D. Portée et difficultés de l’approche par les capabilités

Afin de juger du bien-être des femmes en particulier, il est apparu que l’utilité présentait un sérieux problème lié aux biais de perception que les femmes peuvent avoir envers leurs besoins, leurs intérêts et leur propre bien-être. Ce phénomène aggrave encore les défauts de ce critère — comme la non différentiation des sources de satisfaction ou le fondement de l’importance morale des besoins sur la seule notion d’utilité — mis en lumière par la littérature anti-welfariste à laquelle Sen a largement contribué. Par exemple, étant donné les biais de leurs perceptions subjectives, comparer les niveaux d’utilité entre hommes et femmes ne donnerait pas la mesure de l’étendue des inégalités entre eux. Parallèlement, les conceptions de l’avantage centrées sur les biens posent, elles aussi, certaines difficultés liées à l’opacité de la répartition intrafamiliale. Il est en effet plus facile d’observer ce qu’une femme peut ou ne peut pas faire, que d’observer les biens auxquels elle a véritablement accès. Il s’agit là encore d’une lacune qui s’ajoute à celles que Sen avait énoncées lors de sa critique des théories ressourcistes, notamment au problème de la variabilité dans la conversion des biens en fonctionnements. D’ailleurs, si l’on pouvait obtenir toute l’information sur les biens et les ressources qu’une femme peut acquérir, en déduire ce qu’elle peut effectivement faire serait difficile (Sen et Kynch, 1983, p. 366). En outre, Sen (1989b) semble supposer que même si l’on pouvait s’assurer d’une répartition égale des biens premiers au sein des familles, encore faudrait-il que les mentalités changent pour qu’hommes et femmes en fassent un usage égal mais cette question sortirait du cadre d’analyse ressourciste.

Se centrer sur les capabilités apparaît dès lors comme particulièrement légitime dans le cadre de l’étude des inégalités sexuelles qui surgissent particulièrement au sein des familles. À ce niveau, on pourrait se demander à quoi il servirait de mettre en lumière les inégalités si celles-ci existent et persistent en raison de leur acceptation par les victimes elles-mêmes. L’observation d’un défaut de capabilités de base chez une personne revient à faire l’observation d’un aspect objectif de son intérêt personnel, ce qui est distinct de la perception qu’elle a de son propre intérêt car cette dernière peut participer de la production même de ce défaut. L’idée importante est ici la suivante : « les problèmes de perception ne sont pas immuables » (Sen, 1989b, p. 69). C’est en ce sens qu’une meilleure évaluation des inégalités objectives peut amener des changements sensibles de perception, dès lors que les résultats sont rendus publics et relayés en politique et dans le système éducatif : « le processus de politisation — notamment la reconnaissance politique de la discrimination sexuelle — peut considérablement modifier ces perceptions, de même que le processus d’évolution économique [ce qui est lié] tels que la participation des femmes au travail à l’extérieur du foyer » (Sen, 1990a, p. 132). Dès lors la grille de lecture utilisée pour les évaluations économiques et sociales peut avoir une portée significative.

Par exemple, le phénomène de la faim ou de la malnutrition constitue pour Sen un défaut de capabilité de base fondamental que les approches resssourcistes et welfaristes ne sont pas aptes à saisir :

‘Si la lumière est mise sur les privations de capabilités personnelles, alors les inégalités au sein de la famille ont une importance propre, quelle que soit notre vision de la soutenabilité de la notion de bien-être individuel dans des cultures où la famille joue un rôle déterminant. Il n’y a pas d’échappatoire à la tragédie grave que représente la sous-alimentation des petites filles […], ou la morbidité inhabituelle des femmes. Le problème doit être distingué de la privation des biens en tant que tels, puisque l’approche par les capabilités se préoccupe de ce que les biens peuvent faire aux êtres humains. Partant, la sous-alimentation et la morbidité — pour ne pas mentionner la mortalité — fournissent une meilleure représentation que la consommation alimentaire elle-même. (Sen, 1984b, pp. 363-364)’

Dès lors, le défaut de capabilité de base d’être bien nourri peut être mieux saisi par l’observation des symptômes physiques de la sous-alimentation, comme un poids et une taille anormalement petits ou une morbidité importante, que par l’observation de la consommation alimentaire elle-même. En ce sens, Sen affirme que « le problème de la malnutrition et de la faim ne peut plus être perçu comme une simple question de droits d’accès de la famille » — comme il semblait le postuler dans son étude des famines —, il requiert « une analyse de la division des droits d’accès au sein de la famille » (Ibid., p. 364). Ces droits d’accès élargis, nous l’avons vu précédemment, n’ont plus rien à voir avec des droits légaux, mais sont relatifs aux valeurs et aux normes sociales. Cependant, comme Sen (1984d, p. 522) le précise dans un article intitulé « Goods and People », ce qui doit intéresser l’évaluateur, ce n’est pas tant qui consomme quoi — ou qui a accès à quoi — mais les capabilités dont jouissent les personnes :

‘l’essence de l’approche par les capabilités est de concevoir la consommation de biens comme rien de plus qu’un moyen de produire des capabilités, et si les capabilités et leur usage peuvent être directement constaté, l’absence d’information détaillée sur la consommation de biens ne doit pas être regrettée.’

Il ajoute toutefois que, dans certains cas — quand la capabilité est difficilement observable —, « il peut y avoir un avantage pratique à utiliser des données ajustées 90 sur les biens en tant que données indirectes sur les capabilités » (Ibid., p. 523, nous soulignons). De la même manière, il se peut que les droits d’accès soient suffisamment déterminant des capabilités individuelles pour être observés. Sen (Ibid.) considère que c’est par exemple le cas pour le problème extrême de la famine, donnant ainsi une légitimité à son ouvrage de 1981. En revanche, pour les problèmes moins extrêmes de malnutrition endémique, de morbidité et de mortalité élevées, « il est important de se rappeler que les droits d’accès ne représentent rien de plus qu’une partie de l’histoire » (Ibid.). L’image de la société — et des avantages individuels — que donnent la description des droits d’accès est donc incomplète ; pire, elle peut être la source de l’échec des politiques publiques visant à luter contre les privations comme l’atteste son étude de l’effet des réformes agraires sur la situation des femmes (Sen et Sengupta, 1983). À partir des propositions de Sen (1984d, p. 227), nous avons construit le schéma suivant indiquant les enjeux à différents niveaux des politiques visant à garantir aux populations la capabilité de base d’être bien nourri :

Schéma 2 : Illustration de la complexité des politiques à mettre en œuvre pour promouvoir les capabilités individuelles de base : le cas de la capabilité d’être bien nourri
Schéma 2 : Illustration de la complexité des politiques à mettre en œuvre pour promouvoir les capabilités individuelles de base : le cas de la capabilité d’être bien nourri

Il doit néanmoins être soulignée une difficulté importante pour l’application de la grille de lecture prônée par Sen visant à évaluer les capabilités individuelles. Cette difficulté provient de la distinction entre les capabilités — qui représentent un ensemble de possibilités — et l’usage effectif de ces capabilités — qui ne représente que l’un des résultats possibles :

‘Les capabilités peuvent, bien sûr, différer de ce qu’une personne finit par faire, qui est après tout ce que nous observons directement. Ces observations ne nous disent pas les autres choses que la personne aurait pu faire, mais qu’elle n’a pas choisies de faire. Pour évaluer les capabilités, qui représentent un « ensemble », l’observation de ce qu’une personne a effectivement fait, qui est un « point », possède des limitent évidentes […]. (Sen et Kynch, 1983, p. 366)’

Cependant, Sen semble considérer que pour certaines capabilités de base comme « la possibilité d’éviter une sous-alimentation dangereuse, ou une morbidité et une mortalité élevée, le problème peut être moins important que dans d’autres cas » (Sen, 1984d, n.b.p., p. 522). En outre, dans son article avec Kynch (1983, p. 366), il avance l’idée que dans les pays pauvres, les fonctionnements donnent des représentations assez justes de l’étendue des capabilités de base des gens. Il prend pour illustration la capabilité de vivre longtemps. À son sens, dans les pays pauvres, le fonctionnement observé de vivre longtemps est plus révélateur de cette capabilité que dans les pays riches. En effet, dans ces derniers, la plupart des gens atteignent un grand âge et leur priorité peut très bien être de ne pas vivre aussi vieux, mais « d’avoir une vie excitante » (Ibid.). En revanche, dans des pays aussi pauvres que l’Inde où « la vie a tendance à être dure, brutale et courte » (Ibid.), la priorité tendra à être accordée à l’évitement de la mortalité, de la morbidité et de la malnutrition, et donc à l’extension de la longévité. Cette hypothèse mériterait à notre sens d’être justifiée sur d’autres bases que des idées intuitives de Sen. Il est vrai que, de cette manière, il rend la mesure des capabilités de base moins problématique, en tout cas dans les pays pauvres. Mais, comme il le reconnaît lui-même en fin de compte, « les difficultés générales pour la comparaison des capabilités sur la base des comportements effectifs observés, bien sûr, persistent » (Ibid., p. 367).

Notes
90.

 Sen ne précise pas ici ce qu’il entend par données « ajustées », mais on peut supposer qu’il s’agit d’envisager la consommation des biens en fonction de ce que ces biens peuvent permettre comme fonctionnement individuel. Par exemple, les données sur la consommation alimentaire doivent être en lien avec les caractéristiques nutritives des aliments consommés et les besoins de l’individu qui consomme, car l’intérêt de ces données repose principalement sur leurs effets nutritionnels et leurs conséquences en termes de capabilités. Dans une note de bas de page, Sen (1984d, p. 522) ajoute que l’on peut chercher à évaluer d’autres capabilités moins basiques en lien avec la consommation alimentaire ; celles-ci peuvent être la capabilité d’apprécier son alimentation, la capabilité d’utiliser la nourriture pour divers objectifs sociaux. Dans ce cas, des données grossières sur la quantité d’aliments consommés ne serviront pas de bonne indication.