Étant donné que la famille constitue le plus souvent l’unité où se prennent les décisions de travail et de consommation, si l’on observe une discrimination systématique envers certains membres, il devient dès lors difficile de relier ces décisions au bien-être individuel. À cet égard, Sen (1984b, pp. 360-362, nous soulignons) cherche à remettre en cause au moins trois tendances de la théorie économique traditionnelle :
‘L’une est simplement d’abstraire la famille, et de continuer l’analyse comme si chaque individu prenait les décisions de lui-même, ce qui est la structure typique de, disons, la littérature théorique sur l’« équilibre général ». […] La seconde approche est d’ignorer carrément les individus, et de prendre la famille comme unité d’analyse — des décisions, des actions, et même du bien-être […] cela soulève la question profonde de savoir si le bien-être d’individus peut être ignoré lorsqu’on fait des jugements de bien-être social ou des comparaisons de niveau de vie […] Il serait très curieux que la vision du bien-être de la famille du chef de famille soit tout ce qui compte […] La troisième approche consiste à postuler une harmonie complète au sein de la famille, le bien-être de chacun des membres étant également servi par les décisions familiales […] Peu importe que nous observions le niveau moyen (à la manière de Bentham) ou le niveau minimal (à la manière de Rawls), tout le monde partage le même niveau de bien-être […].’Bien que Sen ait cherché à révéler l’importance de se qui se joue au sein de la sphère familiale, il n’en conclut pas pour autant que l’idée de bien-être individuel n’a aucun sens. L’individu reste bel et bien le centre de son attention. Cependant, ses analyses montrent que l’on ne peut ni abstraire l’individu de la famille, ni postuler une répartition harmonieuse du bien-être parmi les membres d’une même famille. Sen (Ibid., p. 362) fait d’ailleurs une distinction entre le fait de considérer le bien-être individuel comme « indépendant » vis-à-vis du reste de la famille et le fait que l’on puisse considérer « séparément » le bien-être des différents membres d’une famille. Il refuse la première approche, mais estime indispensable la seconde, arguant que « les bien-être individuels peuvent être interdépendants, mais distincts » (Ibid.). En revanche, il affirme que la notion de bien-être elle-même doit être repensée. Il lui semble clair qu’une notion « introspective » du bien-être individuel n’est pas soutenable, en particulier en ce qui concerne les nourrissons et les enfants, mais également envers certains membres adultes de la famille qui peuvent ne pas être en mesure de comprendre une telle notion et donc de fournir une information adéquate à ce sujet. En effet, l’acceptation traditionnelle de fortes inégalités au sein de la famille, contre les femmes notamment — et de leur part aussi —, amènerait une réponse biaisée à la question de leur bien-être individuel.
Il devient en tout cas très clair que le modèle de maximisation de l’utilité du consommateur n’est pas applicable dès lors 1) qu’une personne décide pour une autre ce qu’elle consomme, et 2) que l’allocation de ressources au sein de la famille se fait selon d’autres modalités que les transactions de marché (Sen, 1983b, p. 14). Le lien entre les comportements de consommation et le bien-être ou l’utilité individuelle en ressort complètement affaibli. Il n’est pas question non plus d’accepter l’« approche économique » de la famille tout juste développée par Becker (1981) qui, selon Sen (1983b, p. 16), ne rend pas justice à l’économie :
‘Les individus sont considérés comme poursuivant inlassablement leurs utilités individuelles, et ce faisant ils entrent dans des relations commerciales avec des prix implicites, engendrant les mariages et le travail des familles. Si les utilités individuelles peuvent inclure le souci des autres […], le processus de maximisation de l’utilité se perpétue sans compromis — sans contraintes ou propriétés, normes ou conventions. […]’Cette conception lui semble bien trop simple pour saisir la complexité de la relation familiale. Dans tous les cas, son étude de la situation des femmes l’amène à développer un argument supplémentaire — par rapport à ceux qu’il avait mis en avant dans sa critique du welfarisme étudiée dans la première section — contre la vision du bien-être en termes d’utilité. Cet argument concerne le biais dans la perception de ses besoins de la part de nombreuses femmes, apparu par exemple sous forme d’une sous-estimation de leurs besoins alimentaires (Kynch et Sen, 1983, p. 366) ou d’une sous-estimation de leur morbidité (Sen, 1984b, p. 356). En outre, l’identité familiale peut exercer une influence très forte sur la perception qu’une personne peut avoir de son propre bien-être. Par exemple, lorsqu’on interroge une femme indienne du milieu paysan à propos de son bien-être, il se peut qu’elle ne comprenne même pas la question ou qu’elle y réponde en donnant plutôt son opinion sur le bien-être de sa famille (Sen, 1990a, p. 131) 78 . Cette observation amène Sen (Ibid. pp. 131-133) à formuler quatre propositions fondamentales : 1) il existe des variations considérables dans la perception de l’individualité, mais l’absence de perception du bien-être personnel, là où elle existe, n’est pas immuable ; 2) l’absence de perception de l’intérêt personnel associée à un grand souci du bien-être familial contribue à perpétuer les inégalités traditionnelles ; 3) il existe des aspects objectifs de l’intérêt et du bien-être personnel qui exigent une attention particulière, notamment quand les perceptions individuelles de ces concepts sont biaisées ou inexistantes ; et 4) il se peut qu’une personne poursuive d’autres objectifs que son propre bien-être, ce qui est en lien avec sa qualité d’« agent », également pertinente pour l’évaluation de sa situation.
Si l’on s’attache à l’utilité, entendue comme une mesure mentale du bonheur ou de la satisfaction, pour évaluer le bien-être d’une personne, les nombreux problèmes de perception rendront les évaluations peu représentatives de la réalité. En effet, les graves inégalités persistent généralement en raison de leur acceptation par les victimes elles-mêmes : « l’opprimé finit par accepter cet ordre inégal pour se transformer en un complice implicite » (Sen, 1990a, p. 132). C’est par exemple le cas des femmes indiennes de familles pauvres qui se sacrifient pour donner plus de nourriture et de soin aux hommes de la famille, éduquant leurs filles en ce sens également. L’absence de protestation et de remise en question de l’inégalité ne doit pas être, pour Sen (Ibid.), une preuve d’absence de cette inégalité : « il est nécessaire d’aller au-delà des impressions primaires qu’une personne peut avoir sur ces questions, impressions qui peuvent être fondées sur l’acceptation aveugle de certaines priorités traditionnelles ».
Ainsi, ses travaux sur la nature, les causes et les mécanismes de l’inégalité entre les sexes ont influencé sa compréhension de l’inégalité et de la privation en général et ont confronté sa position théorique vis-à-vis du welfarisme, comme il le précise dans un entretien récent (Agarwal et al., 2005, p. 351) :
‘Mon scepticisme quant au fait de faire reposer les jugements moraux ou les évaluations politiques sur l’utilité ou sur les préférences […] a été fortement influencé par ce que j’ai appris des études sur les inégalités de genre, particulièrement concernant le rôle des attitudes et des préférences adaptatives dans la persistance sociale de ces inégalités. ’La notion de « préférences adaptatives » est aujourd’hui bien connue, mais au début des années 1980 peu d’économistes y faisaient référence. Sen lui-même n’employait alors pas cette terminologie, parlant plus d’« acceptation » comme nous l’avons vu, ou d’« ajustement » comme l’atteste la citation suivante :
‘L’opprimé apprend si bien à supporter son fardeau qu’il ou elle finit par le négliger. Le mécontentement est remplacé par l’acceptation, la révolte sans espoir par le conformisme silencieux, […] la souffrance et la colère par une endurance joyeuse. Comme les gens apprennent à s’ajuster aux horreurs existantes par l’absolue nécessité d’une survie sans surprise, les horreurs ont l’air moins terrible dans le système de mesure des utilités. (Sen, 1984c, p. 309)’Dans le contexte spécifique de la discrimination sexuelle au sein des familles, Sen avait aboutit à la conclusion que les catégories mentales que représentent le plaisir ou le désir sont trop malléables pour servir d’étalon quand on veut mesurer des désavantages ou des privations. À partir de là, il a construit une conception générale de l’adaptation, qui a sans doute également été influencée par les écrits du chercheur en sciences sociales Jon Elster. En effet, un article d’Elster (1982) sur « l’ajustement des volontés et des désirs à la lumière des faisabilités » a été intégré dans l’ouvrage édité par Sen et Williams, Utilitarianism and Beyond. Cependant, Sen ne semblait pas savoir que, peu de temps avant, John K. Galbraith (1979) abordait lui aussi largement la question du « conditionnement mental » dans The Nature of Mass Poverty 79 . Dans un chapitre entièrement dédié à « l’accommodation », cet auteur regrette que ce phénomène qu’il considère comme « une réaction naturelle et prévisible à la pauvreté » soit trop rarement mentionné dans les ouvrages traitant du développement économique. Cependant, Galbraith ne réprouve pas l’ignorance des économistes, mais plutôt le mépris dont ils font preuve en parlant d’« attachement obstiné à leur mode de vie traditionnel » ou d’« absence de motivation », ou pire leur volonté non avouée de justifier de l’ordre établi avec l’idée que « les misérables sont heureux » 80 .
Sen, quant à lui, ne fait pas vraiment de suppositions sur les raisons qui amènent les économistes à négliger le phénomène des préférences adaptatives, si ce n’est que leur grille de lecture théorique — généralement welfariste — ne permet pas de saisir l’ampleur du phénomène. En ce qui concerne la négligence spécifique des préférences adaptatives des femmes, cependant, Sen met en lumière une autre raison : l’idée « tellement louée, idéalisée, et idolâtrée » de la femme se sacrifiant pour les autres (Kapur, 1999, p. 3). Cette idée, à son sens, ne sert pas beaucoup les intérêts des femmes ; et on peut rapprocher cet argument de ce que Galbraith appelle la justification de l’ordre établi. Chez Sen, la remise en cause de l’ordre établi passe notamment par la mise en lumière à la fois de la position systématiquement inférieure de la femme dans la plupart des sociétés et de l’incapacité de la théorie économique telle qu’elle se pratique à évaluer cette inégalité. En outre, son opposition au sexisme se voit traduit dans ses écrits à un niveau rhétorique qu’il affiche clairement dès son ouvrage de 1989 en collaboration avec Jean Drèze :
‘La question du genre est d’une portée particulière dans notre étude et il est spécialement important pour nous d’éviter le « sexisme » implicite du langage standard (par exemple, utiliser « il » pour les femmes comme pour les hommes) […] Une pratique non sexiste appropriée peut être de désintensifier le problème et, en particulier, d’utiliser « il », « elle » et « il ou elle » de manière entièrement interchangeable. (Drèze et Sen, 1989, pp. vii-viii) 81 ’Sen se définit en partie comme un auteur féministe (Agarwal et al., 2005, p. 349), mais il étudie les inégalités entre les sexes comme une inégalité parmi d’autres. Il semble à cet égard qu’Eva Colorni ait fortement encouragé et stimulé Sen dans sa recherche, durant leur vie commune de 1973 jusqu’à sa mort le 3 juillet 1985 82 . Dans un entretien récent (Ibid., p. 348), il ajoute que son influence a été, d’une manière plus dramatique, renforcée lorsqu’elle est morte soudainement d’un cancer en 1985 :
‘J’ai dû élever, en tant que parent seul, deux enfants 83 […] durant leur enfance et leur adolescence. J’avais, bien sûr, d’excellents soutiens de la part de mes amis, mais j’ai aussi acquis une compréhension plus claire des problèmes auxquels doivent faire face les mères qui travaillent afin de poursuivre une carrière tout en s’occupant de leurs enfants. […] Ceci a particulièrement influencé ma formulation conceptuelle des interconnexions entre les obligations familiales, le travail à l’extérieur, et la répartition des bénéfices et des tâches dans la vie de famille.’Le problème théorique de capabilité relativement plus faible des femmes devient, à partir de l’été 1985, beaucoup plus concret pour Sen puisqu’il se retrouve en quelque sorte à devoir gérer tout ce que gérait sa femme jusque là au sein de la famille, en particulier le soin aux enfants. Cet événement biographique tragique a renforcé ses positions théoriques et l’a amené à développer plus encore ses analyses qu’il estime être aussi importantes pour l’équité que pour l’efficacité collective. Par exemple, dans les articles qu’il publie après 1985 84 , il s’attache à montrer que la prospérité d’un ménage dépend grandement de la manière dont les activités extérieures et domestiques s’entretiennent et se soutiennent mutuellement, ce qui revient traditionnellement à une division du travail entre les sexes. Plus précisément, Sen (1990a, p. 130 et 1989b, p. 62) développe l’idée que les membres d’un ménage sont confrontés simultanément à deux types différents de problèmes, concernant l’un la coopération — ajouter aux disponibilités totales —, l’autre le conflit — répartir les disponibilités totales. Ces problèmes peuvent être appréhendés par les questions « qui fait quoi ? », « qui peut consommer quoi ? », et « qui prend quelles décisions ? » (Sen, 1990a, p. 130). Or, le fait que seules les activités extérieures — généralement affectées aux hommes — bénéficient d’une reconnaissance sociale et familiale crée des distorsions systématiques dans la perception de qui « produit » quoi et qui « gagne » quoi, distorsions qui expliquent une répartition inégalitaire contre les femmes dont les activités permettent pourtant la satisfaction des besoins vitaux 85 . Il y a donc dans la nécessité de l’économie à prendre en compte les inégalités entre sexes une double légitimité.
L’article de Sen (1990a), « Gender and Cooperative Conflicts », est rédigé pour l’ouvrage édité par Irene Tinker (1990) sur les inégalités persistantes. Il est largement inspiré de ses articles « Women, technology and sexual divisions » (Sen, 1985c) et « Cooperative Conflicts: Technology and the Position of Women » (Sen, 1983e).
Cependant, Sen et Galbraith se connaissaient assez bien. Ils se sont rencontrés en Inde alors que Galbraith fut désigné ambassadeur des États-Unis de 1961 à 1963, et leur amitié s’est poursuivie après 1987 lorsque Sen devient professeur à Harvard. Lors de l’hommage rendu par l’Université d’Harvard à Galbraith suite à son décès le 29 avril 2006, Sen fait partie des orateurs et il affirme notamment que « Ken avait non seulement compris le cœur et l’esprit des indiens, mais il donnait aussi de bons conseils sur la manière de réduire la distance entre nos deux pays » (Gewetz, 2006, p. 3).
Voir Galbraith (1981 [1979], pp. 73-88).
Ce type de précision apparaîtra de manière assez systématique dans les préfaces des ouvrages suivants. Le style de Sen est dès lors reconnaissable par cette utilisation apparemment incohérente du genre grammatical.
En raison de sa passion pour la justice sociale et de son évaluation raisonnée des théories économiques, les discussions que Sen avait avec sa femme à ce sujet ont particulièrement influencé sa réflexion comme il le souligne dans les remerciements qui accompagnent son article « Gender and Cooperative Conflicts » (Sen, 1990a, p. 123). Dans son autobiographie, Sen (1999a, p. 8) précise aussi qu’en tant que fille d’Eugenio Colorni, un intellectuel et activiste politique tué par les fascistes en 1944, les principales valeurs politiques et sociales dont elle a héritées ne se limitent pas à des idéaux : elles sont aussi à l’origine d’un vif intérêt pour les moyens et les instruments aptes à réaliser ces idéaux.
Alors que ses deux premières filles, Antara et Nandana, vivaient avec leur mère Nabaneeta Dev en Inde, il a dû prendre en charge totalement les enfants eus avec Eva Colorni, Indrani et Kabir.
Notons toutefois qu’il s’agit d’une thématique qu’il avait déjà commencé à explorer dans un polycopié intitulé « Cooperative Conflicts: Technology and the Position of Women » (Sen, 1983c), distribué lors d’un séminaire donné au All Souls College d’Oxford, où il est professeur associé d’économie politique de 1980 à 1988. Son étude sera en tout cas plus complète et plus fine dans son article de 1990.
Pour une analyse plus détaillée de la relation de réciprocité entre préjugés et position économique des femmes mise en évidence par Sen, nous renvoyons à Gilardone (2003b, en particulier pp. 86-90), ainsi qu’à Gilardone, Guérin et Palier (2006).