C. La conception senienne de l’avantage : complémentarité entre liberté négative et liberté positive

Cette réflexion de Sen à partir d’observations empiriques des inégalités intrafamiliales l’amène à intégrer le rôle de la famille en tant qu’institution dans son cadre théorique, en considérant à la fois les aspects conflictuels et coopératifs des relations interpersonnelles en son sein. Le fait d’envisager au contraire ces relations d’une manière non institutionnelle entraînerait certes « des conclusions politiques technocratiques qui seraient directes et sans conflit » (Sen, 1989b, p. 61), mais ne permettrait pas de saisir et d’influencer « la nature de la division du travail et des biens qui détermine des répartitions spécifiques des avantages et des caractéristiques particulières d’inégalité (Ibid., p. 62). L’institution familiale fonctionne très différemment de l’institution marchande, que ce soit au niveau des opportunités de bénéfice ou des conflits d’intérêt. Mais dans tous les cas, l’analyse des paramètres institutionnels de l’organisation économique et sociale doit, pour Sen, éviter les hypothèses de pure harmonie ou de pur conflit, ce qui implique aussi de s’éloigner d’une caractérisation du comportement individuel en termes de maximisation de l’utilité personnelle. Sen (1989b, p. 65, nous soulignons) estime à cet égard que le recours aux analyses des trois penseurs très distincts que sont Kant, Smith et Marx peut aider à formuler une approche alternative plus compréhensive :

‘L’analyse de Kant des impératifs catégoriques est, bien sûr, principalement éthique. […] Dans le contexte présent, la pertinence de ce concept moral repose dans le fait que l’action d’une personne peut être influencée par des considérations éthiques, en plus des considérations matérielles. […]’ ‘La seconde piste vient de la discussion d’Adam Smith sur le rôle que les « règles de conduite » jouent en sauvant la société de ce que Smith appelle la « fausse représentation de l’amour de soi ». […] nous acceptons certaines règles de comportement, et n’y dérogeons pas même lorsque l’on perçoit un avantage immédiat à cette dérogation. […]’ ‘La troisième piste concerne l’analyse de Marx quant à la nature de l’intérêt personnel et de la perception. Dans cette analyse notre propre perception de notre intérêt personnel est en fait une perception « socialement déterminée ». […]’

La référence à ces trois auteurs permet à Sen d’introduire et légitimer trois idées qu’il considère comme fondamentales pour comprendre la nature de la répartition des avantages au sein de l’institution familiale 86  : 1) la notion de « devoir » influence, sans aller jusqu’à le déterminer complètement, le comportement individuel ; 2) des « règles de conduite », lorsqu’elles sont figées dans les esprits, peuvent dicter aux individus la manière dont il est convenable ou approprié d’agir ; et 3) l’individu peut avoir une « fausse conscience » de son intérêt propre, liée à son sens de l’identité, l’amenant à ne pas chercher à améliorer son propre bien-être. Tous ces éléments mis ensemble peuvent expliquer la persistance du désavantage relatif des femmes : « Le rôle que les perceptions non individualistes et d’auto-privation [influencées à la fois par un sens du devoir, des règles de conduites et une conscience socialement déterminée de son intérêt propre] joue dans l’exploitation des femmes indiennes doit être mieux compris afin d’évaluer la survie et la force des inégalités intrafamiliales dans l’Inde rurale » (Ibid., p. 69). Ces perceptions et les normes de conduites qui en découlent sont, comme Sen (Ibid., p. 72) le reconnaît, des « instruments pour la résolution des conflits » latents de l’organisation familiale, mais elles représentent en même temps « les mécanismes de légitimation et de préservation des résolutions inégales de conflits d’intérêt ». Il en conclut que les perceptions subjectives font partie des déterminants objectifs des comportements au sein des familles et de leurs conséquences sur le bien-être ou l’avantage de chacun des membres.

Dans Economics and the Family, Sen (1983b, p. 19) précise à cet égard que les capabilités des personnes offrent « une perspective de la « liberté » dans un sens positif : qui peut faire quoi, plutôt que qui a tel panier de biens, ou qui obtient telle utilité ». Dès lors, « le bien-être familial peut être perçu comme une fonction des libertés positives dont peuvent jouir les différents membres » (Ibid.) 87 . Ce sens « positif » de la liberté est, pour Sen, une manière de s’éloigner de la conception libertarienne en termes de « droits ». Son étude de la famine avait déjà montré les limites des droits formels ou légaux pour l’accès effectif de certaines catégories de la population à des fonctionnements basiques. Son analyse des inégalités sexuelles dans la répartition intradomestique renforce encore sa critique, puisque les droits ne permettent pas de rendre compte des « prétentions légitimes » (Sen, 1990a, p. 137) de chacun des membres d’un ménage — prétentions qui dépendent notamment des perceptions de l’individualité et du bien-être que chacun a de soi-même et des contributions perçues à l’aisance économique de la famille (Ibid., p. 141).

Sen (Ibid.) envisage alors la possibilité d’une « carte élargie des droits à l’échange » qui mettrait en relation une matrice des ressources familiales et un ensemble de matrices de droits familiaux, sur le modèle de la carte des droits à l’échange qui mettait en relation un vecteur de ressources familiales et un ensemble de vecteurs de droits familiaux. Aussi, cette carte élargie des droits à l’échange permettrait de mettre en évidence le défaut de droits d’accès effectifs de certains membres des familles — généralement les femmes et les filles — à divers fonctionnements et donc capabilités. L’idée est bien toujours d’étudier les droits — même élargis — au regard de leurs conséquences. Une optique purement déontologique permettrait d’observer seulement ce que Sen (1982b, p. 37) a appelé, dans une discussion de philosophie morale, les « libertés négatives », mais elle ne suffit pas à rendre compte de la réelle puissance d’agir, ou de la capacité d’initiative dans le monde social, en particulier pour les plus démunis.

La distinction entre les libertés négatives et les libertés positives n’est cependant pas une invention de Sen. À ce sujet, il s’inspire largement — tout en développant une interprétation qui lui est propre — des deux conceptions de la liberté proposées par Isaiah Berlin (1969) 88 . La liberté négative constitue, pour Berlin (1969, p. 171), « l’espace à l’intérieur duquel un homme peut agir sans que d’autres l’en empêchent ». En d’autres termes, l’étendue de cette liberté négative, ou « aire de non-ingérence », dépend de la manière dont autrui le contraint indépendamment de ses caractéristiques propres telles que ses capacités intellectuelles et physiques, ses talents et ses handicaps (Igersheim, 2004, p. 98). Par ailleurs, « le sens ‘positif’ du mot liberté découle du désir d’un individu d’être son propre maître » (Berlin, 1969, p. 179), ce qui peut se comprendre comme la capacité individuelle « de se libérer de ses propres chaînes : dépendance, ignorance, faiblesse de la volonté, etc. » (Igersheim, 2004, p. 103). L’ouvrage de Berlin recèle un certain nombre d’ambiguïtés quant aux interprétations qu’il est possible de faire de ces deux acceptions. Pour sa part, Sen a su développer une interprétation qui lui est propre — et qui fait grand sens avec sa détermination à défendre l’espace des capabilités pour l’évaluation de l’avantage individuel — :

‘Il y a deux manières différentes d’envisager la liberté, chacune d’entre elles a été abondamment traitée depuis longtemps. Une approche voit la liberté en termes « positifs », se concentrant sur ce que chaque personne peut choisir ou réaliser, plutôt que sur l’absence d’un type particulier de restrictions qui l’empêche de faire une chose ou une autre. Par opposition, l’aspect « négatif » de la liberté caractérise précisément l’absence de ce type de contraintes qu’une personne pourrait exercer à l’encontre d’une autre, ou que l’État pourrait exercer sur les individus. Ce contraste, qui a notamment été discuté par Isaiah Berlin, est important car ces deux manières de caractériser la liberté peuvent aboutir à des traitements très différents. (Sen, 1988, p. 272)’

Lorsqu’il reçoit le prix Agnelli le 5 mars 1990 89 , à Turin en Italie, Sen (1991a, p. 8, nous soulignons) revient à nouveau sur cette distinction dans sa conférence :

‘la liberté, considérée en termes « positifs », représente ce qu’une personne, toutes choses prises en compte, est capable, ou incapable, d’accomplir. Une telle définition ne prête aucune attention particulière aux facteurs qui expliquent la situation en question : elle ne s’intéresse guère, par exemple, à la question de savoir si l’incapacité qu’éprouve une personne à réaliser quelque chose est due à des contraintes imposées par autrui ou par le gouvernement. En revanche, la conception « négative » de la liberté met au premier plan l’absence d’entraves à la liberté, entraves qu’un individu [ou l’État ou d’autres institutions] peut imposer à un autre […]. ’

Ainsi, l’une des conceptions contient l’autre puisqu’« une violation de la liberté négative représente aussi un manque de liberté positive, mais l’inverse n’est pas vraie » (Ibid., p. 9). En ce qui concerne la famine, Sen met en évidence qu’il s’agit d’une violation de liberté positive, et non négative. De manière générale, une famine est due à des « changements politiques et économiques qui privent certains groupes socio-professionnels des moyens d’avoir accès à la nourriture » (Ibid., p. 11). Ce que Sen tente de mettre en évidence ici, c’est que la pauvreté doit être considérée comme une violation de la liberté positive. Il s’agit d’une idée qu’il avait déjà avancée dans son article sur la conceptualisation et le contenu de la liberté de choisir (Sen, 1988, pp. 272-273) :

‘si une personne se trouve être pauvre et affamée en raison d’un salaire réel peu élevé ou du chômage, sans avoir été empêchée (par l’État, par un individu armé ou par les institutions) de chercher un meilleur salaire ou un emploi, alors la liberté négative de cette personne n’a en aucun cas été violée, même si sa liberté positive par rapport à la faim est indéniablement diminuée dans ce contexte.’

Une démarche d’évaluation complète du point de vue éthique et socialement cohérente doit donc, pour lui, s’intéresser aux deux aspects de la liberté. Pourtant, le manque de prise en compte de la liberté positive est caractéristique de nombreuses évaluations à la source des politiques publiques. Cela explique en partie les ravages des famines, mais bien d’autres « horreurs concrète » (Ibid., p. 6) aussi. Sen revient en particulier sur deux échecs sociaux de l’Inde. Le premier échec concerne l’inégalité des sexes, où les femmes sont systématiquement désavantagées par rapport aux hommes. Or, « les femmes de l’Inde rurale n’envient pas, en règle générale, la position des hommes […] elles n’aspirent pas non plus à une réforme de leur condition » (Ibid., p. 15). Sen estime que l’absence de mécontentement ou de désir de changement ne doit pas nous empêcher de considérer cette inégalité. Et, pour lui, il faudrait d’ailleurs inclure dans la liberté individuelle « la liberté d’évaluer sa propre situation et la possibilité de la changer » (Ibid., p. 16). Le deuxième échec indien consiste en un fort taux d’analphabétisme, en particulier de la population féminine. Or, si « le fait d’avoir accès à l’instruction ne figure pas au nombre des désirs les plus intenses d’un indien privé de tout », le manque de liberté de lire entraîne « la suppression de toutes les autres libertés qui dépendent de la communication écrite » (Ibid.).

Partant, bien que Sen distingue la liberté négative et la liberté positive, il plaide pour leur complémentarité. Quant au type de rapport que Sen établit entre ces deux formes de liberté, il semble bien que ce soit une dépendance réciproque entre ces deux aspects (Canto-Sperber, 1991, p. 34). Sa démarche apparaît alors comme une manière de substituer à la distinction entre liberté positive et liberté négative le concept unique de capabilité, soit l’ensemble des fonctionnements humains qui lui sont potentiellement accessibles. Ce concept soulève deux idées importantes : (1) les capabilités dépendent des caractéristiques personnelles, mais également de l’organisation sociale ; (2) la personne est apte à former des buts qui ne vont pas nécessairement dans le sens de son bien-être. Et contrairement à ce que Rawls a pu objecter, il n’y a pas dans cette philosophie de « conception compréhensive du bien », car la capabilité n’est que « puissance de choix » (Canto-Sperber, 1990, p. 35). Sen souhaite d’ailleurs montrer que le critère de la capabilité est plus à même de réaliser les visées d’égalité voulues par Rawls que ses critères respectifs. Son étude des inégalités entre hommes et femmes s’est avérée à cet égard particulièrement révélatrice, puisque leur capacité respective de conversion des biens en capacité réelle d’agir est très différente, ou plutôt très inégale selon Sen. Or, sa conception très politique des évaluations économiques et sociales l’amène à inclure ce genre d’information.

Notes
86.

 Bien que Sen ne s’attache pas ici à analyser l’institution du marché, il semble sous-entendre que les échanges marchands peuvent eux aussi être influencés par un sens du devoir, des règles de conduites et une conscience socialement déterminée de son intérêt propre, mais d’une manière différente. Ceci rejoint en un sens la problématique qui occupait son ouvrage Poverty and Famines, puisque l’acceptation des prix du marché — amenant une répartition spécifique des marchandises dans la société, et excluant certains individus de l’échange — dépend fortement de ces éléments éthiques, moraux et sociaux légitimant les inégalités d’accès.

87.

 Parmi les différents membres, Sen inclut bien évidemment les femmes, mais ce sont également les libertés positives des enfants qui doivent être évaluées. À ce niveau, si la comparaison des utilités relatives des adultes et des enfants n’avait pas beaucoup de sens, Sen considère que l’évaluation des défauts de capabilité de base des enfants est au contraire tout à fait légitime.

88.

 Pour une étude détaillée et éclairante de ces deux acceptions chez Berlin, avec toute leur ambiguïté et les diverses interprétations qui en découlent, nous renvoyons à Herrade Igersheim (2004, pp. 95-108).

89.

 Le prix Agnelli est un « prix international destiné à promouvoir la réflexion éthique dans les sociétés modernes » (Sen, 1999c, n.b.p., p. 43). La conférence d’acceptation du prix fut manifestement réalisée en italien sous le titre Libertà Individuale como Impegno Sociale, puis publiée en anglais (Sen, 1990c) et même traduit en français (Sen, 1991a).