A. Des droits d’accès familiaux aux fonctionnements individuels

Dans un article intitulé « Family and Food: Sex Bias in Poverty », Sen (1984b) 73 complète son analyse de la consommation de nourriture des individus en précisant qu’au-delà du pouvoir de commande d’une famille sur les biens alimentaires, il faut tenir compte de la répartition de ces biens au sein même de la famille. En effet, « les droits d’accès des familles ne déterminent pas ce qu’un membre particulier de la famille peut manger » (Ibid., p. 346). Il lui a donc semblé pertinent de s’intéresser à la répartition de la nourriture dans les familles, qui n’est dès lors plus une question de droits légaux mais vraisemblablement une question de conventions et de mœurs. À cet égard, il s’attaque plus particulièrement au problème de la présence de « biais sexuel » dans la répartition intrafamiliale de nourriture, qui lui semble être une variable fondamentale de l’accès individuel à la nourriture, et donc une variable fondamentale de la capabilité de base d’être bien nourri.

La difficulté de ce sujet tient au fait qu’il est difficile d’obtenir des données précises concernant qui mange quoi dans une famille. Cette question est généralement considérée comme « faisant partie de la vie privée d’une famille, et il est peu probable qu’un observateur puisse venir et mesurer précisément ce qui se passe, sans affecter le phénomène observé » (Ibid., p. 347). L’idée qu’il existe un biais sexuel contre les femmes et les filles dans la répartition intrafamiliale des biens alimentaires peut donc sembler difficile à prouver, pourtant un certain nombre d’études ont été menées en ce sens dans différents pays 74 , apportant des preuves de cette inégalité. Sen, quant à lui, se concentre sur la région du Bengale, comprenant l’État du Bengale Ouest en Inde et le Bangladesh, tout en estimant que ses analyses peuvent avoir une pertinence générale pour la compréhension de la pauvreté et de la malnutrition dans le Tiers-Monde.

Afin d’apporter des preuves du biais sexuel en faveur des hommes dans la répartition intrafamiliale de nourriture dans cette région spécifique, Sen (1984b, pp. 348-349) mobilise des données récoltées par l’Institut des sciences de l’alimentation et de la nutrition de l’Université de Dakha (INFS, 1977) 75 ainsi que celles de trois chercheurs du Centre International de Recherche sur les Maladies Diarrhéiques (Chen, Huq et D’Souza, 1980). Ces données concernent les consommations de calories et de protéines des hommes et des femmes de différentes classes d’âge observées dans un large échantillon de familles issues de différents villages du Bangladesh, en 1975-76, et durant l’été 1978. Ces observations montrent clairement que les membres féminins de chaque classe d’âge consomment moins de calories et moins de protéines que leurs homologues masculins, la différence étant particulièrement criante au-delà de 45 ans et durant la période de 16 à 19 ans. Toutefois, ces données n’ont pas permis de conclure à l’existence d’un biais systématique en faveur des hommes pour la répartition de nourriture au sein des familles :

‘La difficulté repose non seulement sur les doutes possibles quant à la nature représentative des deux échantillons, mais aussi sur le fait que les soi-disant « besoins » alimentaires pouvaient être différents pour les hommes et pour les femmes. En effet, l’étude de l’Institut postule des besoins alimentaires qui ont pour effet de montrer que les hommes sont plus désavantagés que les femmes vis-à-vis de la relation entre la nourriture consommée et les « besoins ». (Ibid., p. 349)’

Or, Sen se montre très sceptique concernant les chiffres représentant les besoins nutritionnels postulés par l’étude, fondés sur les recommandations du comité d’experts de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture et de l’Organisation Mondiale de la Santé (FAO/WHO Expert Committee, 1973). Non seulement, de nombreuses études ont critiqué la base de ces calculs, mais Sen estime qu’il y a de bonnes raisons de remettre en cause les hypothèses relatives à l’utilisation énergétique des activités féminines, « qui ne sont pas aussi « sédentaires » que les calculs de calories tendent à le supposer » (Ibid., p. 351). À cela, Sen ajoute deux autres failles des calculs : 1) il n’est pas tenu compte des besoins nutritifs supplémentaires des femmes enceintes et de celles qui allaitent ; 2) il existe un risque de raisonnement circulaire puisque les calculs lient les besoins caloriques aux caractéristiques physiques, ce qui néglige le fait que le poids d’une personne ainsi que son niveau d’activité peuvent dépendre essentiellement de sa consommation alimentaire. En ce sens, Sen semble considérer ce type de données comme une preuve possible pour attester de l’accès défavorisé des femmes à la nourriture au sein des familles, réduisant leur capabilité d’être bien nourries.

Ce n’est toutefois pas la seule donnée pertinente. En effet, il prend en compte une étude de l’Autorité du Développement Métropolitain de Calcutta (CMDA, 1980) concernant le contexte socio-économique et les conditions de santé dans le grand Calcutta entre 1976 et 1978, s’intéressant plus particulièrement à la morbidité respective des hommes et des femmes. Sur ce point, l’étude distingue trois catégories : ceux qui se déclarent « bien portants », ceux qui se déclarent « malades », et ceux qui déclarent ni l’un ni l’autre et sont donc « indifférents ». Or, à quelques exceptions près, la morbidité féminine pour les catégories « malades » ou « indifférents » atteint un niveau bien plus élevé que la morbidité masculine dans toutes les classes d’âge. Dès lors Sen (Ibid., p. 356) estime que l’on peut en tirer des conclusions quant à la malnutrition des femmes :

‘Il n’est bien sûr en aucun cas évident que la morbidité soit d’abord le résultat de la malnutrition. Mais la malnutrition est l’un des facteurs de morbidité, et les caractéristiques de la privation de nourriture peuvent bien aller de pair avec d’autres types de privation. Dans tout les cas, […] l’image de la morbidité — donnant vraisemblablement une preuve indirecte de disparités nutritionnelles — indique une discrimination contre les femmes.’

On pourrait opposer à Sen que la répartition alimentaire entre hommes et femmes puisse être liée à la faiblesse des revenus, mais il ajoute d’autres données montrant que quelle que soit la classe de dépenses, les femmes ont toujours une plus grande morbidité. Cependant, ces données se fondent sur des entretiens et sont inévitablement discutables. Mais, pour Sen (Ibid., n.b.p.), si elles doivent être prises avec précaution, c’est surtout en raison de la tendance féminine à sous-évaluer sa morbidité. La morbidité des femmes serait donc sous-estimée, ce qui renforce la démonstration.

Cet article fait partie de ses premiers travaux sur les inégalités de genre à proprement parler et couvre l’analyse des statistiques disponibles concernant les différences entre hommes et femmes en Inde. Dans un article de 1983 écrit en collaboration avec Jocelyn Kynch, il complète son étude de la situation des femmes en Inde en mobilisant d’autres données statistiques. L’article s’intitule « Indian Women: Well-being and Survival ». Après l’analyse des consommations alimentaires difficile à appliquer pour la répartition intrafamiliale, il se concentre sur « les capabilités en termes de longévité, de santé, de nutrition, etc. qui posent moins de problèmes d’observation » (Sen et Kynch, 1983, p. 367). Il mobilise les données issues du recensement indien sur la période 1901-1981 (Padmanabha, 1981) révélant une caractéristique démographique frappante de l’Inde : le déclin constant du ratio femme/homme durant cette période. En effet, en 1901, ce ratio est de 0,972 et il n’atteint plus que 0,935 en 1981. Or, l’étude plus précise de ce ratio par tranches d’âge prouve que la faiblesse relative de la population féminine en Inde ne s’explique pas par une différence de ratio à la naissance — ce ratio étant favorable aux femmes de 0 à 34 ans. Dès lors, le problème est celui d’un différentiel de mortalité : l’Inde apparaît comme l’un des rares pays au monde où l’espérance de vie à la naissance est plus faible pour les femmes que pour les hommes 76 .

Ce constat contredit clairement l’idée répandue selon laquelle le biais contre les femmes diminue avec le progrès économique. En Inde, le déclin à la fois du ratio de la population féminine par rapport à la population masculine et de l’espérance de vie des femmes est allé de pair avec un déclin du taux de mortalité global. Les explications fréquemment retenues sont les suivantes : 1) une préférence pour les garçons menant à une négligence des bébés filles ; 2) certains types de mortalité sont sélectifs entre les hommes et les femmes ; 3) une mortalité en couche élevée (Padmanabha, 1981, p. 35). Cependant, la première explication intuitive citée n’est souvent pas considérée sérieusement, car difficile à prouver. Pourtant, les études sur la consommation alimentaire des filles et des garçons, citées par Sen dans le papier précédemment étudié, semblent attester d’une négligence réelle. En outre, Sen avait lui-même cherché à apporter une contribution empirique permettant d’augmenter les preuves de la négligence des filles dans les familles indiennes. Entre janvier et mars 1983, il a entrepris avec Senil Sengupta de collecter des données concernant des caractéristiques physiques des garçons et des filles âgés de 0 à 5 ans dans deux villages du Bengale Ouest 77  :

‘nous avons trouvé un biais sexuel considérable contre les filles dans l’un des villages (Kuchli) et un autre plus faible […] dans l’autre village (Sahajapur), distant de seulement dix kilomètres du premier. L’analyse causale des facteurs potentiellement déterminants indiquait plusieurs paramètres pertinents. […] A Kuchli, les politiques de réforme agraire ont eu bien plus de succès, avec pour résultat que seulement 18 % des enfants appartiennent désormais à des familles sans terre, alors qu’ils sont 60 % à Sahajapur. Le niveau nutritif des enfants est en conséquence plus élevé à Kuchli, mais en même temps l’étendu du biais sexuel […] est bien plus élevé. En fait, la position nutritionnelle des filles dans les deux villages est à peu près la même, et à la fois le niveau moyen de nutrition et le plus grand différentiel sexuel à Kuchli sont largement le résultat de la même différence, à savoir le niveau plus élevé de nutrition des garçons à Kuchli qu’à Sahajapur. (Sen, 1983b, p. 23)’

Dès lors, il est tentant de conclure que les améliorations économiques bénéficient aux garçons et n’améliorent pas la situation des filles. Mais, la différence entre les deux villages s’explique par un autre facteur : à Sahajapur, un programme d’aide alimentaire direct avait été mis en place pour les populations les plus pauvres, réduisant considérablement le différentiel nutritif entre les filles et les garçons bénéficiaires de ce programme. Cette étude permet donc à Sen (1983b, p. 24) de justifier son intérêt pour la répartition intrafamiliale dans les problèmes d’inégalité :

‘Bien que les réformes agraires fournissent de manière évidente une base plus solide pour la prospérité générale, leur incapacité à fournir une proposition honnête aux filles vient des biais au sein du processus familial d’allocation, qui répartit les effets de la réforme agraire. Les interventions nutritives directes, d’un autre côté, réduisent le rôle du chef de famille et des autres membres adultes de la famille, ce qui peut réduire le biais contre les filles.’

Une fois le biais sexuel dans la répartition intrafamiliale de la nourriture identifié, en saisir les racines n’est pas chose aisée. Sen et Kynch (1983, p. 370) distinguent cependant deux types de raisonnement qui sont autant d’hypothèses à tester. Le premier est relatif à la pertinence des considérations sociales, comme l’importance de la progéniture male pour la « perpétuation » de la famille dans des sociétés dominées par les hommes. Le second est fondé sur les facteurs économiques, tels que 1) l’attente d’un soutien de la part des fils et non des filles durant la vieillesse, 2) l’attente d’un soutien financier ou d’une aide pour les activités agricoles de la part des fils et de leurs épouses et des filles qui à l’âge adulte quittent le foyer, ou même 3) la portée plus grande du travail agricole des petits garçons par rapport à celui des petites filles. Toutefois, si le deuxième type de raisonnement oriente vers des causes tout à fait probables, Sen met en garde contre une conclusion hâtive qui amènerait à confirmer un modèle beckerien de comportement individuel cherchant à maximiser l’utilité sans égard pour les contraintes sociales. Il voit au moins deux facteurs qui impliquent un biais sexuel en aucun cas fondé sur un calcul des gains et des pertes d’utilité. D’une part, les attentes des familles peuvent créer un « biais dans la perception » des besoins et des mérites respectifs des garçons et des filles. D’autre part, la mère d’un bébé garçon reçoit généralement plus d’attention, et donc mange plus que le reste de la famille, que la mère d’un bébé fille, ce qui crée un biais sexuel indirect transitant par l’allaitement, et non par une répartition observable de la nourriture en défaveur des filles.

Ces papiers de Sen ont surtout une préoccupation empirique et leur contenu analytique est assez faible. Cependant, Sen ne perd pas de vue les implications théoriques que suggèrent ces études, et qui apparaissent de manière implicite dans le choix des données statistiques traitées. En effet, les données utilisées pour l’analyse des inégalités entre les sexes font référence à des fonctionnements — comme le fait d’être bien nourri ou en bonne santé — et à des capabilités — comme la capabilité de vivre longtemps —, et non à une notion subjective du bien-être ou à la préoccupation fétichiste du pouvoir de commande sur les biens. De manière ponctuelle, Sen annonce également que ces études peuvent avoir une portée importante au niveau de la théorie économique liée à l’économie du bien-être, aux statistiques normatives, et à la planification (Sen, 1984b, p. 346). Ce sont principalement ces implications qui nous intéresserons maintenant.

Notes
73.

 L’article fut rédigé en 1981 pour être intégré dans l’ouvrage de Bardhan et Srinivasan sur la pauvreté rurale dans le sud de l’Inde qui ne sera publié qu’en 1988. Sen l’intègre dans son ouvrage de 1984, Resources, Values and Development, en intégrant quelques références supplémentaires en lien avec ses travaux de 1983 sur le même sujet.

74.

 Sen (1984b, pp. 347-348) commence en effet l’article par une revue de la littérature, attestant que l’existence d’un biais sexuel contre les membres féminins des familles concernant la répartition de nourriture n’est pas qu’une intuition. En effet, il recense diverses études qui, depuis les années 1940, ont prouvé que le phénomène était avéré en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud, et également en dehors du Tiers-Monde comme en Ecosse et aux Etats-Unis, notamment pendant les périodes de guerre ou de dépression.

75.

 En tant que fils d’Ashutosh Sen (1901-1971), éminent professeur de chimie du sol de l’Université de Dakha, ce n’est certainement pas un hasard si Sen se tourne vers les travaux de cet institut. De manière similaire, le choix de l’étude de la région spécifique du Bengale est certainement motivé, d’une part, par les liens affectifs et personnels que Sen a pour sa région d’origine et, d’autre part, par sa connaissance du terrain.

76.

 En 1981, alors que le « ratio sexuel » indien est de 0,935, il atteint 1,051 en Europe, 1,050 en Amérique du Nord, 0,995 en Amérique du Sud et 1,017 en Afrique. Même par rapport au relativement faible ratio de l’Asie, qui est de 0,960, il est encore largement en dessous — étant de toute façon, au moins en partie, à l’origine de la faiblesse du ratio asiatique global. Toutefois, dans son papier de 1983 écrit avec Jocelyn Kynch, Sen précise dans sa conclusion que le ratio sexuel en Chine est très similaire à celui de l’Inde, puisque la population chinoise compte 106 hommes pour 100 femmes. Il approfondira cette similitude dans des papiers ultérieurs.

77.

 Il s’agit d’une enquête de terrain dont Sen semble particulièrement fier et qui lui permet de casser quelque peu son image de théoricien : « Nous pesions et étudions chaque enfant de deux grands villages du Bengale Ouest ; j’ai alors développé une certaine expertise de la pesée des enfants qui protestent, et je me suis senti assez fier de mes accomplissements lorsqu’un jour, mon assistante m’a téléphoné pour me demander de lui enlever la tâche de peser les enfants ‘qui mordent chaque main à portée de leurs dents’ ». (Sen, 1999a, p. 11)