B. IDH : sens et contresens

Depuis 1978, la Banque Mondiale publie chaque année son Rapport sur le Développement dans le Monde. Le PNUD, qui existe depuis 1965, confie à ul Haq la tâche de lancer une publication alternative à la fin des années 1980 reflétant un autre discours sur le développement, que ce soit en termes du cadre d’analyse ou des objectifs à poursuivre. Afin de donner un caractère visiblement distinct et une lisibilité immédiate à ce rapport, ul Haq estime fondamental de mettre au point un indicateur de développement à la fois simple et pertinent, différent des évaluations strictement monétaires. L’approche par les capabilités développée par Sen lui semble être le cadre d’analyse idéal pour promouvoir l’idée de « développement humain », dont l’objectif central est de favoriser « un environnement permettant aux personnes de jouir de vies longues, saines et créatives » (UNDP, 1990, p. 9). Tenant compte des dernières avancées de Sen sur son approche, le chapitre 1 du premier Rapport sur le Développement Humain inscrit cette manière de concevoir le développement dans une perspective aristotélicienne :

‘L’idée que les arrangements sociaux doivent être jugés par l’étendue avec laquelle ils promeuvent le « bien humain » remonte à Aristote. Il nous a aussi mis en garde contre le fait de juger les sociétés uniquement en termes de revenus ou de richesses qui ne sont pas recherchés pour eux-mêmes mais désirés en tant que moyens d’accomplir d’autres objectifs. […] Aristote soutenait que l’on devait voir « la différence entre un bon arrangement politique et un mauvais » en fonction de ses succès et ses échecs à faciliter l’aptitude des gens à mener des « vies épanouissantes ». (UNDP, 1990, p. 9)’

Bien qu’il soit sceptique quant au fait de pouvoir « condenser son approche dans un seul chiffre » (Shaikh, 2004, p. 2) qui irait au-delà du produit national brut — ce que lui demande ul Haq — Sen accepte finalement de l’aider à mettre au point un Indicateur de Développement Humain, alternatif à la seule prise en compte du PIB. Pour cette mesure, une liste de trois capabilités de base a été établie :

‘Le développement humain est le processus d’élargissement des choix des personnes. En principe, ces choix peuvent être infinis et changeant avec le temps. Mais à tous les niveaux de développement, les trois plus essentiels sont pour les gens de mener une vie longue et saine, d’acquérir des connaissances et d’avoir accès aux ressources nécessaires à un niveau de vie décent. Si ces choix essentiels ne sont disponibles, bien d’autres opportunités restent inaccessibles. (Ibid., p. 10)’

Bien que le rapport reconnaisse que la privation de liberté et le développement humain aient bien plus de facettes, l’objectif prioritaire était de proposer un indice à partir de peu d’indicateurs, censés refléter cette complexité sans trop obscurcir la perspective ce qui rendrait l’indice difficile à interpréter et à utiliser :

‘[L’IDH] ne saisit que peu des choix des gens et en néglige bien d’autres que les gens pourraient fortement valoriser — comme les libertés économiques, sociales et politiques, ainsi que les protections contre la violence, l’insécurité et la discrimination pour n’en nommer que quelques uns. L’IDH a donc des limites. Mais les vertus d’une couverture plus large doivent être contrebalancées avec les inconvénients d’une complication de l’image que peuvent tirer les responsables politiques. (Ibid., p. 16)’

Il est aussi souligné que cet indice est le résultat d’un « compromis — équilibrant les vertus d’une optique large avec celles d’une optique plus restreinte ne retenant que les aspects critiques de la privation » (Ibid., p. 13, box 1.4). Le choix s’est donc porté sur trois types de privations graves, ou d’un autre point de vue trois capabilités de base jugées cruciales. La première composante — la longévité — est justifiée par trois raisons : 1) la valeur que les gens attachent au fait de vivre longtemps et bien — sa valeur intrinsèque — ; 2) la longévité aide à poursuivre d’autres objectifs de valeur — sa valeur instrumentale — ; 3) une vie longue est le plus souvent étroitement liée à une alimentation adéquate, une bonne santé et d’autres accomplissements de valeurs — sa valeur d’information indirecte (Ibid., p. 11, box 1.2) 108 . L’indicateur choisi pour représenter cette capabilité est l’espérance de vie à la naissance. La seconde composante est la connaissance représentée par le taux d’alphabétisation. Il s’agit là encore d’un indicateur assez grossier, mais justifié par le fait que « l’alphabétisation constitue le premier pas d’une personne vers l’apprentissage et l’acquisition de connaissances » (Ibid., p. 12). Enfin, la dernière composante de l’IDH est le PNB per capita ajusté au pouvoir d’achat, supposé être la meilleure approximation du pouvoir de commande sur les ressources nécessaires à un niveau de vie décent malgré « la présence de biens et services non marchands et de distorsions dues aux anomalies de taux de change, aux droits de douanes et aux taxes » (Ibid., p. 12).

Si l’IDH se limite à ces seules capabilités — et que leurs représentations quantitatives 109 aient le défaut commun de n’être que des moyennes cachant les disparités entre groupes sociaux ou entre sexes —, l’idée est bien de mettre l’accent sur les libertés individuelles d’être et de faire et de concevoir le développement comme l’extension de ces libertés, au-delà de leur aspect strictement économique. La préface est assez claire à cet égard : « les individus doivent être le centre de tout développement » et « le but du développement est de leur offrir plus d’options » (Ibid., p. iii). À cela s’ajoute l’intention de ne pas réduire les individus « à une dimension unique, purement économique » (Ibid.). Cependant, le projet du PNUD, comme Sen d’ailleurs, ne va pas jusqu’à rejeter complètement la croissance du PNB comme indicateur de développement, mais il s’agit tout de même de ne pas la considérer comme nécessairement génératrice de développement humain : « si [elle] est absolument nécessaire à la satisfaction des objectifs humains essentiels, il est important d’étudier comment cette croissance se traduit — ou échoue à se traduire — en développement humain dans divers sociétés » (Ibid.). L’IDH est loin d’être exempt de problèmes conceptuels et méthodologiques pour quantifier le développement humain, comme cela est amplement reconnu dans le RDH de 1990 (notamment, p. 13). Non seulement, le choix des capabilités de base est fort restreint, mais leurs indicateurs pourraient être plus fins, en particulier en intégrant des corrections liées à la répartition. Ces lacunes ne sont cependant pas tant considérées comme une faiblesse que comme un potentiel d’amélioration 110 , dans le sens où elles sont autant d’éléments d’un programme de recherche visant à développer des mesures quantitatives des divers aspects de la liberté humaine.

Aussi, l’IDH, en tant qu’indice macroéconomique composite, s’inscrit dans l’approche par les capabilités de Sen sans toutefois en épuiser toutes ses implications. Il est par exemple nécessaire de garder à l’esprit que les capabilités de base sont, pour Sen (1987f, p. 109), un sous-ensemble des capabilités ; elles renvoient à la liberté de faire certaines choses basiques. Elles ne permettent donc pas vraiment de classer les niveaux de vie, mais d’orienter vers ce qui compte le plus pour les évaluations de la pauvreté et des privations. Il s’agit donc d’un indice basique et minimal de développement humain. En outre, pour cet indice, les capabilités retenues sont mesurées par les fonctionnements observés, et non par les ensembles de fonctionnements accessibles mais pas nécessairement choisis par les individus — ce que le concept de capabilité recouvre pourtant. À cet égard, on peut rappeler que Sen avait mis en avant l’idée que les capabilités de base pouvaient être assez bien représentées par les fonctionnements effectifs, puisque leur caractère basique induisait justement que si les personnes avait la capabilité de les accomplir, il n’y avait vraisemblablement pas de raison qu’elles choisissent de ne pas le faire. Toutefois, on peut aussi rappeler que Sen avait émis une réserve à son propos concernant la capabilité de vivre longtemps dans les pays où l’espérance de vie est élevée, puisque plus cette capabilité est développée, plus le choix des gens peut de porter sur d’autres priorités comme « avoir une vie excitante » mais plus courte (Sen et Kynch, 1983, p. 366). Selon cette perspective, le fonctionnement observé de vivre longtemps sera plus révélateur de cette capabilité dans les pays pauvres que dans les pays riches, ce qui pose un problème dès lors que l’on cherche à effectuer des comparaisons entre les pays et à mettre en lumière des niveaux de développement sur la base d’indicateurs communs. Dès lors, il apparaît une tension entre l’idée de Sen selon laquelle une liste de capabilités minimales pertinente doit varier d’une société à l’autre afin de refléter les conventions sociales dont dépend l’importance des capabilités et le besoin de comparer les pays en fonction d’une liste unique.

Ainsi, l’implication de Sen dans la construction de l’IDH a, d’une part, largement contribué à créerune fausse impression selon laquelle quelques indicateurs — comme l’espérance de vie à la naissance ou le taux d’alphabétisation des adultes — sont le seul objet des capabilités, bien que le RDH insiste sur l’incomplétude de cet indice. D’autre part, elle a parfois été interprétée comme une preuve que l’approche de Sen avait vocation, pour être aboutie, à donner lieu à une liste unique et stable de capabilités, pouvant servir de base aux évaluations économiques et sociales quel que soit le contexte. Mais, l’une des difficultés d’application de son approche vient justement des différentes formes sous lesquelles s’exprime l’absence de liberté sur la planète (Chakraborty, 2003, p. 12). Or, le projet de comparer les situations des individus dans divers pays et sur une longue période entre en conflit avec son point de vue selon lequel on ne peut conceptualiser l’avantage individuel de manière universelle et permanente. C’est justement pour cette raison que Sen estime qu’une liste de capabilités dérivée de fondements essentialistes — aristotéliciens ou autres — peut mener à des implications injustifiées. Et c’est là que se situe la différence essentielle entre son approche par les capabilités et celle de la philosophe Martha Nussbaum.

Notes
108.

 On reconnaît ici les arguments présentés par Sen pour souligner l’importance et l’aspect basique de la capabilité de vivre longtemps dans le cadre de son étude des inégalités entre hommes et femmes notamment (Cf. Chap. I, III). En outre, lors d’une conférence pour l’UNICEF en 1995, Sen (1998) présentera plus largement les raisons qu’il voit à considérer la mortalité comme indicateur des échecs et des succès d’un système économique.

109.

Nous n’entrons pas ici dans le détail de la mesure de chacune de ces capabilités de base et renvoyons pour de plus amples précisions à Bénicourt (2005a, chap. 1). Indiquons simplement que des valeurs maximale et minimale ont été déterminées pour chacune des trois variables à partir des valeurs observées en 1987. La mesure du manque place alors le pays sur une échelle allant de zéro à un en faisant la différence entre le maximum et le minimum. Jusqu’à 1994, les valeurs minimales et maximales retenues ont évoluées avec les observations. Cependant, ces évolutions rendent difficiles les comparaisons dans le temps, ce qui a amené un changement de perspective dans le rapport de 1994 : « cette année on fixe des valeurs ‘normatives’ pour l’espérance de vie, l’alphabétisation des adultes, les années moyennes de scolarisation et le revenu. Ces valeurs ne sont pas les valeurs observées dans les pays les plus (ou moins) performants aujourd’hui, mais les valeurs extrêmes observées ou attendues sur une période longue (disons 60 ans) » (UNDP, 1994, p. 92, nous soulignons).

110.

 Par exemple, un Indice de Pauvreté Humaine verra le jour en 1996 : « La mesure de la pauvreté par la capabilité est un indice simple composé de trois indicateurs qui reflètent le pourcentage de la population ayant des déficits de capabilité dans trois domaines du développement : vivre une vie saine, avoir la capabilité de s’assurer une descendance saine et être alphabétisé et bien informé. Les trois indicateurs correspondants sont le pourcentage d’enfants de moins de cinq ans au poids insuffisant, le pourcentage de naissances hors surveillance par un personnel de santé qualifié et le pourcentage de femmes âgées de 15 ans et plus qui sont analphabètes. » (UNDP, 1996, p. 109). Le dernier indicateur peut surprendre, mais il représente assez bien l’impact des recherches de Sen et de son insistance à dénoncer la situation relativement plus défavorisée des femmes : « A travers le degré d’alphabétisation des femmes, par exemple, les pays sont évalués à partir de la situation du groupe le plus démuni. Plutôt que d’essayer de refléter les déficiences dans tous les domaines prioritaires, l’indicateur insiste sur des domaines essentiels où le progrès est le plus nécessaire. » (Ibid., p. 110).