CHAPITRE II :
La position de l’économiste dans l’approche par les « capabilités »

Introduction

Lorsque Sen (1980a) propose les « capabilités de base » comme dimension moralement plus pertinente que l’utilité ou les biens premiers pour la recherche de l’égalité, il envisage qu’elles pourraient servir également de base d’information dans d’autres types d’évaluations économiques et sociales, pas nécessairement égalitaristes. Nous avons vu qu’il s’en sert abondamment dans le cadre de l’économie du développement, ainsi que pour décrire et évaluer la pauvreté. Les « capabilités de base » renvoient en effet à la liberté de faire certaines choses basiques et représentent ce qu’il importe le plus d’observer pour les évaluations de la pauvreté et des privations (Sen, 1987f, p. 109). Cependant, Sen (1983a, p. 755) en vient à définir plus largement le processus de développement économique « comme un processus d’expansion des capabilités des gens ». Il s’agit d’un élargissement car les « capabilités de base » ne sont qu’un sous-ensemble de « capabilités » qui concernent, plus généralement, la liberté dans tous les types de fonctionnements, des plus nécessaires et urgents aux plus sophistiqués. En ce sens, sa définition du développement ne concerne pas uniquement les pays habituellement qualifiés de « pays en développement » ou « pays pauvres » — car dans ce cas l’expansion des capabilités de base suffirait —, mais l’ensemble des sociétés.

Aussi, au fur et à mesure de ses écrits, les capabilités de base cessent d’être l’unique variable focale. Lors d’une deuxième session de conférences Tanner 91 , Sen (1987e, p. 36), propose d’évaluer le « niveau de vie » 92 des personnes en fonction de « la capabilité [plus générale] de mener divers types de vie ». Plus tard, suite à sa collaboration avec la philosophe Martha Nussbaum, Sen (1993b) envisage la dimension des capabilités pour appréhender cette fois « la qualité de vie » 93 . C’est aussi l’occasion pour lui de répondre à ceux qui se montreraient surpris de voir la portée large qu’il donne à son approche et les utilisations variées qu’il en fait :

‘Bien que la motivation originelle de l’utilisation de l’approche par les capabilités était fournie par l’examen de la question « Egalité de quoi ? » (Sen, 1980), si l’application de l’approche fonctionne pour l’égalité, elle ne doit pas pour autant rester confiner à l’égalité seulement. Le fait que l’approche soit utilisable pour les calculs égalitaristes dépend de la plausibilité de concevoir l’avantage individuel en termes de capabilités, et si cette plausibilité est acceptée, alors la même perspective générale peut être pertinente pour d’autres types d’évaluations et d’agrégations sociales. (Sen, 1993b, pp. 49-50)’

Ces diverses explorations de son approche et son insistance à montrer sa pertinence pour une pluralité d’objectifs indiquent bien qu’il s’agit « d’abord et principalement d’une grille de lecture théorique, d’une manière de penser [les questions normatives] » (Robeyns, 2000, p. 3). L’approche par les capabilités, il est vrai, s’attache à « évaluer [la situation d’une personne] en fonction de sa capacité effective à accomplir divers fonctionnements de valeur » (Sen, 1993b, p. 30). Mais, elle donne aussi une orientation pour l’évaluation des états sociaux, « que ce soit pour formuler des jugements d’ensemble ou pour choisir des institutions et des politiques, en désignant les ensembles de capabilités individuelles comme un élément indispensable et central de la base d’information pertinente pour de telles évaluations » (Ibid.). En revanche, ceux qui pensent trouver chez Sen une formule nette pour effectuer des comparaisons interpersonnelles, voire un algorithme permettant de comparer les bien-être ou les situations individuelles risquent bien d’être déçu, comme le souligne Ingrid Robeyns (2000, p. 3).

Non seulement, la formalisation de l’approche par les capabilités n’a pas été la priorité de Sen 94 , mais il semble se refuser à donner des recommandations précises quant à la manière de la rendre opérationnelle. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une approche, et non d’un modèle. Les développements théoriques de Sen orientent la manière de penser les problèmes sociaux, mais ne déterminent pas a priori de calculs d’agrégations, et encore moins de solutions. En outre, bien que l’approche ait été influencée par les questions de justice sociale, « elle ne constitue pas en elle-même une théorie de la justice » (Sen, 1995a, p. 268) justement parce qu’elle ne spécifie pas de principes agrégatifs, ni même prescriptifs. En conséquence, l’évaluateur joue un rôle central dans le sens où la mise en œuvre d’une telle approche paraît presque entièrement laissée à sa discrétion. À cet égard, Sen a publié de nombreux articles de philosophie sur la position de l’évaluateur, et de méthodologie sur l’objectivité des sciences sociales. Son point de vue fait preuve d’une certaine originalité puisqu’il met en avant l’idée apparemment contradictoire d’« objectivité positionnelle », rejetant à la fois les notions de subjectivité ou de relativisme et celles d’impartialité ou d’extériorité. Afin de saisir véritablement ce à quoi invitent ces positions de Sen très marquées, mais peu comprises, nous chercherons à élucider les raisons pour lesquelles Sen s’interdit d’aller jusqu’à développer une théorie de la justice (section I), puis nous verrons ce que recouvre et ce qu’implique la notion d’« objectivité positionnelle » (section II). Enfin, nous essayerons de rendre compte des voies suggérées par Sen pour toute tentative d’application de son approche (section III).

Notes
91.

 En effet, six ans après sa conférence « Equality of what ? », Sen est à nouveau convié dans le cadre des Tanner Lectures on Human Values. Il délivre cette fois deux conférences les 11 et 12 mars 1985 au Clare hall de l’Université de Cambridge. Elles seront publiées par McMurrin en 1986, puis à nouveau et de manière plus extensive dans un ouvrage dirigé par le sociologue et politiste Geoffrey Hawthorn (1987), incluant les réactions d’autres chercheurs en sciences sociales aux propositions de Sen — celles de l’économiste Ravi Kanbur, de l’anthropologue Keith Hart et des philosophes John Muellbauer et Bernard Williams.

92.

 Nous traduisons ici « standard of living » par « niveau de vie », ce qui est une traduction conventionnelle. Remarquons cependant que cette traduction ne rend pas complètement compte du sens anglais. En effet, le terme « standard » renvoie, plus qu’à un niveau, à une norme. Il y a donc une connotation morale plus forte que ne la transmet le terme « niveau ».

93.

 Bien que la publication date de 1993, c’est à l’occasion d’une conférence organisée par Nussbaum et lui-même à Helsinki en juillet 1988 que l’idée d’appréhender la qualité de vie en termes de capabilités est lancée.

94.

 Toutefois, dans son ouvrage Commodities and Capabilities, Sen (1985b) ébauche une formalisation axiomatisée de son approche.