A. Collaboration avec Nussbaum : les fondements aristotéliciens des capabilités

Parallèlement à la recherche qu’il effectue avec Jean Drèze sur les actions à mener contre la faim dans le monde, Sen commence en 1986 à travailler avec une spécialiste de la philosophie grecque ancienne, Martha Nussbaum, également pour le compte du WIDER. Ensemble, ils tentent d’élaborer et de défendre une éthique du développement orientée vers les capabilités humaines, plus à même de lutter contre les privations graves persistantes que les approches du développement courantes. Grâce à cette collaboration, Sen comprend que sa perspective s’inscrit dans une tradition héritée d’Aristote s’intéressant à l’idée d’épanouissement humain. La compréhension de cette filiation intellectuelle apparaît dès ses conférences « On Ethics and Economics » qu’il délivre à Berkeley en avril 1986 dans le cadre des Royer Lectures, au cours desquelles Sen (1993a, p. 3) remercie Nussbaum pour leurs discussions. Lors de sa première conférence, Sen (1993a, pp. 7-8) présente la tradition éthique de l’économie — qu’il distingue de la tradition « mécaniste » plus centrée sur les aspects techniques ou les moyens pratiques d’atteindre des fins données — comme remontant au moins à Aristote :

‘Au tout début de son Ethique à Nicomaque, Aristote établit un lien entre l’économie et les finalités humaines, évoquant le rapport de l’économie à la richesse. […] « Quant à la vie de l’homme d’affaires, c’est une vie de contrainte, et la richesse n’est évidemment pas le bien que nous cherchons : c’est seulement une chose utile, un moyen en vue d’autre chose ». […]’ ‘[Concernant le jugement que l’on porte sur ce qui est accompli à l’échelle de la société] Aristote établit là un rapport avec « le bien de l’homme » en tant que finalité, mais en y apportant un caractère agrégatif : « car le bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à une cité » (Ethique à Nicomaque, I, 1).’

Sen (Ibid., p. 7) en tire l’interprétation suivante : « L’étude de l’économie, bien que liée de façon immédiate à la quête de la richesse, est en liaison, à un niveau plus profond, avec d’autres études qui consistent à évaluer et promouvoir des buts plus fondamentaux ». Pour lui, concevoir l’économie dans l’esprit d’Aristote revient à la voir comme une science morale, entendue au sens de réflexion sur ce qui fonde la vie « bonne ». Sen (Ibid., p. 13) n’oublie pas non plus que « si Aristote posait la question du rôle de l’économie, c’était avant tout pour proposer une vision plus large de l’éthique et de la politique […] notamment dans la compréhension de l’interrogation socratique ‘Comment doit-on vivre ?’ ». Il s’agit donc d’envisager l’économie comme une science morale et politique, non déconnectée des autres activités humaines, mais bien liée à la culture, à l’histoire, aux représentations, aux valeurs et aux normes collectives. C’est bien dans cette tradition que Sen envisage a posteriori d’inscrire son approche par les capabilités.

Nussbaum a, quant à elle, effectué le chemin inverse puisque c’est à partir de ses réflexions sur l’idée de fonctionnement humain d’Aristote et l’utilisation qu’en a fait Marx qu’elle est arrivée à l’approche par les « capabilités », en raison notamment de sa pertinence pour l’amélioration de la situation des femmes dans le monde (Nussbaum, 2000, p. 70). Sa recherche autour des capabilités a, semble-t-il, commencé indépendamment du travail de Sen et de sa collaboration avec lui. Elle s’attache d’ailleurs à souligner que le concept de capabilité remonte bien au-delà de Sen et qu’il est issu d’une longue tradition, incluant les travaux humanistes de Marx et des socialistes britanniques T. H. Green et Ernest Barker :

‘J’ai commencé à travailler sur ces idées avant que je ne connaisse le travail de Sen, en étudiant la pensée politique d’Aristote. Aussi, bien qu’il soit correct de dire que Sen a introduit le concept dans la pensée économique, il n’était pas le premier à l’introduire en philosophie. Il y en avait déjà un usage politique intéressant par Green et d’autres libéraux britanniques de gauche […] Ils prirent une position qui divisa le parti libéral britannique : en défendant l’éducation publique obligatoire, ils soulignèrent que la vraie liberté est une fonction des capabilités d’une personne, ce qu’ils peuvent vraiment faire et être. […] Green et Barker ont ainsi donné à l’idée de développement humain une couleur aristotélicienne et l’ont reliée au langage des capabilités et de l’épanouissement humain. (Nussbaum, 2003b, p. 1)’

Pour Nussbaum, la pensée d’Aristote représente une source fertile où puiser une alternative aux théories éthiques souvent perçues comme trop éloignées de l’expérience humaine 98 . Elle voit en effet chez Aristote une perspective qui « combine rigueur et concret, pouvoir théorique et sensibilité aux circonstances réelles de la vie humaine et aux choix dans toute leur multiplicité, variété et mutabilité » (Nussbaum, 1987a, pp. 1-2). C’est en particulier son concept de « vertus » 99 qui attire toute son attention, et dont elle tire une interprétation différente de celles qu’en font d’autres philosophes contemporains qui le situent dans une perspective relativiste 100 . Elle réfute l’idée que les vertus aristotéliciennes seraient un critère éthique local — c’est-à-dire une vision du bien « interne aux traditions et aux pratiques de chaque société ou groupe local » (Ibid., p. 2) — en arguant du fait qu’Aristote était surtout « le défenseur d’une théorie objective unique du bien humain, ou de l’épanouissement humain » (Ibid.). Mais, une « théorie objective unique » ne signifie pas pour autant qu’elle soit sans aucun rapport avec les pratiques locales :

‘Cette théorie est supposée être objective dans le sens où elle est justifiable en référenceaux raisons qui ne viennent pas simplement des traditions et des pratiques locales mais plutôt des caractéristiques de l’humanité sur lesquelles reposent toutes les traditions locales […] qu’elles soient reconnues ou non dans ces traditions locales. Et l’une des préoccupations les plus évidentes d’Aristote était la critique des traditions morales existantes, dans sa propre cité et dans d’autres, en raison de leur caractère injuste ou répressif, ou d’autres aspects incompatibles avec l’épanouissement humain. (Ibid., nous soulignons)’

C’est donc cette interprétation qui permet à Nussbaum de prendre comme référence la théorie aristotélicienne des vertus non relatives — soit sa « liste des fonctions humaines basiques » (Nussbaum et Sen, 1993b, p. 5) — pour fonder une éthique objective pouvant mettre en lumière les injustices des normes locales. Cette perspective semble avoir eu quelque influence sur l’approche par les capabilités telle que l’entend Sen. Dans leur premier article commun, « Internal Criticism and Indian Rationalist Traditions », Nussbaum et Sen (1987) élaborent précisément une critique du relativisme culturel qui est étroitement liée à la question de l’universalisme, évitant toute dichotomie entre développement et tradition. Leur position est aussi critique envers les travaux d’économie du développement — souvent considérés comme défendant un point de vue universel et modernisateur —, qu’envers le traditionalisme — souvent pensé comme la défense d’un bien social spécifique et ayant donc trait au relativisme culturel. D’une part, ils mettent en lumière la diversité et la « critique interne » qui existent au sein même des traditions ; d’autre part, ils insistent sur le besoin de relier le processus de développement aux valeurs relatives des sociétés. Autrement dit, « [l]e besoin de critique interne et d’évaluation rationnelle d’une culture […] ne remet pas en cause l’essence de la référence culturelle, ni n’élimine le fait de la relativité des valeurs du concept de développement » (Ibid., p. 2).

Cependant, l’objectif de Sen et Nussbaum n’est pas tant de souligner les différences culturelles et la diversité au sein même de chaque culture que de défendre l’idée qu’il existe des intérêts et des valeurs transculturelles, à partir desquels ils proposent de forger « un cadre philosophique et conceptuel » permettant de « discuter des problèmes urgents qui apparaissent au cours du développement » (Ibid., p. 1). Selon leur perspective, le fondement de ce cadre ne doit pas trouver sa source dans une éthique métaphysique ou dans ce qu’ils appellent une théorie « externaliste » en appelant à une essence humaine trans-historique. Au contraire, ils envisagent un cadre théorique au fondement « internaliste », visant à dépasser la dichotomie entre « absolutisme » et « relativisme », autrement dit entre « vérités a-historiques » et « vérité locales » (Ibid., p. 26) 101 . En effet, ils considèrent que l’étendue des sources et des ressources intellectuelles au sein d’une culture offre des bases considérables pour qu’elle puisse apprendre et évoluer, y compris par rapport aux influences extérieures (Gasper, 2002b, p. 22). Il s’agit d’un ancrage plus solide et plus intelligent que ne le serait l’imposition d’idées extérieures « parachutées » manquant de résonance, de pertinence et donc d’acceptabilité locales. Dès lors, les évaluations économiques et sociales auront plus de poids et d’influence si elles s’appuient sur ces sources et ressources internes.

Cette argumentation vient appuyer leur proposition centrale qui consiste à concevoir le processus de développement national et international comme l’expansion des capabilités humaines de base et la promotion des fonctionnements humains de valeur :

‘Les liens interculturels aident, d’un côté, à identifier et à plaider pour la reconnaissance de ces capabilités de base, formulées très généralement, et d’un autre côté, ils peuvent aussi tendre à réduire les différences entre les formes spécifiques des biens et des actions nécessaires à la réalisation de ces capabilités dans les cultures respectives. (Ibid., p. 22)’

Afin de prolonger et d’enrichir leur réflexion, Nussbaum et Sen organisent en juillet 1988 une conférence au sein du WIDER autour de l’approche par les capabilités, appelant à des contributions à la fois philosophiques et économiques. Le thème choisi pour l’occasion n’est pas le « développement », peut-être trop associé aux problèmes des pays que l’on qualifie de « pays en développement », mais la « qualité de vie », à connotation plus universelle 102 . Cette conférence est l’occasion pour Sen (1993b, p. 31) de reconnaître « le besoin d’une présentation plus claire et plus cohérente de l’ensemble de l’approche [par les capabilités], particulièrement au vu de certains problèmes d’interprétation qui sont apparus lors de son évaluation et de son utilisation ». Cette clarification constitue donc l’objectif principal de sa contribution, avec pour objectif indirect de montrer la pertinence de son approche pour l’évaluation de la qualité de vie. Nous ne reviendrons pas ici sur ce point 103 , en revanche il nous semble intéressant de rapporter la manière dont il relie, suite à son travail avec Nussbaum, son approche aux écrits d’Aristote:

‘Dans des écrits précédents, j’ai commenté les liens entre l’approche par les capabilités et certains arguments d’Adam Smith et de Karl Marx. Toutefois les liens conceptuels les plus puissants sembleraient être avec la vision aristotélicienne du bien humain. […] La conception aristotélicienne du bien humain est explicitement liée à la nécessité « d’assurer d’abord la fonction d’homme » et elle en vient ensuite à explorer « la vie au sens d’activité ». (Ibid., p. 46)’

En se fondant sur les analyses de Nussbaum (1987a, 1987b), Sen constate que, malgré les multiples ambiguïtés et tensions existantes dans les écrits d’Aristote sur l’éthique et la politique, il semble assez clair que la théorie de la justice distributive d’Aristote accorde une place centrale à la répartition juste des capabilités à fonctionner. Sen (1993b, p. 47) retient notamment trois aspects de la théorie aristotélicienne : 1) son rejet de l’opulence comme critère d’accomplissement humain ; 2) son analyse de la vie bonne en termes d’activités de valeur ; et 3) sa préoccupation pour l’examen des processus par lesquels les activités humaines sont choisies, et donc son intérêt pour l’exercice de la liberté dans ces choix. Cependant, Sen remarque d’ors et déjà une différence importante entre son approche par les capabilités et celle que l’on pourrait tirer des analyses d’Aristote :

‘Aristote croit, comme Nussbaum [1987b] le remarque, « qu’il existe une seule liste de fonctionnements (au moins à un certain niveau de généralité) qui constitue en fait la vie bonne humaine ». Cette vision ne serait pas incompatible avec l’approche par les capabilités présentée ici, mais elle n’est, en aucun cas, exigée par elle. ’

Il est vrai que Sen n’a jamais envisagé d’établir lui-même une liste de capabilités pouvant servir de fondement à une théorie de la justice — bien qu’il ait souvent cité en exemple certaines capabilités de base pouvant être intégrées à une telle liste. Cependant, sa perspective semble laisser la voie ouverte à ce type de spécification. En effet, son argumentation est fondée sur l’idée que les biens nécessaires à la possibilité d’accomplir certains fonctionnements varient à la fois selon les caractéristiques personnelles et selon les arrangements sociaux, alors que les capabilités de base — au moins — pourraient être identifiées d’une manière assez stable d’une société à l’autre. Cette identification serait possible parce que les capabilités représentent un espace permettant de caractériser les avantages individuels en des termes absolus, alors que l’espace des biens, des revenus ou des ressources ne caractérisent les avantages individuels qu’en des termes relatifs — relatifs à l’accès aux capabilités qu’ils autorisent pour chaque personne dans une société particulière. Son article de 1983, « Poor, Relatively Speaking », contrairement à ce que suggère son titre 104 est particulièrement clair à cet égard.

Dans cet article, bien que Sen (1983d) se concentre spécifiquement sur la conceptualisation de la pauvreté et non de la qualité de vie, il s’intéresse d’une certaine manière aux capabilités indispensables à la « vie bonne ». Or, il montre que « la pauvreté peut être perçue comme un échec à atteindre un certain niveau absolu de capabilités » (Ibid., p. 168) et que l’intérêt de l’approche par les capabilités est qu’elle « commence par rendre explicite cette base [absolue de la pauvreté], puis cherche à rendre compte de l’énorme variabilité des exigences en termes de biens pour accéder à ces capabilités » (Ibid., p. 164). Autrement dit, Sen estime que le seuil de pauvreté peut être défini comme le niveau absolu en dessous duquel une personne ne peut atteindre certaines capabilités de base (Ibid., p. 167). Dès lors, il semble possible de déduire de ses propos qu’une liste universelle de capabilités pourrait servir de fondement à l’évaluation au moins de la pauvreté, si ce n’est de la qualité de vie. À cet égard, Sen (Ibid.) cite quatre capabilités qui pourraient permettre de définir un seuil de pauvreté en des termes absolus : 1) la capabilité de satisfaire des besoins alimentaires — en référence à ses propres travaux sur la faim ; 2) la capabilité de se montrer en public sans honte — en référence à Adam Smith 105  ; 3) la capabilité de participer aux activités de la communauté — en référence à Peter Townsend 106 (1979, p. 18) ; et 4) la capabilité d’avoir de l’estime de soi — en référence à John Rawls (1971, pp. 440-446). Cependant, au moment où il écrit ces lignes, Sen (1983d) n’avait pas encore conscience des liens entre son approche de la pauvreté en termes absolus et l’identification des vertus non relatives par Aristote. Grâce à sa collaboration avec Nussbaum, cette proximité est apparue plus clairement et la philosophe le pousse d’ailleurs à aller plus loin en ce sens :

‘Sen doit être plus radical qu’il ne l’a été jusqu’à maintenant […] en introduisant une conception normative objective du fonctionnement humain et en décrivant une procédure d’évaluation objective avec laquelle les fonctionnements peuvent être évalués pour leur contribution à la vie bonne humaine. (Nussbaum, 1988, p. 176)’

Toutefois, son insistance à montrer le caractère absolu de l’espace des capabilités (Sen, 1983d), contrairement à ce que laisserait penser une lecture rapide, n’avait pas pour objectif d’orienter vers l’établissement d’une liste universelle de capabilités pour caractériser la pauvreté dans toutes les sociétés et de manière intemporelle. Son interprétation du terme « absolu » est en fait très particulière, et à contre courant de l’interprétation courante, ce qui a amené le professeur Townsend (1985, p. 662) à critiquer à son tour très vivement la perspective défendue par Sen :

‘Personnellement, je pense qu’au vu de l’histoire du traitement du terme besoin « absolu » cela créerait un malentendu d’interpréter « absolu » comme Sen semble vouloir interpréter le terme, c’est-à-dire, comme variable, flexible, et même en partie relatif. D’une part, je ne pense pas qu’il aille très loin de la route de la relativité. D’autre part, il ne dit pas clairement ce qu’il entend par « absolu ».’

Il est vrai que Sen emploie ce terme d’une manière plutôt ambiguë, et la critique que lui adresse Townsend l’avait obligé à clarifier ses propos de 1983, notamment en précisant qu’il entend le terme « absolu », non pas au sens de ce qui ne varie pas d’une société à l’autre, ou dans le temps, mais au sens de non relatif à la situation des autres dans une société et un temps donnés (Sen, 1985e, pp. 669-670). Cette réponse n’a certainement pas dû satisfaire Townsend qui entend ce terme autrement, mais il y a ensuite quelques éléments précieux pour comprendre que Sen n’a jamais envisagé que les capabilités importantes pouvaient être identiques en tous lieux et en tous temps, et donc faire l’objet d’une liste universelle. Par exemple, il écrit : « Voir la pauvreté en termes de niveaux absolus de capabilités, par opposition aux niveaux de capabilités relatifs à ceux des autres dans la société, n’entraîne pas ni ne suggère que ces niveaux absolus minimums doivent être ‘les mêmes partout’ » (Ibid., p. 674). En outre, s’il envisage l’idée d’établir une liste de capabilités minimales pertinente pour la société évaluée, il précise bien (Ibid., p. 670, n. 2) que cette liste « varie bien sûr d’une société à l’autre et reflète les normes contemporaines » 107 .

Cependant, l’ambition affichée par Nussbaum de donner à l’approche par les capabilités un caractère plus radicalement normatif — et transculturel — semble être partagée par Mahbub ul Haq alors qu’il est chargé de lancer en 1989 un Rapport sur le Développement Humain pour le compte du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement). En tout cas, c’est bien l’envie de donner une portée normative concrète et large à cette approche qui l’amène à contacter Sen pour l’inciter à se joindre au projet. 

Notes
98.

 Parmi ces théories éthiques éloignées de la réalité, elle cite autant l’utilitarisme qui « cherche à obtenir un calcul universel des satisfactions » que les théories kantiennes trop préoccupées par « des principes universels d’une grande généralité », car dans les deux cas aucun contexte particulier, ni aucune histoire ou personne n’apparaît (Nussbaum, 1987a, p. 1).

99.

 Traditionnellement, les vertus correspondent à de bonnes habitudes. Dans l’éthique aristotélicienne, elles représentent ce qu’il convient de développer chez les citoyens afin d’assurer une société juste et de rendre la vie humaine plus riche et plus épanouissante (Hall, 2004, n° 1, pp. 1-2). Les vertus ont donc en ce sens une valeur à la fois instrumentale et intrinsèque. Nussbaum (1987a, pp. 4-5) s’intéresse à l’introduction par Aristote (1959) d’une liste de vertus après avoir isolé « différentes sphères de l’expérience humaine, figurant plus ou moins dans toute vie humaine, et dans lesquels tout être humain pourra plus ou moins effectuer certains choix plutôt que d’autres ». Ensuite, Aristote cherche à identifier les bons choix et les bonnes réponses au sein de chaque sphère, autrement dit les vertus correspondantes à chacune. Pour Nussbaum (Ibid., p. 21), l’identification des vertus revient en quelque sorte à identifier les capabilités importantes pour la vie bonne humaine.

100.

Nussbaum s’oppose ici notamment à Bernard Williams (1985) et Philippa Foot (1978).

101.

 Cette conception « internaliste » de la recherche éthique, de la vérité et de l’objectivité se fonde en particulier sur la critique de Platon réalisée par Nussbaum (1986) et sur son interprétation d’Aristote. (Crocker, 1992, p. 610, n° 8)

102.

L’ensemble des contributions seront rassemblées et publiées dans un ouvrage intitulé simplement The Quality of Life (Nussbaum et Sen, 1993a).

103.

 Ce n’est en effet pas nécessaire puisque l’objet de notre premier chapitre était justement de rassembler les écrits de Sen dans plusieurs domaines et de donner une vision cohérente — bien qu’évolutive — de ses diverses explorations du concept de capabilité.

104.

Sen (1983d) choisit surtout ce titre parce qu’il critique les tendances récentes à concevoir la pauvreté en des termes relatifs.D’une part, les sociologues l’appréhendent de plus en plus en termes d’inégalité — en faisant une situation relative à la situation des autres membres d’une société — ou les technocrates qui réfléchissent en termes de responsabilité politique — la rendant relative aux politiques envisageables pour lutter contre. Comme les sociologues, Sen refuse l’idée d’un seuil de pauvreté absolu tel qu’il est envisagé couramment en économie. Mais, contrairement aux sociologues, ce n’est pas l’absolutisme du critère qu’il récuse, mais sa concentration sur l’espace des revenus.

105.

 Sen (1983d, pp. 159-161) cite en effet très largement la discussion de Smith (1776, pp. 351-352) au sujet des nécessités et des conditions de vie, montrant que la capacité « de se montrer en public sans honte » suppose de se conformer à une norme vestimentaire et à des critères de consommation qui varient dans le temps et dans l’espace. Cependant, Sen remarque que la caractérisation de cette capabilité, elle, ne varie pas.

106.

 Townsend fait partie des sociologues dont Sen critique la tendance relativiste, sans nier toutefois la valeur et la portée de leur travail. Il est l’un des grands spécialistes de la question de la pauvreté ayant diffusé l’idée que « toute conceptualisation rigoureuse de la détermination sociale des besoins anéantit l’idée de besoins ‘absolus’ » (Townsend, 1979, p. 17)

107.

 Sen (Ibid.) précise à cet égard que si la liste varie, ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un exercice « subjectif », mais parce que les conventions d’une société doivent être considérées comme des faits. Donc l’exercice de spécification des normes de pauvreté doit tenir compte de ces conventions, car les capabilités de base en dépendent.