C. Les « capabilités de base » : un espace où rechercher l’égalité

Sen adhère en partie aux critiques de Rawls en ce qui concerne le courant welfariste mais soutient que son approche se concentre indûment sur les biens premiers et néglige par là même la capacité sûrement très inégale des individus à transformer ces biens en réalisations fondamentales. Sen cherche alors un meilleur dénominateur commun aux différentes conceptions de l’avantage que les biens premiers — Rawls ayant été trop loin dans la direction opposée au welfarisme. Cependant, il estime qu’on ne peut aboutir à une théorie de l’égalité adéquate à partir d’une combinaison des approches rawlsienne et welfaristes, en raison de la légitimité de tenir compte d’informations qui en sont exclues implicitement :

‘L’absence d’exploitation, ou l’absence de discrimination, nécessite le recours à des informations qui ne sont pas pleinement exprimées ni par l’utilité ni par les biens premiers. Des conceptions en termes de droits peuvent aussi être intégrées, allant au-delà du seul souci pour le bien-être personnel. […] Ma thèse est que même la notion de besoins n’est pas décrite de façon adéquate par les informations sur les biens premiers ou l’utilité. (Sen, 1980a, p. 217)’

Finalement, il en vient à proposer une théorie fondée, non pas sur les droits, mais sur les « capabilités de base » définies comme « le fait qu’une personne soit capable d’accomplir certaines choses basiques » (Ibid., p. 218). Parmi ces « choses basiques », il inclut : la capacité de satisfaire ses besoins nutritionnels, les moyens de se procurer des vêtements et un toit, le pouvoir de participer à la vie sociale de la communauté, ou la capacité de se déplacer — pensant ici au cas spécifique de la personne handicapée. Il présente cette préoccupation comme étant bien différente de celles pour l’utilité marginale, pour le niveau d’utilité totale ou pour les biens premiers, même définis au sens large. En particulier, les « capabilités de base » se rapportent à une notion d’« urgence » qui n’est pas véritablement décrite dans les autres approches :

‘Les biens premiers accusent d’un handicap fétichiste dans la mesure où ils sont concernés par […] les bonnes choses plutôt que par l’effet de ces bonnes choses sur les êtres humains. Le point de vue de l’utilité, lui, se préoccupe de l’effet de ces choses sur les êtres humains, mais utilise un système de mesure qui se fonde sur les réactions mentales de la personne, et non sur ses capabilités. […] Si l’on affirme que les ressources doivent servir à éliminer ou réduire fortement le désavantage du handicapé, en l’absence d’argument fondé sur l’utilité marginale (parce que cela coûte cher), en l’absence d’argument fondé sur l’utilité totale (parce qu’il est content de son sort), et en l’absence de privation de biens premiers (parce qu’il dispose des mêmes biens que les autres […] ce qui est en jeu c’est l’interprétation des besoins en termes de capabilités de base. (Sen, 1980a, p. 218) ’

Pour Sen, l’exigence d’égalité implique donc une interprétation des besoins et des intérêts en termes de capabilités de base. Il conçoit cette perspective comme « un prolongement naturel de l’intérêt de Rawls pour les biens premiers, déplaçant l’attention des biens vers l’effet de ces biens sur les êtres humains » (Ibid.) 43 . Dans l’introduction de son ouvrage Choice Welfare and Measurement, Sen (1982a, p. 30) précise qu'il lui semble en effet « raisonnable de déplacer l’attention sur les biens en tant que tels vers ce que les biens apportent aux être humains », sans pour autant prôner un retour au welfarisme :

‘L’utilité n’est qu’un aspect de ce que les biens peuvent apporter aux êtres humains, et elle se concentre entièrement sur le côté psychologique de l’histoire. Toutefois, il y a aussi des effets non psychologiques des biens sur les gens, et une comparaison de — disons — la malnutrition de différentes personnes n’est ni une comparaison des aliments qu’elles ont consommés (elles peuvent consommer les mêmes aliments et quand même avoir divers niveaux de malnutrition), ni une comparaison des utilités (elles peuvent être également mal nourries tout en ayant des niveaux de satisfaction […] assez différents).’

Par rapport à l’article issu de la conférence Tanner, Sen (Ibid.) clarifie son point de vue en schématisant la distinction qu’il perçoit entre les différentes catégories impliquées dans la relation entre un bien et une personne, et en prenant comme exemple de bien une bicyclette. Nous retranscrivons cette spécification — qui constitue plus qu’une simple illustration — dans le tableau suivant :

Tableau 1 : De la possession de biens à l’utilité qu’ils procurent : deux catégories intermédiaires
Catégories : Biens caractéristiques fonctionnement utilité
Exemple : Bicyclette moyen de transport déplacement plaisir

Sen considère qu’il est davantage pertinent de s’intéresser aux qualités des biens, c’est-à-dire à ce qu’ils peuvent apporter à la personne qui les possède, plutôt qu’aux biens per se. Par rapport aux approches qui se concentrent sur les biens comme celle de Rawls, ou plus simplement sur les richesses, il introduit donc la notion de « caractéristiques » des biens inspirée de Gorman (1956) et Lancaster (1966). Dans le cas de la bicyclette, l’une de ses caractéristiques essentielles est d’être un moyen de transport. En outre, il ajoute encore une catégorie entre les caractéristiques d’un bien et l’utilité qu’ils procurent, à savoir celle de « fonctionnement » 44 . Cette troisième catégorie est relative à l’usage qu’une personne fait des caractéristiques d’un bien. Par exemple, « une bicyclette fournit un moyen de transport à la condition qu’une personne se déplace avec » (Sen, 1982a, p. 30). Dès lors, entre les caractéristiques des biens et l’utilité que celles-ci peuvent procurer aux personnes, les fonctionnements offrent une base pour l’évaluation de l’avantage individuel qui n’est ni purement matériel, ni purement psychologique. Se déplacer, être bien nourri, être en bonne santé, être respecté socialement sont des exemples de fonctionnements.

Ainsi, Sen déplace l’intérêt des biens vers leurs caractéristiques, puis vers les fonctionnements qu’elles permettent d’accomplir, sans aller jusqu’à l’utilité procurée par ces fonctionnements. En outre, il est crucial de bien saisir que sa perspective se centre sur les « capabilités de base », c’est-à-dire sur les potentialités de fonctionnements dont jouit une personne plutôt que sur les fonctionnements effectifs de cette personne. Il justifie ce choix de la variable focale de la manière suivante :

‘Lorsqu’on a affaire à des adultes, il semble naturel de ne pas observer seulement si une personne fonctionne d’une certaine manière, mais si elle a la capabilité de fonctionner de cette manière — même si elle ne choisit pas de le faire. C’est bien sûr la préoccupation typique pour les « droits » — la liberté de parole ne requiert pas qu’une personne doive parler continuellement, mais qu’elle puisse parler si elle choisit de le faire. Pour beaucoup des capabilités de base […], l’élément de choix peut ne pas être très important puisque les opportunités présentes seront saisies. Dans d’autres cas, la distinction peut être importante. (Sen, 1982a, pp. 30-31)’

Ainsi, Sen en appelle aux droits et aux libertés afin de justifier sa préoccupation pour les capabilités à fonctionner plutôt que pour les fonctionnements individuels. On peut également y voir un intérêt pour la notion de « responsabilité individuelle » comme le souligne Denis Maguain (2002) 45 . Cependant, concernant les capabilités de base, Sen semble signifier que l’observation des fonctionnements réalisés et non potentiellement réalisables peut être suffisante. On trouve ici un lien implicite avec leur caractère d’« urgence » évoqué dans l’article : puisque les capabilités de base concernent la possibilité d’accomplir certaines choses basiques, le fait que ces choses soient considérées basiques rend le choix de ne pas les accomplir peu probable.

La manière dont Sen présente en 1982 l’objet de sa conférence Tanner du 22 mai 1979 nous donne un éclairage supplémentaire. Il nous semble maintenant intéressant de compléter encore notre point de vue par une mise en rapport avec une autre conférence de Sen datant du 30 mai 1979 et intitulée « Description as Choice » 46 . Bien que Sen ne fasse pas lui-même de lien explicite entre les deux et que le terme de « capabilité » ne soit pas mentionné dans la seconde, il semble y avoir quelques orientations communes à ces deux lectures publiques et une conception générale qu’il peut être utile de souligner afin de mieux saisir sa perspective. « Description as Choice » (Sen, 1980b) présente une réflexion à caractère méthodologique sur l’exercice spécifique que constitue la description en économie. Bien que souvent perçu comme une simple question d’observation et de rapport, au mieux comme un travail de systématisation, Sen (1980b, p. 354) considère que cet exercice est plus complexe qu’il ne le paraît, impliquant notamment un travail de sélection :

‘la description peut être caractérisée par le choix au sein d’un ensemble d’énoncés vraisemblables d’un sous-ensemble sur la base de sa pertinence. La vérité est — au mieux — une condition nécessaire mais pas suffisante d’une bonne description. Il n’est peut-être pas exagéré de dire que tout acte conscient de description contient certaine théorie — généralement implicite — quant à l’importance relative de différents énoncés concernant le sujet d’étude. Je parlerai à ce sujet de la « base choisie pour la description » [choice basis of description] 47 .’

Le choix d’une « base pour la description » doit donc se faire en fonction de critères de pertinence qui, pour Sen, exigent d’être en rapport avec les objectifs de la description — allant au-delà d’une simple correspondance avec la réalité. Pour cette raison, il n'infirme pas totalement l’idée de Friedman (1953) selon laquelle la validité d’une description — Friedman parlant plutôt d’« hypothèse » — dépend de ses succès en termes de prédiction. Cependant, Sen (1980b, p. 359) estime que cette concentration sur le seul objectif de la prédiction donne une portée très limitée au traitement de la « base choisie pour la description », autrement dit à ses fondements théoriques. En effet, la nature des questions économiques reflète, à son sens, une pluralité de motivations et d’intérêts que le sujet est censé couvrir. Les divers objectifs qui peuvent être, entre autres, « la prédiction, la prescription, la communication efficace ou même la simple curiosité » (Ibid., p. 360) ne sont de fait pas réductibles à un unique et ultime objectif, quel qu’il soit.

Il apparaît que la notion de « base choisie pour la description » rappelle fortement celle de « base informationnelle » évoquée au sujet des théories de l’égalité. Tout comme une démarche d’évaluation se caractérise par l’ensemble des informations dont il est nécessaire de disposer pour formuler un jugement conforme à cette démarche, et implicitement — mais fondamentalement — par l’ensemble des informations exclues de l’évaluation directe, une description se caractérise par ses présupposés théoriques ainsi que par son insensibilité à l’égard d’autres théories. Et ce n’est sans doute pas un hasard si à la fin de son article sur la méthodologie de la description, Sen aborde la question des fondements théoriques pour la description des inégalités. À ce propos, il s’inquiète du fait que l’économie descriptive, après avoir longtemps subi « l’impérialisme de l’économie prédictive », souffre depuis peu du « nouvel empire en expansion que constitue l’économie prescriptive » (Ibid., p. 363) 48 . Or, qu’une sélection doive être opérée entre les divers aspects d’un phénomène ne signifie pas, pour lui, qu’elle doive l’être en termes d’intérêts normatifs.

Par exemple, une préoccupation éthique comme la maximisation du bien-être social peut ne pas être la seule motivation pour la mesure des inégalités — l’inégalité ayant une signification descriptive en soi généralement reconnue. Cependant, il existe un certain nombre de mesures économiques basées explicitement sur des fonctions d’évaluation du bien-être social. Sen (Ibid., p. 365) fait référence notamment à la mesure éthique d’inégalité des revenus d’Atkinson (1970) inspirée de la perspective normative défendue par Hugh Dalton (1920). Selon cette perspective, l’étendue de l’inégalité est mesurée par la perte de bien-être social — en termes de revenu équivalent — résultant de l’inégalité en question. En conséquence, une répartition des revenus du type (99, 1) peut très bien être décrite comme parfaitement égalitaire si le bien-être social est considéré comme la somme des utilités individuelles donnée par une fonction linéaire des revenus individuels, dès lors qu’il n’y a pas de perte de bien-être social engendré par cette répartition.

Aussi, Sen (Ibid., p. 366) estime que, même si la préoccupation éthique constitue une motivation dominante pour mesurer les inégalités, il faut encore distinguer une description « utile » de l’inégalité — au caractère purement instrumental — et une « bonne » description de l’inégalité — conforme aux faits. Autrement dit, même si l’on s’intéresse à l’inégalité avant tout en raison de la perte de bien-être social qui pourrait en résulter, il ne faut pas confondre les deux questions que sont : « quel est le degré d’inégalité ? » et « quelle perte de bien-être social résulte de l’inégalité ? ». Il conclut donc en affirmant que la description de l’inégalité suppose certes une sélection entre divers aspects du problème, mais que la sélection peut être opérée par rapport à d’autres motivations que les seules valeurs. Il réfute en particulier la proposition selon laquelle tout énoncé factuel implique nécessairement des valeurs implicites 49 , considérant que la description n’a pas pour fondement des jugements de valeur, mais bien des faits. Ce qui est moins clair dans le discours de Sen c’est la manière de décider des critères de sélection de ces faits. À vouloir présenter la description comme un exercice qui ne serait pas inévitablement imprégné de jugements de valeurs, il semble négliger quelque peu leur rôle dans l’établissement des critères de sélection 50 . Sa perspective s’éclaire un peu lorsqu’il écrit : « la description […] devrait refléter des jugements de valeurs socialement partagés plutôt que d’être un jugement de valeur en soi » (Ibid.). La sélection des aspects qui serviront à décrire un phénomène aura donc plus de portée si elle se fait sur la base d’un intérêt commun à la plupart des individus. L’exemple suivant permet de mieux saisir l’idée défendue par Sen :

‘A la question « la Chine est-elle un grand pays ? », nous acceptons la réponse : « oui, il y a 900 millions d’habitants », fondant la notion de taille d’un pays sur la taille de sa population. Cependant, la Chine a moins de surface que le Canada, moins de tigres que l’Inde, moins d’ours polaires que l’Union Soviétique, et […] aucune mouche. (Ibid., p. 360)’

Le fait que l’on décrive souvent la Chine comme plus grande que le Canada, l’Inde, ou ce qui à l’époque était encore l’Union Soviétique, révèle notre intérêt plus large pour les êtres humains plutôt que pour les surfaces, les tigres, les ours ou les mouches. En tout cas, c’est bien la validité de cette préoccupation qui doit être évaluée si l’on cherche à savoir s’il s’agit d’une bonne description. On doit notamment s’interroger sur la capacité de cette description à capter notre intérêt en comparaison avec une description fondée sur d’autres théories ou conceptions : la taille d’une population permet-elle mieux de décrire la taille d’un pays que l’espace de ce pays ? Examiner uniquement les succès d’une théorie en termes de prédiction ou de prescription ne peut pas épuiser les raisons qui amènent à la choisir.

Si nous faisons maintenant le lien avec la théorie de l’égalité qu’il propose dans « Equality of What ? », il apparaît que sa proposition d’« égalité des capabilités de base » concerne finalement le choix d’une base théorique pour la description de l’inégalité. Le processus de sélection que Sen (1980a) effectue commence d’ailleurs par éliminer les théories cherchant à servir un autre objectif que la simple mesure des inégalités, comme la maximisation du bien-être social ou la maximisation du bien-être du plus mal loti. L’objectif de sa démarche est certes prescriptif, puisqu’il s’agit de fournir une théorie permettant de décrire diverses alternatives sociales en fonction de leur niveau d’inégalité, et implicitement d’orienter vers l’alternative la moins inégalitaire. Mais son ambition semble être de couvrir avec sa théorie un ensemble plus large d’objectifs, cherchant avant tout à décrire l’égalité en des termes susceptibles de refléter les intérêts et les valeurs socialement partagés.

La théorie que Sen préconise pour fonder la description du degré d’égalité d’un état social est en fait une théorie de l’avantage individuel, qui elle-même se définit par sa base informationnelle. Cette base qu’il choisit pour la description n’est pas tant choisie pour son caractère avéré que pour sa pertinence morale en lien avec les intérêts et les besoins humains. Il suggère les « capabilités de base », entendues comme le pouvoir des individus « d’accomplir certaines choses basiques », comme une base d’information appropriée pour une théorie de l’égalité notamment en raison d’un fait bien précis : les individus sont différents. C’est également au vu de ce fait qu’il réfute les théories welfaristes — le bien-être individuel étant trop sujet aux aléas des dispositions d’esprit des divers individus — et la théorie rawlsienne — les biens premiers étant trop concernés par les ressources plutôt que par les fonctionnements individuels. Dès lors, une description de l’égalité fondée sur sa théorie ne peut pas être considérée comme un jugement de valeur. Comme d’autres descriptions possibles à partir des théories qu’il critique, celle qu’il prône s’appuie sur des faits, mais des faits différents qui auraient l’avantage à son sens de mieux refléter notre intérêt.

Notons enfin que Sen (1980a, pp. 219-220) termine sa première conférence Tanner en annonçant d’ores et déjà quelques difficultés pour l’utilisation de la notion d’« égalité des capabilités de base » et rappelle les ambitions qu’il nourrit en présentant une telle perspective. Nous les résumons dans le tableau suivant :

Tableau 2 : 22 mai 1979 : Introduction du concept de « capabilité » dans le cadre d’une analyse de l’égalité en termes de « capabilités de base »
Ambitions initiales Difficultés envisagées Méthodes suggérées
L’égalité des capabilités de base est un guide partiel, moralement plus pertinent que les égalités welfaristes ou rawlsienne pour les évaluations associées à l’idée d’égalité. 1. Le choix des capabilités à inclure dans un indice des « capabilités de base ». 1. Des classements partiels sur la base d’une uniformité des préférences individuelles, et la prise en compte de conventions importantes.
L’indice des capabilités de base peut être employé pour d’autres exercices normatifs non égalitaristes. 2. Le choix de la pondération des différentes capabilités retenues pour l’indice. 2. L’importance relative des capabilités dans l’indice dépend de la culture de la société évaluée.

La conférence Tanner du 22 mai 1979 avait pour premier objectif d’invalider d’un point de vue moral la base informationnelle de la théorie welfaristes et de la théorie de la justice de Rawls pour traiter la question des inégalités 51 . La démarche critique de Sen était cette fois complétée d’une proposition constructive, avec la suggestion d’une nouvelle dimension pour juger de l’avantage individuel, ayant une portée programmatique plutôt que définitive. En effet, Sen envisage alors les « capabilités de base » comme une dimension moralement plus pertinente que l’utilité ou les biens premiers pour l’évaluation des états sociaux en termes de répartition — et en d’autres termes aussi —, mais pas nécessairement comme l’unique guide possible et adéquat. Conscient des difficultés que pourrait susciter l’utilisation de cette dimension nouvelle, il ne conditionne pas la validité de sa critique des autres approches en vigueur à l’acceptation de sa proposition et considère d’ailleurs que sa démarche critique constitue sa « thèse principale ». Il est vrai que les problèmes liés aux choix des capabilités à prendre en compte et de leur importance relative peuvent laisser perplexes un certain nombre d’économistes, sans parler du problème non évoqué de leur mesure.

Notes
43.

 Notons que Sen justifie plus encore cette filiation rawlsienne en indiquant que ce que visait Rawls en caractérisant l’avantage par les biens premiers, c’était bien l’idée de « capabilité ». Cependant, ses critères n’étaient pas à même de servir son objectif initial, en raison de leur concentration sur les biens eux-mêmes.

44.

 Ici, nous traduisons le concept de « functioning » par « fonctionnement ». Ce faisant, nous respectons une convention qui semble être appliquée par l’ensemble des traducteurs français des écrits de Sen, bien que « mode de fonctionnement » soit certainement plus conforme à l’usage français. Comme le souligne Paul Chemla, le traducteur d’Inequality Reexamined (Sen, 1992a), « il faut oublier les connotations « mécaniques » du mot », car il désigne « les façons d’être et d’agir des individus » (Sen, 2000a, p. 22).

45.

 Maguain (2002, p. 166) voit d’ailleurs là un point commun essentiel aux approches respectives de Rawls et de Sen, puisqu’ils ne préconisent pas une distribution en termes de résultats : « Les biens premiers et les fonctionnements sont des moyens qui permettent aux individus d’accomplir divers projets de vie et dont le bon usage est soumis à l’exercice de leur propre volonté ».

46.

 Cette conférence du 30 mai s’est tenue à l’Université de Saskatchewan, dans la ville canadienne de Saskatoon, dans le cadre du Congrès des Sociétés Savantes Canadiennes. Elle sera publiée en novembre 1980 dans la revue Oxford Economic Papers et également reprise dans l’ouvrage de 1982, Choice Welfare and Measurement.

47.

 Notre traduction de cette expression n’est pas des plus élégantes. Cependant, l’idée était de garder le terme de « base » que l’on trouve également dans l’expression courante de « base de données » et surtout dans l’expression senienne de « base informationnelle » ou « base d’information ». Quant au terme « choice » utilisé par Sen, il était difficile de conserver dans la traduction la connotation d’action ou de potentialité qu’il lui donne en ne choisissant pas le terme « chosen ». Notre traduction française par « choisie » renvoie à une action passée ou à un choix réalisé ce qui transmet moins l’idée de potentialité, mais il nous semblait que c’était la seule traduction possible en français correct.

48.

 Ce phénomène est assez récent, puisque l’économie prescriptive avait elle-même souffert de l’ère positiviste : « l’économie du bien-être a longtemps été l’« intouchable » de la communauté de l’économie et quand les économistes parlaient qua économistes […] il devaient le faire dans un langage scientifique libre de valeur […] Bien que libérant de la prison positiviste, l’économie prescriptive a souvent imposé ses propres chaînes à la discipline de la description » (Sen, 1980b, pp. 363-364).

49.

 Pour Sen (Ibid., p. 364), cette proposition doit sans doute beaucoup à Gunnar Myrdal (1958) qui, au milieu de sa carrière, avait abandonné son optique positiviste de départ.

50.

 Dans un article de méthodologie économique en l’honneur de Bhabatosh Datta, ancien professeur de Sen au Presidency College de Calcuta, Sen (1989a) reprendra en partie des éléments de sa conférence de 1979 sur la description économique (Sen, 1980b). On ne trouve rien de nouveau à ce sujet, si ce n’est que Sen (1989a, p. 316) reconnaît lui-même que « les sujets complexes de l’utilisation de jugements de valeur (1) dans le choix des descriptions et (2) dans le choix des problèmes à étudier et à mentionner » posent des questions méthodologiques « intéressantes et stimulantes » qu’il serait utile d’examiner. S’il est conscient de l’intérêt de ces questions, ce n’est toutefois pas un sujet qu’il développera par la suite.

51.

 Précisons ici, bien que cela ait pu apparaître assez clairement tout au long de cette section, que Sen aborde la question morale de l’égalité sous l’angle des besoins, plutôt que des mérites. Dans son ouvrage sur l’inégalité économique (Sen, 1973a, p. 104), il avait déjà souligné la priorité que devaient avoir les premiers sur les seconds.