argument. En réalité Rawls propose de remettre la question à plus tard, et non de l’ignorer totalement. Je dois à John Rawls des excuses pour cette impression trompeuse. J’ajouterai néanmoins qu’à mon avis on ne peut pas raisonnablement différer cette question lorsqu’il s’agit d’élaborer la structure d’une théorie substantielle de la justice. Les différences de besoins […] sont très répandues, et elles méritent une place plus importante dans une théorie de la justice comme celle de Rawls. 41

En effet, l’attaque de Sen était certainement plus virulente que Rawls ne le méritait, et les excuses qu’il lui présente dans cette deuxième publication sont l’occasion pour Sen de lui témoigner son profond respect. Cependant, il ne continue pas moins de considérer que cette « remise à plus tard » des cas difficiles constitue une faille importante de l’analyse rawlsienne, en tout cas un défaut majeur de sa base informationnelle. D’ailleurs, Sen (1980a, pp. 215-216) donne à cette critique une portée plus grande encore :

‘Le problème ne se limite pas aux cas difficiles. La perspective définie par les biens premiers semble faire peu de cas de la diversité des êtres humains […] Si les individus étaient pour l’essentiel très semblables, un indice des biens premiers pourrait être une très bonne méthode pour juger de l’avantage. Mais, en réalité, les individus semblent avoir des besoins très différents, qui varient en fonction de la santé, de la longévité, du climat, du lieu géographique, des conditions de travail, du tempérament et même de la taille du corps […] Juger l’avantage uniquement en termes de biens premiers mène à une morale parfaitement aveugle.’

De la même manière que l’utilitarisme perdait, au sens de Sen, de son attrait normatif pour les questions de répartition en raison de son hypothèse infondée de « fonctions d’utilité individuelles identiques », la théorie de la justice de Rawls s’adresse indûment à des individus aux besoins semblables 42 . Plus fondamentalement encore, Sen (Ibid., p. 216) reproche à Rawls l’aspect « fétichiste » de son analyse en termes de biens premiers, puisque ces derniers sont envisagés « comme une représentation de l’avantage, au lieu de considérer l’avantage comme une relation entre les personnes et les biens ». Or, il s’agit d’un travers que ne contiennent pas les analyses welfaristes, qui n’évaluent pas « les revenus et la richesse en tant qu’unités matérielles, mais en fonction de leur capacité à produire du bonheur ou à satisfaire des désirs humains » (Ibid.). Finalement, Sen est moins catégorique que Rawls quant au rejet des analyses en termes d’utilité. En effet, que les intérêts d’une personne n’aient aucun lien direct avec son bonheur ou la satisfaction de ses désirs lui paraît difficile à justifier. Il semble donc souhaiter que ces informations entrent en ligne de compte lorsque l’on s’intéresse à l’avantage de différentes personnes. Il affirme donc le caractère insuffisant de l’information sur les utilités, mais ne va pas jusqu’à la considérer comme moralement non pertinente.

Notes
36.

 L’axiome d’équité faible est le suivant : « Si la personne i est plus mal lotie que la personne j quand i et j ont le même niveau de revenu, alors i ne doit pas recevoir moins de revenu que j dans la solution optimale au problème de pure répartition » (Sen, 1974a, p. 302). Il s’agit d’une question liée à la controverse avec Harsanyi sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre 4 (Section III).

37.

 Pour la dernière phrase, nous reprenons la traduction de Jean-Pierre Dupuy (1992, p. 41).

38.

 Sen (1992a, p. 8) écrira : « bien que ma propre approche soit profondément influencée par l’analyse de Rawls, j’estime que la préoccupation informationnelle particulière sur laquelle Rawls se concentre néglige certaines considérations ».

39.

 Sen reprend ici le terme de John Stuart Mill (1859, p. 140) lui-même. Pour Sen cette « absence de parité » s’illustre certes dans la distinction que l’on peut effectuer « entre l’utilité produite par des actions ne concernant que soi-même et l’utilité produite par des actions concernant autrui » (Sen, 1980a, p. 212), mais pas seulement.

40.

 Sen renvoie ici à Rawls (1975, p. 96) écrivant au sujet des « cas difficiles » qu’ils « distraient nos perceptions morales en nous amenant à penser aux gens distants de nous dont le destin provoque la pitié et l’angoisse ».

41.

 Cette note de bas de page figure également dans la traduction française (Sen, 1993a, pp. 189-213), puisque celle-ci se fonde sur la publication de 1982.

42.

 Arrow (1973, pp. 253-254) avait formulé une objection similaire, remarquant que des individus ayant des handicaps physiques ou psychologiques pouvaient ne pas retirer les mêmes plaisirs que d’autres ayant pourtant le même ensemble de biens premiers. Arrow notait d’ailleurs que la bonne santé ne faisait pas partie de la liste des biens premiers, et que l’inclure créerait une tension avec la richesse.