B. Droits d’accès, fonctionnements et capabilités

L’étude que Sen (1981a) réalise sur la famine et la faim n’est pas sans lien avec sa réflexion en philosophie morale autour des questions liées, mais distinctes, de l’inégalité et de la pauvreté. Les chapitres 2 et 3 de Poverty and Famines sont en effet consacrés à la conceptualisation de la pauvreté et Sen aboutit à deux propositions fondamentales : 1) bien des études récentes, notamment sociologiques, ont insisté sur la relativité sociale de la pauvreté — cependant Sen souligne l’existence et l’importance de la pauvreté absolue, particulièrement visible lors des famines ; 2) la mesure de la pauvreté doit d’abord être factuelle et descriptive — et non pas immédiatement prescriptive —, mais il est nécessaire d’aller au-delà des mesures globales et de distinguer différents groupes en fonction de leur degré de pauvreté et de leur accès aux besoins fondamentaux. Son analyse des famines est donc une approche désagrégée de la pauvreté absolue, passant par les droits d’accès de différentes catégories sociales.

Notons toutefois que le concept d’« entitlement » — que nous traduisons par « droit d’accès » — choisi par Sen pour amorcer une analyse nouvelle de la pauvreté extrême n’est, quant à lui, pas tout à fait nouveau. En effet, Nozick (1974) avait présenté une théorie libertarienne de la justice en termes de droits [entitlement theory] abordant la question des droits de propriété et des autres droits de manière normative. Or, il est crucial de faire une distinction entre les définitions et usages respectifs de Sen et de Nozick. Sen (1984a, p. 31), qui connaît bien la théorie de Nozick pour être une réponse à la théorie de la justice proposée par Rawls (1971), admet lui-même qu’il y a là matière à confusion et met en garde le lecteur contre une interprétation fallacieuse de son concept en termes de « droits moraux » :

‘L’accent était plutôt mis sur la légalité, et le fait que dans bien des cas « [l]a loi se dresse entre la disponibilité de nourriture et le droit d’accès à la nourriture. Les morts de la famine peuvent refléter la légalité avec une certaine vengeance » [Sen, 1981a, p. 166]. ’

Cette idée était aussi clairement énoncée dans la phrase suivante :

‘En protégeant les droits de propriété contre les demandes des affamés, les force légales maintiennent les droits d’accès, par exemple, lors de la famine du Bengale en 1943 les gens qui sont morts en face des magasins bien remplis de denrées alimentaires et protégés par l’État se sont vus refuser la nourriture faute de droits d’accès légaux, et non parce que leurs droits d’accès ont été violés. (Sen, 1981a, p. 149) ’

Comme il le précisait dans une note de bas de page (Sen, 1981a, p. 2, nous soulignons) : « L’interprétation des relations de droits d’accès est ici descriptive et non prescriptive ». Cependant, le terme n’a certainement pas été choisi par hasard, et comme le note Des Gasper (1993, p. 705), l’utilisation d’un concept à forte connotation normative pour construire une approche prétendument positive était certainement dû à une volonté de servir deux objectifs. D’une part, Sen souhaitait fournir une approche de la famine plus adéquate que la description en termes de déclin de l’offre de nourriture. D’autre part, il s’agissait aussi de souligner l’injustice des droits d’accès des groupes vulnérables. Ce dernier point était sans doute en partie motivé par des objections que souhaitait formuler Sen à l’encontre de la théorie libertarienne des droits de propriété, ce qui permet aussi de comprendre pourquoi Sen se concentre exclusivement sur les droits légaux ou formels. En effet, dans ses écrits en philosophie morale et en économie normative, afin d’appuyer ses critiques du welfarisme Sen (1976a, 1979) a souvent fait référence à l’alternative proposée par Nozick (1974), à savoir une approche purement déontologique en termes de respect des droits individuels radicalement opposée aux approches usuelles en économie du bien-être fondées sur une morale du résultat. Cependant, cette référence à Nozick était surtout pour Sen une manière de souligner l’importance des droits et des processus pour l’évaluation de situations sociales, mais en aucun cas une adhésion à la théorie de la justice de ce philosophe. En effet, il soutient que les droits peuvent être intégrés dans des analyses conséquentielles des systèmes moraux et politiques :

‘Certains problèmes moraux […] peuvent être bien plus facilement analysés dans un système qui incorpore les droits dans la morale du résultat elle-même plutôt que dans une simple évaluation conséquentialiste, ou des contraintes sur les actions. (Sen, 1979, p. 488)’

En ce sens, Sen (1982a, p. 28) fait une distinction entre des analyses conséquentielles — sensibles aux conséquences — et des analyses conséquentialistes — reposant entièrement sur l’évaluation des conséquences. Il prend explicitement parti pour les premières et il semble bien, comme Charles Gore (1993, p. 454) le souligne, que sa définition des droits d’accès en termes de droits légaux aille bien dans le sens d’une critique des analyses insensibles aux conséquences, puisque son étude des famines met en lumière les conséquences indésirables de systèmes moraux et politiques uniquement fondés sur les droits. Il est en effet assez plausible que la conception étroite des droits d’accès proposée par Sen ait été motivée par une ambition implicite de critiquer la théorie libertarienne. Cette idée permet en tout cas d’expliquer pourquoi Sen (1981a) fait le choix arbitraire de ne tenir compte ni des moyens illégaux d’accéder à des biens, ni des règles morales ou des conventions qui permettraient de faire valoir des droits non spécifiés par la loi. Tous ces autres paramètres auraient pu rendre sa thèse latente — selon laquelle les théories de la justice en termes de droits, insensibles aux conséquences, pourraient justifier l’inaction face à la famine — plus difficile à soutenir. Cependant, la prise en compte des dispositions individuelles ou culturelles, comme les habitudes alimentaires, l’ignorance ou l’apathie, qui empêchent de mettre en œuvre les droits légaux auraient très bien pu renforcer sa critique de Nozick, mais Sen n’a pas souhaité compliquer son propos et a postulé que les individus profitaient au maximum de leurs droits d’accès.

L’analyse positive de Sen amène donc indirectement à tirer des conclusions sur les principes normatifs libertariens. Cependant, cette double entreprise implicite est réalisée à un certain prix en termes de confusion des lecteurs (Gasper, 1993, p. 711). En effet, évaluer les droits légaux en vigueur dans une société est un exercice assez distinct de celui qui consiste à évaluer la société. À moins que les droits d’accès légaux soient les seuls qui permettent aux individus de la société en question d’accéder à des ressources et à des fonctionnements, une évaluation sociale plus complète nécessitera au moins une conception plus large des droits d’accès, au mieux de dépasser cette notion même. En 1981, Sen a manifestement déjà conscience qu’au delà des droits légaux, l’accès effectif à des biens et l’usage que les gens en font dépend d’un certain nombre d’autres variables. Cependant, son ouvrage recense les résultats de ses analyses datant des années 1973-1980 et n’intègre pas son introduction toute récente du concept de capabilité en philosophie morale, bien qu’il s’intéresse sans la nommer à la capabilité de base d’être nourri.

La grande différence entre une analyse en termes de droits d’accès et une analyse en termes de capabilités semble être que la première place l’attention sur les droits, alors que la seconde la place sur les besoins. L’appareil conceptuel de Poverty and Famines est en effet orienté vers les dotations matérielles et personnelles des ménages et la manière dont ces dotations permettent ou non la propriété de nourriture, car « [l]a propriété de nourriture est l’un des droits de propriété primordiaux et dans chaque société il y a des règles qui gouvernent ce droit » (Sen, 1981a, p. 45). Cependant, à bien y regarder, il n’est pas si sûr que l’attention soit placée prioritairement sur les droits dans cet ouvrage. Certes, Sen élabore une grille de lecture en termes de droits d’accès afin d’attirer l’attention des preneurs de décision qui s’intéressent à la faim sur un autre facteur que la production de nourriture, mais il atteint finalement un autre objectif en mettant en évidence les conséquences et les limites d’une analyse fondée sur les droits pour traiter le besoin fondamental d’être nourri.

D’ailleurs, lorsque Sen approfondira ses travaux sur les famines sous les auspices de l’Institut Mondial de la Recherche pour le Développement Économique situé à Helsinki 66 , il ne fera plus usage de l’appareil conceptuel proposé dans Poverty and Famines, mises à part quelques références à la notion de droits d’accès 67 . En revanche, il fera fortement référence à son concept de capabilité, c’est-à-dire à ce que les gens peuvent faire et être grâce à leurs droits d’accès. En effet, afin de répondre à certaines critiques qui lui ont été adressées, il considèrera notamment la faim comme un problème allant au-delà des questions de nourriture, car « la capabilité d’être nourri dépend essentiellement d’autres caractéristiques d’une personne qui sont influencées par des facteurs non-alimentaires tels que l’attention médicale, les services de santé, l’éducation de base, les arrangements sanitaires, la fourniture d’eau potable, l’éradication d’épidémies infectieuses, etc. » (Drèze et Sen, 1989, p. 177). Dès lors, il est nécessaire d’élargir la préoccupation passant « des droits d’accès à la nourriture à des droits d’accès plus généraux » (Op. Cit., p. 178) et de considérer la faim comme une faiblesse de capabilité plutôt qu’une faiblesse des droits d’accès. Cet élargissement rend donc inévitablement impossible une analyse de la faim en termes de « théorie du consommateur », uniquement fondée sur l’idée de « pouvoir d’achat » comme pouvait le laisser entendre une lecture superficielle de l’ouvrage de 1981. Si l’on veut tenir compte des facteurs temporels et culturels, de l’importance des biens publics et d’autres aspects du bien-être comme l’estime de soi, ni les revenus, ni les droits légaux ne donnent une idée adéquate du degré d’accès effectif aux biens vitaux.

Dans un article publié en 1983, « Development: which way now? » 68 , Sen fait un lien explicite entre les droits d’accès et les capabilités en envisageant le processus de développement comme une expansion des droits d’accès des gens et des capabilités dont ils jouissent grâce à l’usage de leurs droits d’accès :

‘Les droits d’accès font référence à l’ensemble des paniers de biens sur lesquels une personne a un pouvoir de commande dans une société en usant de la totalité des droits et des opportunités auxquels il ou elle fait face. […] Sur la base de ce droit d’accès, une personne peut acquérir certaines capabilités, i.e. la possibilité de faire ceci ou cela (par exemple être bien nourri), et échoue à acquérir certaines autres capabilités. Le processus de développement économique peut être perçu comme un processus d’expansion des capabilités de gens. (Sen, 1983a, pp. 754-755)’

En économie du développement, Sen estime que l’attention doit finalement être portée sur les capabilités — ce que les gens peuvent faire — et le manque de capabilités — ce que les gens ne peuvent pas faire. Bien qu’il dépasse ainsi la perspective des droits d’accès, il ne la réfute pas complètement. En effet, il souligne que « étant donné la relation fonctionnelle entre les droits d’accès des personnes sur les biens et leurs capabilités, l’expansion des droits d’accès constitue une caractérisation utile — bien que dérivée — de l’économie du développement » (Ibid., p. 755, nous soulignons). Il apparaît que son insistance sur les droits d’accès dans ses écrits sur les famines était un premier moyen d’amener les économistes du développement à sortir de leur concentration habituelle sur des indicateurs macroéconomiques comme le produit national, le revenu global ou l’offre total d’un type de biens, tels les biens alimentaires dans le cas particulier de l’étude des famines. Le sujet qui intéressait Sen était bien la capabilité individuelle de base d’être suffisamment nourri.

Il est vrai que, dans ses premiers écrits sur les famines, il ne définit pas son sujet en termes de capabilités de base. Cela peut parfaitement se comprendre pour les écrits d’avant 1979 qui datent d’avant sa formulation de ce concept, mais on peut s’interroger sur les raisons de cette absence dans son ouvrage de 1981. À cet égard, une interprétation plausible peut être celle du délai entre le temps du dépôt de l’ouvrage et sa publication 69 . Une autre interprétation pourrait être que Sen n’ait pas saisi immédiatement les liens entre ses développements conceptuels dans deux domaines de recherche distincts, à savoir en économie du développement et en philosophie morale. Toutefois, cette dernière semble peu convaincante, à moins de considérer Sen comme chercheur « schizophrène », capable de passer d’une recherche à l’autre sans établir de lien. Il nous semble au contraire que ses recherches parallèles se soient nourries l’une de l’autre et que son élaboration conceptuelle d’une approche par les droits d’accès pour l’étude la faim — avec toute la conscience de ses limites — l’ait aidé à concrétiser une approche alternative du bien-être, ou plutôt de l’avantage individuel, en termes de capabilités. Ce n’est pas par hasard si Sen (1980a) illustre, comme nous l’avons vu dans la première section, ses critiques du welfarisme et du ressourcisme rawlsien par l’exemple de la malnutrition, à savoir que l’utilité et la possession de biens premiers peuvent être de très mauvaises bases pour l’évaluation de la malnutrition. Ce n’est pas non plus un hasard s’il place au premier rang des capabilités de base la capabilité d’être bien nourri.

Maintenant, on peut s’étonner d’une chose : son analyse des famines et de la faim met l’accent sur la faiblesse des droits d’accès à des paniers de biens contenant suffisamment de denrées alimentaires et assurant à l’individu ou au ménage la possibilité d’être bien nourri. Certes, de cette manière, nous venons de le voir, Sen révèle la portée funeste d’une théorie libertarienne, et donc réfute l’alternative au welfarisme et au ressourcisme proposée par Nozick (1974). Cependant, son étude des famines met l’accent sur les ressources accessibles et pas vraiment sur les capabilités qui découlent de ces ressources. Plus précisément, Sen se concentre sur la possibilité individuelle de convertir des dotations en ressources, et n’aborde pas la question de la conversion de ces ressources en capabilités. C’est pourtant ce dernier point qu’il défend dans sa conférence Tanner de 1979 et qui n’est pas intégré dans l’ouvrage de 1981, puisqu’il ne tient pas compte des raisons qui amèneraient les gens à ne pas consommer ce à quoi ils ont accès légalement, ce qui lui donne un côté plus rawlsien que senien.

Cette incohérence ne poindra toutefois plus après 1981, ce qui laisse supposer que son premier ouvrage sur les famines est une simple reprise des résultats de ses recherches datant des années 1970. Dès lors, il apparaît assez clairement que sa compréhension des enjeux et de l’importance du concept de capabilité n’émerge qu’à la toute fin des années 1970, sans doute grâce aux nombreuses critiques qu’il reçoit concernant son approche par les droits d’accès. Le fait de s’être intéressé — avant même de l’avoir conceptualisée — à la capabilité de base d’être bien nourri à partir de données empiriques lui a en effet permis d’en saisir concrètement des aspects déterminants et certains commentateurs 70 lui ont révélé la complexité du passage des ressources accessibles en fonctionnement effectif, complexité qui est au cœur de la capabilité individuelle. Si dans sa conférence de 1979 n’apparaît pas le terme de droit d’accès, et qu’inversement dans son ouvrage de 1981 n’apparaît pas le terme de capabilité, son article de 1983 cité précédemment semble être le premier écrit dévoilant les influences respectives de ses deux recherches 71  :

‘Les capabilités, les droits d’accès et les utilités diffèrent l’une de l’autre. J’ai essayé de montrer ailleurs que les « capabilités » fournissaient une base juste pour juger les avantages d’une personne dans bien des problèmes d’évaluation — un rôle qui ne peut être rempli ni par l’utilité ni par un indice de biens […] Lorsque nous nous intéressons à des notions telles que le bien-être d’une personne, ou son niveau de vie, ou sa liberté dans un sens positif, nous avons besoin du concept de capabilités. Nous devons être concerné par ce qu’une personne peut faire, et ce n’est pas la même chose que l’étendu du plaisir ou la satisfaction de ses désirs qu’elle obtient de ces activités (l’« utilité »), ce n’est pas non plus pareil que les paniers de biens sur lesquels elle a un pouvoir de commande (les « droits d’accès »). En fin de compte, il faut non seulement aller plus loin que le calcul du produit national ou du revenu global, mais également dépasser les droits d’accès à des paniers de biens envisagés en tant que tels. […] C’est à travers leur impact sur les capabilités qu’il faut envisager le rôle particulier des droits d’accès. C’est un rôle qui a une importance substantielle et une portée large, mais il reste dérivatif par rapport aux capabilités. (Sen, 1983a, n.b.p., p. 755)’

Cette note de bas de page semble cruciale pour saisir les interdépendances entre les réflexions de Sen dans deux domaines différents à un même moment de sa carrière. Son approche par les capabilités est élaborée après son approche par les droits d’accès. Chronologiquement, on peut donc considérer que la première dérive de la seconde, mais conceptuellement c’est la première qui prime et la seconde qui est dérivative, comme Sen le souligne dans le passage cité. Afin de résumer la manière dont il intègre ces deux approches, et les diverses catégories qu’il distingue entre les dotations individuelles et le bien-être ressenti ou, plus objectivement, le niveau de vie atteint, nous présentons le schéma suivant :

Schéma 1 : Des dotations individuelles au bien-être : synthèse des catégories seniennes en 1982
Schéma 1 : Des dotations individuelles au bien-être : synthèse des catégories seniennes en 1982

Au centre de ce schéma, on trouve la capabilité individuelle — puisqu’elle doit constituer au sens de Sen la préoccupation centrale de toute évaluation sociale. Il apparaît aussi que le passage des droits d’accès (à des paniers de biens assurant un niveau de nourriture nécessaire) à la capabilité de base d’être bien nourri n’est pas tout à fait direct. D’abord, un certain nombre de facteurs culturels peuvent influencer l’accès aux biens, différemment de la législation. En outre, des caractéristiques personnelles peuvent compliquer, voire compromettre ce passage. Parmi ces éléments, Sen (1981a, p. 50) avait noté « l’ignorance, des habitudes alimentaires fixées, ou l’apathie » en posant la question suivante : « quelle importance ont ces éléments ignorés [par l’approche en termes de droits d’accès] et cette négligence fait-elle une grande différence ? Son ouvrage laisse ces questions en suspend. Mais, dans une note de bas de page, il rajoute une chose intéressante :

‘De surcroît, les gens choisissent parfois d’avoir faim plutôt que de vendre leurs biens productifs, et ceci peut être intégré dans une approche par les droits d’accès formulée pour une période longue (prenant note des droits d’accès futurs). (n.b.p., Ibid., nous soulignons).’

Dans ce passage, Sen suggère l’idée que les individus pourraient « choisir » d’être affamés en s’appuyant sur des études empiriques de famines indiennes menées par Jodha (1975). Mais, bien que dans ce cas la consommation alimentaire effective des gens tombe en dessous de leurs droits d’accès, il considère que rationner sa consommation alimentaire afin de protéger ses biens et son gagne-pain peut très bien être cohérent avec une analyse en termes de droits d’accès « multi-période ». À cet égard, une critique de Stephen Devereux (2001, p. 259) nous semble particulièrement pertinente : en choisissant le ménage comme unité principale de l’analyse, l’approche par les droits d’accès telle que Sen (1981a) l’énonce faillit à tenir compte des relations sociales et des inégalités de pouvoir, notamment au sein des ménages. En effet, Devereux (Ibid.) relève une différence cruciale entre « choisir d’avoir faim » et « choisir d’affamer les autres » —, qu’il relie à une autre différence entre « les membres des ménages qui prennent les décisions quant aux droits d’accès » et les « membres des ménages qui meurent durant les famines ». Il est vrai qu’il s’agit d’une réalité qui mine sérieusement la pertinence de l’approche proposée par Sen, même élargie à la capabilité. Cependant, il semble que Sen lui-même avait bien conscience de cette limite, puisqu’il a publié ailleurs sur ce sujet. C’est certainement un tort de sa part de n’avoir pas intégré ces questions dans son ouvrage de 1981 — et d’avoir quelque peu « éclaté » sa réflexion —, mais nous allons voir dans la prochaine sous-partie que ses travaux sur la répartition intra-ménage ont sans doute eu, eux aussi, un impact considérable sur sa conception de l’avantage individuel.

Notes
66.

 Suite à l’invitation du directeur du WIDER, Lal Jayawardena un ancien camarade d’étude à Cambridge, Sen travaille en collaboration avec Jean Drèze sur les actions appropriées pour éliminer la faim dans le monde, plutôt que sur la mesure du phénomène. Le WIDER est institué par l’Université des Nations Unies en 1984 comme son premier centre de recherche. Le principal objectif de l’Institut est d’aider à identifier et répondre aux besoins d’une recherche socio-économique orientée vers la mise en place de politiques pour faire face aux problèmes de développement. Sen travaillera pour le WIDER de 1985 à 1989.

67.

 Dans l’ouvrage qu’il publie avec Drèze en 1989, Hunger and Public Action, n’apparaissent plus les concepts de « dotations », ni de « carte de droits à l’échange ». En revanche, apparaissent les notions de « droits d’accès essentiels » (p. 267) et de « droits d’accès fondamentaux » (p. 269), ce qui fait dire à Gasper (1993, p. 693) qu’il s’en sert dans le cadre d’un « discours sur les besoins » et non plus sur la légalité.

68.

 Cet article reprend son discours présidentiel du 23 septembre 1982 à Dublin dans le cadre de la « Development Studies Association ».

69.

 Rien n’est indiqué sur ce point dans l’ouvrage. Cependant, la bibliographie qui apparaît à la fin semble contredire cette interprétation, puisque Sen inclut dans ses références un certain nombre d’articles de 1980, et même un article qu’il publie en août 1981 (Sen, 1981b).

70.

 Poverty and Famine a eu en effet une audience très large, d’une part parce que Sen avait déjà publié plusieurs articles au cours de sa recherche (notamment Sen, 1976c et 1977e) et d’autre part parce qu’il a su mobiliser l’intérêt de nombreux économistes de son entourage comme l’atteste la longue liste des remerciements qui figure dans la préface (p. viii). En outre, si la famine n’était le sujet de prédilection des économistes, de nombreux historiens s’étaient penchéssur la question de manière approfondie bien avant Sen. Et il semble bien que les premières critiques et aussi les plus fortes soient venues de leur part, car comme le souligne Morris (1982, p. 991) l’ouvrage de Sen ne pouvait pas leur apprendre grand chose. Au contraire, le manque de perspective et de compréhension historique (montrant par exemple le rôle des épidémies ou des actions politiques délibérées) laissait supposer que Sen avait beaucoup à apprendre des historiens spécialistes de la famine, ce qu’il semble avoir fait dans ses travaux postérieurs.

71.

 Notons toutefois que les conférences Hennipman qu’il délivre en avril 1982 à l’université d’Amsterdam font également le lien entre ses travaux sur la pauvreté et les famines, d’une part, et ses critiques de l’économie du bien-être, d’autre part. Elles seront publiées sous le titre Commodities and Capabilities, mais pas avant 1985.