Section I. L’approche par les capabilités de Sen ne prétend pas être une théorie de la justice

L’approche par les capabilités intègre dans les démarches d’évaluation les préoccupations de justice des utilitaristes, des libertariens et des ressourcistes, tout en les dépassant. D’une part, son étendue et sa réactivité semblent lui conférer une vaste portée et, d’autre part, elle devrait permettre d’attirer l’attention sur des thèmes disparates, ignorés pour certains d’entre eux, par les autres approches. Dans le cadre du WIDER, nous avons vu que Sen avait poursuivi sa recherche sur le thème de la faim en collaboration avec Jean Drèze, sous l’angle des capabilités et non plus des droits d’accès. Parallèlement, entre 1986 et 1989, il travaille sur « les aspects culturels de l’approche par les capabilités en étroite collaboration avec Martha Nussbaum » (Sen, 1999a, p. 9), une philosophe états-unienne très impliquée dans les gender studies et la question des droits humains ⁹⁵ . Avec elle, il comprend les liens forts entre son approche et la pensée d’Aristote (Ibid., p. 10) et continue de réfléchir aux fondements philosophiques de l’idée de capabilités et des implications normatives (A).

Au cours de l’année 1989, alors que Sen se trouve encore en Finlande, Mahbub ul Haq ⁹⁶ le contacte afin de l’associer au lancement d’un Rapport sur le Développement Humain pour le compte du Programme des Nations Unies pour le Développement. Ul Haq avait suivi les développements théoriques de Sen et souhaitait mettre au point une mesure simple de bien-être social, ou de « développement humain », en s’inspirant de l’approche par les capabilités. Ul Haq l’incite à sortir de la « théorie pure » en travaillant avec lui sur un projet de « mesures effectives » pouvant « avoir un impact sur le monde » (Shaikh, 2004, p. 2). Malgré son scepticisme quant au fait de pouvoir condenser l’approche par les capabilités dans un seul chiffre qui irait au-delà du produit national brut — ce que lui demande ul Haq — Sen accepte finalement de l’aider à mettre au point un Indicateur de Développement Humain. L’IDH deviendra la mesure la plus largement acceptée pour les comparaisons internationales de bien-être, tenant compte de l’alphabétisme, de l’éducation, et de l’espérance de vie en plus du PNB par habitant. Beaucoup voient dans cette entreprise « la traduction d’un travail d’une douzaine d’année en des termes qui devaient influencer le plus grand nombre des faiseurs de politiques et d’opinions » (Desai, 2000, p. 4). Cependant, Sen souligne bien que l’IDH « utilise les capabilités dans une forme très minimale […] qui a sa valeur, dans son contexte particulier » (Shaikh, 2004, p. 8). En aucun cas, il s’agit d’une traduction parfaite, unique et définitive de son approche théorique (B).

Les contresens que provoque son implication dans la mise en place d’indicateurs inspirés de son approche par les capabilités amènent Sen à clarifier sa perspective. Il estime en particulier qu’une liste de capabilités dérivée de fondements essentialistes, aristotéliciens par exemple, peut mener à des implications injustifiées. C’est là, nous l'avons déjà signalé, que se situe la différence essentielle entre son approche par les capabilités et celle de Nussbaum. Cette dernière défend l’idée qu’une liste est nécessaire et elle a justement travaillé à l’élaboration d’une telle liste. Dans de nombreux lieux ⁹⁷ , Sen a exprimé sa réserve à forcer un type de complétude pour la comparabilité au moyen de l’invocation d’une liste objective ou en appliquant une fonction d’évaluation agrégative spécifique. Mettant en avant la complexité des situations sociales et surtout son libéralisme politique, Sen entend laisser délibérément incomplète sa version de l’approche par les capabilités et ne prétend pas au développement d’une théorie de la justice avec des principes clairement définis (C).