Section II. Une avancée théorique en lien avec l’exploration d’un sujet pratique : l’étude des famines à partir des « droits d’accès », premier pas vers l’approche par les capabilités

Il est difficile de voir en Sen autre chose qu’un théoricien, pourtant sa conception de l’économie est clairement politique. En tant qu’universitaire, il défend certes ses engagements d’une manière technique, mais il n’en souhaite pas moins influencer les prises de décisions politiques en vertu de la force intellectuelle de ses engagements. S’il s’est toujours refusé à participer à une quelconque activité gouvernementale, il n’est cependant pas resté confiné dans la sphère universitaire. Dès le début des années 1970, il s’implique dans des organisations non gouvernementales, en commençant pas travailler pour le Bureau International du Travail dans le cadre du Programme Mondial pour l’Emploi. Lancé en 1969 par Louis Emmerij 52 , ce programme a pour objectif d’aider les gouvernements à repenser leurs politiques pour lutter contre la pauvreté et le chômage de masse ; il constitue la principale contribution du BIT à la Stratégie de Développement International des Nations Unies. Suite à l’invitation de Emmerij, Sen participe activement dans les années 1970 à plusieurs volets de ce programme de recherche ayant l’ambition d’orienter les politiques publiques de manière à « promouvoir l’emploi et satisfaire les besoins fondamentaux des populations » (ILO, 1976) 53 . Au début, la contribution de Sen est principalement en lien avec le sujet de sa thèse de doctorat — le choix des techniques (Sen, 1960), qu’il élargit à l’étude du travail non salarié (Sen, 1972, 1975) —, mais à partir de 1973, il se lance dans une importante étude des famines. Il s’agit d’un sujet qui lui tient à cœur, ayant été témoin trente ans auparavant de la grande famine qui ravagea le Bengale. En effet, le summum de la famine bengalie a lieu en 1943 alors que Sen est âgé de neuf ans et qu’il vit à Dhaka, au Bengale 54 . Si la famine constitue pour lui un sujet économique sérieux et digne d’intérêt, il ne pensait pas qu’il s’agissait d’un sujet très difficile. C’est certainement pour cette raison qu’il a attendu aussi longtemps avant de s’engager dans cette recherche. Signalons aussi que son regain d’intérêt pour ce sujet a dû être stimulé par la résurgence du phénomène au Bangladesh en 1974, ainsi qu’en Éthiopie et dans le Sahel à peu près à la même période. Cependant, il s’est vite rendu compte que la simplicité du sujet n’était qu’apparente et il lui a fallu près de dix ans avant d’aboutir à la publication d’un ouvrage intitulé Poverty and Famines: An Essay on Entitlement and Deprivation (Sen, 1981a) 55 .

Bien que Sen ne fasse pas référence à sa propre expérience — ou plutôt à son témoignage — de la famine, dans ses travaux à ce sujet, il expliquera plus tard 56 qu’à l’occasion de cette recherche, un certain nombre des intuitions qu’il avait eu en tant qu’enfant se sont avérées pertinentes. Nous allons notamment voir que sa perception de la famine de 1943 l’a amené à développer une hypothèse originale par rapport à la littérature existante dans ce domaine. En effet, Sen a remis en cause la vision courante selon laquelle les famines sont causées par un déclin de la nourriture disponible et a exploré une approche en termes de « droits d’accès » 57 [entitlements], permettant de traiter ce sujet d’une manière non plus strictement économique, mais intégrant des aspects sociaux, politiques et légaux (A). Cependant, ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas la contribution de Sen à l’étude des famines — aussi importante et controversée soit-elle —, mais plutôt de montrer en quoi il s’agit d’une étape primordiale vers l’idée des « capabilités de base ». Certes, Sen développe l’approche en termes de « droits d’accès » dans un domaine assez distinct de la philosophie morale et de l’économie normative, toutefois il est fort probable que celle-ci l’ait aidé à formuler une conceptualisation de l’avantage individuel alternative à l’utilité et aux biens premiers. En effet, « droits d’accès » « fonctionnements » et « capabilités » ne sont pas des concepts indépendants et l’approche par les capabilités peut être considérée comme une extension de l’approche par les droits d’accès (B).

Notes
52.

Emmerij est en fait une vieille connaissance de Sen puisque leurs premiers contacts remontent à 1962, lorsque tous deux travaillaient sur le modèle économétrique de Tinbergen reliant le changement éducationnel au développement économique. Emmerij était donc à l’initiative de l’invitation à Sen : « Lorsque j’assumai la charge du Programme mondial de l'emploi, l'une de mes premières pensées fut de l'associer à mes travaux avec d'autres comme Tinbergen et Leontief [...] Sen, Tinbergen, Leontief, Rosenstein-Rodan et beaucoup d’autres participèrent alors à une importante réunion que j'avais organisée pour fixer les aspects prioritaires du programme de recherche du PME. Mais alors que les autres se cantonnèrent dans le rôle de conseillers (précieux et fort appréciés), Sen, lui, décida de mettre activement la main à la pâte en participant à plusieurs volets de ce programme de recherche. » (Fetherolf Loutfi, 1998, p. 1).

53.

 Ce sont en effet les objectifs prioritaires affichés par le PME lors de la Conférence Mondiale pour l’Emploi qui s’est tenue à Genève en 1976.

54.

 Dakha deviendra en 1971 la capitale du Bangladesh. À cette date, le Bangladesh devient indépendant, après avoir été une ville du Pakistan Oriental suite à la partition de l’Inde en 1947.

55.

 Dans la préface, Sen (1981a, p. vii) remercie les membres du BIT « pour, entre autres, leur patience extraordinaire ; le travail a pris bien plus de temps qu’ils — et que moi-même — l’imaginaient ».

56.

 Bien qu’il s’agisse d’un élément biographique aujourd’hui bien connu, il vaut la peine de noter que Sen n’a commencé à y faire référence dans ses écrits qu’à partir des années 1990. C’est en effet lorsqu’il reçoit le prix Agnelli en Italie que Sen (1990c) confesse pour la première fois publiquement ce traumatisme d’enfance. Mais c’est surtout dans un entretien avec Barsamian (2001) qu’il fait un lien explicite entre son vécu dans cette période de famine et l’approche théorique qu’il a développé à ce sujet dans ses travaux pour le BIT.

57.

 Nous avons choisi de traduire le terme anglais « entitlements » par l’expression « droits d’accès » étant donné sa signification de « pouvoir de commande [sur les biens] à travers les moyens légaux en vigueur dans une société » (Sen, 1981a, p. 45).