Dans cette troisième section, nous nous attacherons à approfondir la question de l’influence mutuelle chez Sen de ses engagements de recherche sur des questions pratiques et sa conceptualisation de l’avantage individuel en termes de « capabilités », permettant une description plus pertinente des inégalités. Nous avons vu que l’approche par les « droits d’accès » que Sen développe pour l’étude des famines pouvait être considérée comme un premier pas vers l’approche par les capabilités. Nous allons maintenant étudier l’influence de son intérêt pour la question des inégalités entre hommes et femmes à la fois sur son refus du welfarisme et sur sa défense d’une conception élargie de la liberté. L’étude de cette question concrète lui a en effet permis d’enrichir son plaidoyer en faveur d’une économie normative qui aille au-delà du welfarisme et d’aboutir à une compréhension plus claire des enjeux de la capabilité individuelle. De nombreux arguments de son approche par les capabilités puisent indiscutablement leur force d’une perspective qui tient compte du désavantage relatif des femmes — pour Sen, l’une des inégalités les plus criantes.
Dans un entretien assez récent (Kapur, 1999, p. 2), Sen souligne que son intérêt pour la situation relativement défavorisée des femmes est apparu dès le début des années 1960 dans ses écrits 72 . À cet égard, il remarque qu’il a été assez surpris de voir la résistance que ce sujet suscitait au sein des économistes. D’une part, la gauche y voyait une manière d’affaiblir la portée d’une vision des inégalités en termes de classes ; d’autre part, d’autres reprochaient à Sen d’avoir une conception trop occidentale à ce sujet. À cela, on peut ajouter que l’orthodoxie a développé une vision de l’économie tout à fait asexuée, s’intéressant à une société d’individus ou de ménages — un ménage étant envisagé comme un individu ou comme un marché implicite (Becker, 1981). Dans tous les cas, la théorie économique avait tendance à « sous-estimer la mesure avec laquelle les comportements au sein des familles sont gouvernés par des règles non marchandes, des conventions et un certain sens de la propriété » (Kynch et Sen, 1983, p. 364) et, de ce fait, à sous-estimer les implications considérables de la variable sexuelle.
L’intérêt de Sen pour les inégalités entre les sexes apparaît clairement au début des années 1980 avec la publication de plusieurs articles spécifiquement dédiés à ce sujet. Ses recherches se font principalement à trois niveaux : le mode de répartition de la nourriture au sein de la famille, la surmortalité féminine, et les sources d’inégalité entre hommes et femmes (A). Bien que celles-ci aient généralement un caractère empirique et local — Sen s’intéressant plus particulièrement à la situation des femmes indiennes — il en a tiré des leçons importantes pour les fondements théoriques des études de la pauvreté, des inégalités et, plus généralement, de l’avantage humain. L’observation des attitudes au sein de la sphère familiale et de leurs conséquences sur des facteurs objectifs du bien-être des divers membres des familles révèle notamment le rôle clé des « préférences adaptatives » dans la perpétuation des inégalités et, en définitive, l’incapacité des critères fondés sur l’utilité à saisir le désavantage relatif des femmes (B).
Confortant ses critiques du welfarisme et du ressourcisme, il défend plus ardemment encore son approche par les capabilités de base et complète son argumentation en faisant appel à la distinction mise en évidence par Isaiah Berlin (1969) entre « liberté positive » et « liberté négative » (C). Son approche englobe et dépasse la conception de la liberté négative — qui, prise isolément rejoint la problématique libertarienne — et tente de saisir l’ensemble des conditions de son exercice en intégrant dans l’analyse des caractéristiques personnelles et sociales. En particulier, « le sexe en tant que paramètre essentiel de l’analyse économique et sociale est complémentaire, et non concurrent, des variables relatives à la classe sociale, à la propriété, à la profession, au revenu et au statut familial » (Sen, 1990a, p. 129). Les implications pratiques de sa réflexion théorique, que ce soit en termes d’évaluation des états sociaux ou en termes de politiques à mettre en œuvre, sont complexes et loin d’être claires, mais Sen estime que leur portée peut être immense, notamment en ce qui concerne les inégalités persistantes comme celles que représentent les inégalités entre hommes et femmes (D).
Une explication plausible de son intérêt pour la question des femmes peut être son éducation familiale. En effet, si dans les années 1930-1940, les femmes indiennes étaient plutôt confinées à l’espace familial, sa mère, Amita Sen lui a montré un exemple assez différent. Non seulement, elle avait fait des études, mais elle fut l’une des premières femmes de la classe moyenne bengalie à danser en public, tenant même des premiers rôles dans des spectacles adaptés des drames de Rabindranath Tagore (Nussbaum, 1999, p. 36). Plus tard, cette intellectuelle est devenue éditrice d’une revue littéraire en Inde. L’attitude engagée de sa mère a certainement eu un effet sur sa perception des rôles respectifs des hommes et des femmes. À cette première influence, s’ajoute celle de sa seconde femme, Eva Colorni, une économiste italienne avec qui il vit depuis 1973 et qu’il épouse en 1978. Celle-ci encourage fortement Sen à s’impliquer dans des choses concrètes et notamment à intégrer la question du désavantage relatif des femmes dans ses réflexions théoriques sur les inégalités, comme le souligne Sen (1999a, p. 8) dans son autobiographie.