Conclusion

Finalement, Sen semble s’être réapproprié le souci de l’utilitarisme pour le bien-être humain, l’idée libertarienne selon laquelle la liberté individuelle est la valeur fondamentale, l’attention rawlsienne à l’égard des ressources nécessaires aux libertés substantielles. C’est sur la base des critiques formulées à l’égard de ces divers courants qu’il construit son approche par les capabilités.

Sen est sans doute avant tout un théoricien. Cependant, dans ses développements théoriques, il a su maintenir un lien fructueux avec l’expérience de terrain et les exigences pratiques. Comme le note Gasper (1999, pp. 3-4), le choix de ses illustrations ne reflète pas un style de vie étroit ou préétabli. On peut citer l’exemple de la personne ayant de plus grands besoins en raison de handicap physique ou psychologique — rendant les mesures de l’avantage individuel en termes de ressources insuffisantes ; l’exemple de l’artisan ou du salarié qui subit une perte ou une diminution de ses ressources, et donc de ses droits d’accès, à la suite de quoi il meurt de faim en face de nourriture — rendant les mesures globales d’offre insuffisantes ; ou encore la femme indienne ayant des attentes très faibles afin de ne pas être déçue étant donné ses faibles opportunités — rendant les mesures de bien-être en termes d’utilité largement insuffisantes. Sa conceptualisation de la pauvreté, des inégalités et du développement tient compte de toutes ces situations. L’approche par les capabilités de base est en effet une manière de ne pas négliger ces cas de désavantage, ne s’intéressant pas seulement aux ressources, aux libertés négatives, à l’utilité des personnes.

Comme Sen (1983b, p. 15) le note, au sein des économistes qui travaillent sur des problèmes appliqués, les théories sont connues pour leur irréalisme. En pratique, ils ne les prennent donc pas trop sérieusement, se sentant ainsi moins vulnérables. Cependant, dès lors que l’économie appliquée et les politiques économiques qui en découlent reposent implicitement sur la théorie économique, ce sens de l’invulnérabilité est quelque peu illusoire. « Il n’y a pas de ligne de Maginot infranchissable permettant de protéger la pratique économique des difficultés de la théorie économique » (Ibid.). C’est bien en ce sens que Sen perçoit son travail ; sa réflexion théorique, en lien avec des problèmes pratiques, a pour objectif de changer certaines mauvaises orientations de la théorie économique, qui sont au fondement des croyances de ceux qui prennent les décisions politiques. Ces croyances concernent ce que le marché peut faire et ne peut pas faire, ce que reflètent les statistiques du produit national, ce que révèlent les données du chômage, ce que représentent les familles, etc.

Cependant, ces écrits laissent apparaître une certaine ambiguïté concernant le choix de la dimension individuelle sur laquelle doit porter l’évaluation. En effet, bien qu’il estime fondamental d’évaluer les capabilités des individus, les difficultés d’observation de cette dimension l’amènent souvent à se rabattre sur les fonctionnements effectifs. Il justifie à plusieurs reprises ce rétrécissement de l’analyse, principalement en arguant du fait que, concernant les capabilités de base, il y a peu de chance qu’un individu ne saisisse pas les opportunités dont il dispose. Son argument peut sembler à première vue valable, en particulier lorsqu’on s’intéresse à la capabilité d’être bien nourri. Cependant, les choses se compliquent dès lors que certains individus choisissent de jeûner volontairement, pour des raisons religieuses ou autres.

Nous avions déjà relevé un problème similaire dans son analyse en termes de droits d’accès. En effet, Sen définit les droits d’accès comme les divers paniers de biens qu’une personne peut acquérir légalement à partir de ses dotations, mais il finit par faire comme si les gens acquéraient toujours le maximum de ce pour quoi ils ont des droits d’accès. Or, il existe une différence fondamentale entre un ensemble d’opportunités d’accès et un accès effectif, ce que Sen semble nier en négligeant l’idée d’optionnel ou de choix. Pourtant, c’est bien cette idée de choix que Sen met en avant. Ce faisant, il se situe du côté des théories s’intéressant aux opportunités plutôt qu’aux résultats, laissant la place aux notions de responsabilité, de diversité et surtout de liberté et évitant ainsi de prétendre au développement d’une théorie particulière et compréhensive du bien.

L’argument majeur de Sen en faveur de l’approche par les capabilités est bien justement de saisir d’emblée la diversité humaine. Cette diversité apparaît au niveau des objectifs et des valeurs que chaque personne se fixe, incluant d’autres aspirations que son propre bien-être — d’où le dépassement du welfarisme. Sen estime en effet que la « qualité d’agent » [agency] d’une personne est plus importante que son bien-être, et constitue en ce sens une information plus pertinente pour fonder les évaluations des états individuels et sociaux. Il existe certes des liens forts entre « bien-être » et « qualité d’agent », d’une part parce que le bien-être d’une personne peut conditionner la réalisation de ses autres objectifs et, d’autre part parce que la qualité d’agent d’une personne peut augmenter son niveau de bien-être. Mais les deux notions ne doivent pas être identifiées, et l’évaluation des capabilités est plus à même de refléter la qualité d’agent que l’évaluation en termes d’utilité. Cependant, il n’en reste pas moins une difficulté importante : « l’aspect « agent » d’une personne est certainement celui qui est le plus influencé par son sens des obligations et sa perception d’un comportement légitime » (Sen, 1990a, p. 127). Tout comme l’utilité est une notion très malléable — en raison des problèmes de perception et des préférences adaptatives —, le choix d’une personne parmi les fonctionnements qui lui sont accessibles est plus ou moins conditionné par les normes sociales et les perceptions conventionnelles de légitimité. D’où l’importance de tenir compte, au-delà des capabilités d’accomplir différentes choses, de la capabilité de pouvoir choisir parmi les fonctionnements accessibles. « Ainsi, l’approche par les capabilités, définie largement, est concernée non seulement par l’ensemble des vecteurs de fonctionnements parmi lesquels il est possible de choisir, mais aussi par les fonctionnements eux-mêmes d’une manière suffisamment riche pour refléter les aspects pertinents de la liberté » (Sen, 1987e, pp. 37-38). Cette problématique rejoint le second niveau de la diversité humaine que Sen envisage.

En effet, la diversité apparaît aussi au niveau des variations interpersonnelles dans la conversion des caractéristiques des biens accessibles en fonctionnements possibles — d’où cette fois le dépassement de la théorie rawlsienne. Non seulement les fonctionnements et surtout les capabilités fournissent un espace plus révélateur des situations individuelles que les biens possédés, mais il est nécessaire de tenir compte des appartenances sociales — comme le sexe, la classe ou la race — et des dispositions personnelles — comme les handicaps physiques ou mentaux — pour évaluer les inégalités et les défauts de capabilités. D’une part, la prise en compte des appartenances sociales permet d’appréhender plus « finement » les vecteurs de fonctionnement ouverts aux personnes et donc de mieux saisir leur qualité d’agent. D’autre part, contrairement à Rawls qui « remet à plus tard » la prise en compte des cas difficiles comme les handicaps ou les besoins spéciaux en matière de santé, Sen (1992a, p. xi) estime que « [l]a diversité humaine n’est en rien une complication secondaire (que l’on pourrait ignorer ou introduire « dans un second temps ») ; c’est un aspect fondamental de notre intérêt pour l’égalité ». L’omniprésence de la diversité humaine constitue même, pour lui, la raison première et l’importance pratique de son interrogation de 1979 « Egalité de quoi ? » ; et elle est au fondement de sa réponse.

SOMMAIRE DU CHAPITRE II : La position de l’économiste dans l’approche par les « capabilités »

Introduction

Section I. L’approche par les capabilités de Sen ne prétend pas être une théorie de la justice

A. Collaboration avec Nussbaum : les fondements aristotéliciens des capabilités

B. IDH : sens et contre-sens

C. L’affirmation libérale de Sen : le refus d’une liste universelle et la controverse avec Nussbaum

Section II. L’« objectivité positionnelle » au fondement d’une évaluation ni subjectiviste ni impartiale

A. La question de l’agent et de ses valeurs relatives : quel impact sur l’évaluation ?

a. L’impossible et l’indésirable neutralité de l’agent

b. Controverse entre Sen et Regan : la relativité de l’évaluation en question

B. Les notions d’« objectivité positionnelle » et d’« évaluation trans-positionnelle »

a. L’évaluateur doit tendre vers l’« objectivité trans-positionnelle »

b. Objectivité positionnelle versus relativisme culturel

c. Prendre en compte la culture dans l’évaluation sans aller jusqu’au déterminisme culturel

Section III. Le rôle crucial de l’évaluateur dans l’application de l’approche par les capabilités

A. L’évaluateur face aux enjeux du pluralisme

B. La définition de l’« espace d’évaluation » selon le contexte et les objectifs de l’évaluation

C. L’économiste au service de la démocratie

Conclusion