A. L’étude des famines par l’intégration des aspects économiques, sociaux, politiques et légaux

Lorsque Sen attaque son enquête sur les causes de la faim en général et plus particulièrement des famines, il semble tout d’abord vouloir remettre en cause la conception répandue selon laquelle ces phénomènes sont liés exclusivement et nécessairement à des baisses de la disponibilité des denrées alimentaires [food availability decline view] 58 . Son argumentaire s’appuie, d’une part, sur des données statistiques montrant que de nombreuses famines ont eu lieu sans qu’il n’y ait de telles baisses 59 et, d’autre part, sur l’idée que si le déclin de l’offre de nourriture est avéré, cela n’explique pas qui meurt de faim. Son opinion est que les famines ne sont pas des catastrophes naturelles, mais bien des désastres sociaux que l’on ne peut saisir qu’en entrant en profondeur dans la « relation des gens à la nourriture » (Sen, 1981a, p. 154). À cet égard, il semble que son enquête ait été orientée par des questions qui ressemblent à celles qu’un enfant pourrait se poser suite à l’observation d’une famine :

‘Si des gens ont dû mourir de faim, alors clairement ils n’avaient pas assez de nourriture, mais […] pourquoi n’avaient-ils pas de nourriture ? Qu’est-ce qui autorise un groupe plutôt qu’un autre à obtenir la nourriture qu’il y a ? (Ibid.) ’

Or ces questions traduisent bien deux intuitions qui sont aussi deux enseignements tirés de son expérience de la famine de 1943-45 au Bengale : 1) il avait entendu ses parents dire que les récoltes n’avaient pas été mauvaises et les avaient vu surpris devant la famine ; 2) bien qu’il voyait des gens souffrir de la faim dans les rues de Dakha, il avait réalisé que personne dans sa famille ou parmi ses amis n’était affecté par la famine (Barsamian, 2001, pp. 5-6) 60 . Avant même d’avoir débuté ses recherches, Sen avait donc pour parti pris que le problème n’était pas qu’une question de pénurie alimentaire et qu’il ne touchait que certaines classes sociales. L’ouverture de son ouvrage de 1981 annonce d’ailleurs assez clairement sa position :

‘La faim est la caractéristique de certaines personnes qui n’ont pas assez de nourriture à manger. Elle n’est pas caractérisée par le fait qu’il n’y aitpas assez de nourriture à manger. Si la dernière caractéristique peut être une cause de la première, c’est l’une des nombreuses causes possibles. […] Les constats sur l’offre de nourriture renseignent sur un bien (ou un ensemble de biens) considéré pour lui-même. Les constats sur la faim renseignent sur la relation des personnes au bien (ou à l’ensemble des biens). Laissant de côté les cas où une personne ne mange pas délibérément, les constats de faim nous amènent directement aux constats sur la possession de nourriture par les personnes. Afin de comprendre la faim, il est donc nécessaire d’entrer dans la structure de la propriété.’

Dès lors, il lui a paru pertinent de s’orienter vers une grille de lecture en termes de « droits d’accès » permettant de mieux saisir les relations de propriété dans des situations de famine. Cette approche se concentre sur « la capacité qu’ont les individus de disposer de nourriture grâce aux moyens légaux disponibles dans la société, comprenant l’utilisation des possibilités de production, des opportunités marchandes, des relations de droits vis-à-vis de l’État, et d’autres méthodes permettant d’acquérir de la nourriture » (Sen, 1981a, p. 45, nous soulignons). Autrement dit, « les droits d’accès font référence aux ensembles de biens parmi lesquels une personne peut avoir un pouvoir de commande, en utilisant les règles d’acquisition qui gouvernent à un moment donné » (Sen, 1984a, p. 30, nous soulignons).

Il est assez évident que si des gens sont morts de faim, c’est qu’ils n’avaient pas suffisamment de revenu pour s’acheter de la nourriture. Cependant, les revenus dépendent de ce que les gens peuvent vendre et à quel prix, et Sen (1981a, p. 156) estime que partir directement des revenus laisserait de côté un certain nombre d’aspects importants des droits d’accès. Son approche exige de faire une distinction entre plusieurs catégories, et bien que sa liste ne soit pas exhaustive, Sen (Ibid., p. 2) spécifie quatre types de droits d’accès des sociétés à économie de marché, fondées sur la propriété privée :

‘- les droits d’accès à l’échange : on a le droit de posséder ce que l’on obtient en échangeant quelque chose que l’on possède avec une partie consentante (ou, multilatéralement, avec un ensemble de parties consentantes) ;’ ‘- Les droits d’accès à la production : on a le droit de posséder ce que l’on produit avec ses propres ressources, ou des ressources louées à des parties consentantes quant aux conditions de l’échange ;’ ‘- Les droits d’accès à son propre travail : on a le droit de posséder sa propre force de travail, et donc les droits d’accès à l’échange et à la production en relation avec sa force de travail ;’ ‘- Les droits d’accès à l’héritage et aux transferts : on a le droit de posséder ce qui nous est donné par un autre qui en avait la possession légitime, probablement pour en prendre soin après sa mort (si cela est spécifié dans le don).’

Par exemple, les droits d’accès à la production varient selon la manière dont une personne est engagée dans le processus de production et selon le contrôle qu’elle a sur la production qui en découle. Ces caractéristiques sont généralement celles qui définissent l’appartenance à telle ou telle classe ou catégorie sociale, comme celles des ouvriers, des artisans ou des petits agriculteurs. Les personnes à leur compte sont tributaires des incertitudes du marché mais contrôlent leur production, alors que les ouvriers ont souvent l’assurance d’un salaire journalier minimum mais ne jouissent pas d’un droit d’accès à la production en tant que telle. Le petit paysan, quant à lui, peut garder une partie de sa production pour sa consommation, alors que ceux qui travaillent pour un salaire — comprenant aussi la classe des paysans sans terre — sont bien plus dépendants de la manière dont ils sont payés et de ce qu’ils peuvent acheter sur le marché des biens. Ces derniers représentent les droits d’accès à l’échange et renvoient aux capacités d’obtention de biens marchands qui permettent aux gens d’obtenir ou d’étendre l’ensemble des biens qu’ils peuvent consommer.

À partir de là, Sen propose tout un appareil conceptuel pour servir son approche en termes de droits d’accès, au sein duquel apparaissent les termes de « dotations » [endowments] et « carte des droits à l’échange » 61 [exchange entitlement mapping]. Les droits d’accès pour un individu dépendent de ses « dotations » — elles-mêmes conditionnées à la fois par ses caractéristiques personnelles et les facteurs institutionnels comme les politiques de transferts. En effet, les « dotations » d’un individu ou d’un ménage consistent en l’ensemble des ressources dont cet individu ou ce ménage dispose, incluant sa force de travail. Quant à la « carte des droits à l’échange », il s’agit d’une « fonction qui spécifie l’ensemble des paniers de biens alternatifs pour lesquels une personne a un pouvoir de commande respectivement à chaque ensemble de dotations » (Sen, 1981a, p. 46). Par exemple, un paysan possède sa terre, sa force de travail et quelques autres ressources. Ce sont ses « dotations », à partir desquelles il peut produire un ensemble de denrées alimentaires qui seront à lui, mais qu’il peut vendre sur le marché — obtenant ainsi un revenu grâce auquel il peut accéder à d’autres biens, alimentaires ou non. Il peut aussi vendre sa force de travail et obtenir un salaire lui permettant d’acheter des biens. Autrement dit, dans une situation économique donnée, l’ensemble des paniers de biens auxquels il peut prétendre sont les droits d’accès que lui permettent ses dotations, pouvant être spécifiés formellement par sa « carte des droits à l’échange ».

Le fait que des dotations individuelles rendent accessible un certain ensemble de paniers de biens dépend clairement des « caractéristiques légales, politiques, économiques et sociales de la société en question et de la position individuelle dans cette société » (Ibid., p. 46), dont doit tenir compte la carte des droits à l’échange. Parmi ce qui influence la transformation des dotations d’un individu en droits d’accès, Sen (1981a, p. 4) identifie :

‘(1) le fait de pouvoir trouver un emploi, et si oui de quelle durée et à quel taux de salaire ;’ ‘(2) ce qu’il peut gagner en vendant des biens autres que son travail, et ce que lui coûte d’acheter ce qu’il souhaite acheter ;’ ‘(3) ce qu’il peut produire avec sa propre force de travail et les ressources (ou les services) qu’il peut acheter et gérer ;’ ‘(4) le coût d’achat des ressources (ou des services) et la valeur des produits qu’il peut vendre ;’ ‘(5) les bénéfices de sécurité sociale auquel il a droit et les taxes, etc., qu’il doit payer.’

La possibilité pour un individu d’éviter la faim dépend donc à la fois de ses dotations — ce qu’il possède dans la situation étudiée — et de sa carte des droits à l’échange — les possibilités légales de production et d’échange qui s’offrent à lui bien évidemment conditionnées par le type de régime économique de la société observée. Sen a délibérément choisi de s’intéresser aux économies fondées « sur la propriété privée et sur l’échange sous forme commerciale (avec les autres) et productive (avec la nature) » (Ibid., p. 45), mais il reconnaît que les catégories qu’il élabore s’appliqueraient différemment pour l’étude d’une société dont le régime économique est socialiste ou esclavagiste.

Tableau 3 : Des dotations aux droits d’accès individuels : ce que recouvrent les concepts
Dotations
(x)
Carte des droits à l’échange
(Fonction E)
Droits d’accès
(E (x))
Caractéristiques personnelles
Politiques de transfert
Autres ressources
Législation
Situation économique
Situation sociale
Situation politique
Position individuelle dans la société
Ensemble des paniers de biens accessibles

Formellement, la carte des droits à l’échange est une fonction E(.) qui permet de passer d’un vecteur de dotations x à un ensemble de vecteurs de biens accessible E(x). Partant, si l’on s’intéresse au problème de faim, on peut commencer par déterminer un ensemble de paniers de biens F i , pour lequel chacun des paniers satisfait les exigences alimentaires de la personne i. Dès lors, « la personne i sera forcée d’avoir faim en raison de relations de droits d’accès défavorables si et seulement si elle n’a droit à aucun des éléments de F i , étant donné ses dotations et sa carte des droits à l’échange » (Sen, 1981a, p. 47). Dans ce cas, l’ensemble des dotations S i { x i }[starvation set of endowments] de la personne i l’amène inévitablement à être sous-alimentée, puisque aucun des paniers de biens auxquels elle peut accéder légalement ne contient le niveau de denrées alimentaires suffisant pour une alimentation adéquate. Il s’agit pour Sen (Ibid.) d’un « échec des droits d’accès » [entitlements failure], qui peut être lié soit à une diminution des dotations individuelles, soit à un changement de la carte des droits à l’échange. Le premier cas est plus facile à saisir que le dernier :

‘Il est facile de voir que la famine peut toucher un certain groupe de gens dont le vecteur de dotations s’effondre, et il existe en effet bien des exemples de tel effondrement dans les sections de la population rurale pauvre des pays en développement, en raison de l’aliénation de la terre, la vente du bétail, etc. […] Les changements de la carte des droits à l’échange sont moins palpables, et plus difficile à repérer, mais la famine peut aussi se développer sans changement dans les actifs possédés […] Ce dernier cas sera impossible seulement si le vecteur des dotations lui-même contient suffisamment de nourriture. (Sen, 1981a, pp. 47-48)’

Les changements au sein de la carte des droits à l’échange peuvent provenir de nombreux facteurs parmi lesquels on peut citer : une augmentation relative des prix des aliments de base par rapport aux salaires, une augmentation du coût des matières premières diminuant le revenu des artisans, une baisse du niveau d’emploi agricole en raison de la sécheresse, etc. Or, la grande majorité de l’humanité ayant pour unique dotation significative sa force de travail, accompagnée d’un niveau plus ou moins élevé de spécialisation ou d’expérience, toute affectation des salaires relatifs ou des opportunités d’emploi peut avoir de graves conséquences et doit donc être surveillée, en particulier dans les pays en développement où il n’existe pas d’assurance sociale.

Sen semble militer pour un examen détaillé de la position économique des membres les plus pauvres de la société et pour un soutien de leur pouvoir de commande sur les ressources alimentaires. Sa grille de lecture pourrait servir de « système d’alerte » (Shorrocks, 1983, p. 105) remplaçant les mesures globales de l’offre de nourriture et permettant de garantir une aide aux populations vulnérables dès les premiers moments de détresse. Observer que les pauvres meurent de faim ne permettrait pas de saisir la complexité du phénomène : la famine n’affecte pas tous les groupes sociaux, ni même tous les pauvres. Il faut plutôt essayer de comprendre ce qui arrive aux différents groupes socio-économiques du système, car la famine frappe de manière sélective certaines classes qui perdent leurs droits d’accès à la nourriture. Le tableau suivant est une illustration montrant que, pour une même carte des droits à l’échange, les droits d’accès d’un paysan appartenant au groupe 2 des paysans sans terre seront très différents, et bien moindre dans une situation de fort taux de chômage, de ceux du paysan appartenant au groupe 1 des propriétaires d’un lopin de terre quand il n’existe aucune politique de redistribution.

Tableau 4 : Illustration : le cas du paysan
Dotations Carte des droits à l’échange Droits d’accès

Individu du groupe 1 :
Un lopin de terre ;
Sa force de travail ;
Un savoir-faire agricole.

Individu du groupe 2 :
Sa force de travail ;
Un savoir-faire agricole.
- Possibilité de détenir sa propre production agricole et de la vendre sur le marché ;
- Possibilité de vendre sa force de travail en contrepartie d’un salaire ;
- Pas de sécurité sociale, ni de taxes 62  ;
- Fort taux de chômage en raison de mauvaises récoltes ;
- Forte augmentation du prix des denrées alimentaires en raison de la mauvaise récolte.

Individu du groupe 1 :
Panier de biens contenant sa propre production de denrées alimentaires et quelques autres produits si sa production excède ses besoins.

Individu du groupe 2 :
Panier de biens vide en raison de son impossibilité de trouver un emploi, et donc de son revenu nul.

Cependant, Sen (1981a, pp. 48-50) est bien conscient de certaines limites de son approche, et il en perçoit notamment quatre : 1) la spécification des droits de propriété peut ne pas être très précise en raison d’un manque de législation ou d’une législation floue 63  ; 2) son approche se concentre sur les droits au sein de la structure légale donnée d’une société et ignore donc les transferts de propriété effectués en violation de ces droits 64  ; 3) la consommation alimentaire effective des gens peut tomber en dessous de leurs droits d’accès pour différentes raisons comme l’ignorance, des habitudes alimentaires fixées, ou l’apathie ; et 4) la mortalité causée par la famine peut avoir d’autres causes que la faim, comme les épidémies, ce qui n’est pas pris en compte par l’approche fondée sur les droits d’accès.

Finalement, plutôt qu’une hypothèse particulière sur les causes des famines, Sen conçoit l’approche en termes de droits d’accès comme un cadre général d’analyse permettant notamment d’expliquer pourquoi le mécanisme de marché ne pouvait assurer une allocation des denrées alimentaires dans les lieux frappés par la famine : « les demandes sur le marché ne reflètent pas des besoins biologiques ou des désirs psychologiques, mais des choix à partir de relations de droits à l’échange » (Sen, 1981a, p. 161). Pour Meghnad Desai (2000, p. 3), « tout comme Keynes avait montré qu’une économie de marché pouvait être en équilibre avec un fort taux de chômage, Sen a montré qu’une économie de marché pouvait fonctionner en laissant des millions de morts ». L’enjeu de Poverty and Famine était donc de rendre apparent le lien entre les droits d’accès et les famines, cependant Sen était conscient qu’il devrait aller plus loin encore et faire intervenir des questions qui seraient « moins clairement économiques et légales, notamment la notion de légitimité » (Swedberg, 1999, p. 255) 65 .

Notes
58.

 Sen ne nie pas que l’offre de nourriture soit une donnée importante pour l’analyse des famines, mais il refuse la vision héritée de Thomas Malthus (1798) selon laquelle le problème viendrait seulement du fait qu’il y ait « trop de bouches à nourrir ».

59.

 Par exemple, Sen (1981a, p. 62) montre que la production alimentaire globale pendant la famine de 1943 au Bengale — durant laquelle environ trois millions de personnes sont mortes selon son évaluation — n’était pas plus faible qu’en 1941. Dans son ouvrage, Sen étudie trois autres famines des années 1970 : celles d’Éthiopie, du Sahel et du Bangladesh. Or, seules les deux premières semblent avoir eu lieu à un moment où la production alimentaire avait décliné en raison de catastrophes naturelles, mais Sen estime que le déclin était de toute façon trop faible pour expliquer des famines de cette ampleur.

60.

 Le fait que Sen n’ait parlé de ses souvenirs et de leur impact sur sa recherche que plusieurs années après nous incite à lire ses propos avec prudence. En effet, dans cette justification a posteriori de ses hypothèses de recherche en lien avec son expérience, il doit inévitablement y avoir une part de reconstruction consciente ou inconsciente. Cependant, ses propos ont une certaine plausibilité. D’une part, on peut comprendre que Sen n’ait pas intégré de références autobiographiques dans ses écrits pour le BIT, ce qui aurait pu leur ôter de la « scientificité ». D’autre part, avec vingt ans de décalage, il a certainement considéré que ses résultats étaient suffisamment solides pour confier d’où venaient ses intuitions.

61.

 Nous reprenons ici la traduction de Sophie Marnat dans Sen (1993). Cette expression serait en fait plus complète sous la forme suivante : « carte des droits d’accès à l’échange des dotations ».

62.

 Remarquons que parmi les facteurs inclus dans la carte des droits à l’échange, nous faisons figurer des « exclusions », ce qui permet de souligner que dans la situation étudiée les droits d’accès de l’individu sont contraints ou limités par la non existence de certains droits (et devoirs) sociaux présents dans d’autres contextes.

63.

Mais Sen estime qu’il doit être possible d’en saisir les lignes principales, soit les éléments fondamentaux.

64.

 Pour sa défense, Sen souligne cependant que les famines récentes avaient, à son sens, eu lieu dans des sociétés où rien d’illégal n’avait mené les gens à être victimes de la faim.

65.

 Dans la version originale de Poverty and Famine, Sen avait intégré des chapitres dans lesquels il abordait par exemple le problème de « notions perçues de droits », mais il semble qu’il ait finalement décidé de ne pas les publier dans cet ouvrage pour ne pas compliquer son propos (Swedberg, 1999, p. 256).