C. L’affirmation libérale de Sen : le refus d’une liste universelle et la controverse avec Nussbaum

Après 1988, Nussbaum et Sen n’écriront plus d’article commun, si ce n’est l’introduction de l’ouvrage qu’ils éditent ensemble en 1993, The Quality of Life. Leurs travaux respectifs, bien que revendiquant l’exploration d’une approche qui a le même nom, vont se distinguer clairement, en particulier d’un point de vue méthodologique qui reflète aussi une différence de conception philosophique « non triviale » pour reprendre l’expression de Chakraborty (2003). Nussbaum s’investit dans une recherche qui vise à approfondir et à systématiser l’approche par les capabilités telle que l’a présentée Sen, en se fondant sur son interprétation de l’éthique d’Aristote. Elle en vient à préconiser ce qu’elle appelle « l’enquête morale aristotélicienne » (Nussbaum, 1992, 1993) et la « démocratie sociale aristotélicienne » (Nussbaum, 1990), cherchant à donner un fondement essentialiste — mais internaliste et non métaphysique — à l’approche par les capabilités. Or, Sen estime qu’Aristote est allé trop loin avec sa liste de modes de fonctionnement bons pour tous les individus, parce qu’il y a de bonne raisons de penser qu’il existe une pluralité de fins et d’objectifs que les être humains peuvent poursuivre (Saint-Upéry, 1999, p. 31).

Nussbaum (2003b, p. 1) voit une différence capitale entre sa version de l’approche par les capabilités et celle de Sen : « [elle] utilise l’idée des capabilités comme la base d’une théorie minimale de la justice sociale ». En établissant une théorie des capabilités humaines centrales, elle défend « l’idée que toute société qui échoue à assurer à sa population un certain seuil faillit en termes de justice, quelles que soient les autres bonnes choses qu’elle contient » (Ibid.). Sa théorie se fonde sur une liste de dix capabilités inhérentes, pour elle, à la notion de dignité humaine. Nussbaum (Ibid., p. 3) conçoit les capabilités « comme des droits, c’est-à-dire des buts urgents qu’une société doit assurer aux citoyens », et estime que dans une société juste, « tous les citoyens doivent avoir ces capabilités, sur la base de l’égalité ». Partant, il doit être alloué un effort et une dépense spécifique pour renforcer ou produire les capabilités des personnes ou des groupes ayant été les victimes persistantes de discriminations. Sa liste de capabilités pourrait renvoyer à l’idée des capabilités de base mise en avant par Sen (1980a) comme espace pertinent où rechercher l’égalité. Toutefois, il est important de noter ici qu’il existe une différence de sens cruciale entre les capabilités de base chez Nussbaum et chez Sen — différence qui peut être la source de confusions importantes comme Sen (1993b, p. 41, n° 32) le remarque :

‘le terme « capabilité de base » est parfois utilisé dans un sens assez différent de celui qui est spécifié plus haut [la possibilité de satisfaire certains fonctionnements cruciaux], par exemple comme les capabilités potentielles d’une personne qui peuvent être développées, qu’elles soient effectivement réalisées ou non.’

Sen fait référence à la conception des capabilités de base très particulière à Nussbaum, mais cette conception apparaît plus clairement si l’on se penche directement sur les écrits de Nussbaum (2000, p. 84) elle-même. Ainsi elle définit les capabilités de base comme :

l’équipement inné des personnes qui constitue la base nécessaire pour développer les capabilités plus avancées, et une base d’intérêt moral. Ces capabilités sont quelques fois plus ou moins prêtes à fonctionner : la capabilité de voir ou d’entendre en fait partie. Plus souvent, cependant, elles sont très rudimentaires, et ne peuvent pas être directement transformées en fonctionnements. Un nouveau-né a, en ce sens, la capabilité de parler, la capabilité d’aimer et d’éprouver de la gratitude, la capabilité de raisonner, la capabilité de travailler.

Comme le remarque Robeyns (2000, p. 9), chez Nussbaum, « les capabilités de bases sont plutôt définies comme des capacités innées et naturelles, ou comme des talents, et n’ont pas grand chose à voir avec l’idée de seuil des analyses de la pauvreté et des privations. Dans une interview (Hills, 2004, p. 62), Nussbaum précise encore que, pour elle, « les ‘capabilités de base’ signifient les dotations innées des individus en vertu desquelles il leur est possible d’atteindre les capabilités plus développées de sa liste ». Aussi, elle ne se centre pas sur ces capabilités de base, mais sur ce qu’elle appelle les « capabilités humaines centrales », soit les « opportunités élargies de fonctionnement nécessaires pour une vie humaine digne » (Ibid., p. 63). La liste qu’elle élabore à cet égard est envisagée comme un niveau minimum des différentes capabilités pouvant être approuvé universellement 111 . Nussbaum (2003b, p. 3) n’estime pas, cependant, que sa liste de capabilités soit exhaustive, mais plutôt une liste des choses les plus urgentes, sans lesquelles une société ne peut être juste. À la manière d’Aristote, la philosophe a isolé différentes sphères de l’expérience humaine figurant plus ou moins dans toute vie humaine — elles apparaissent en gras dans la liste reproduite ci-dessous — et a cherché à identifier les « capabilités fonctionnelles humaines centrales » dans chaque sphère.

1) La vie. Pouvoir vivre une vie humaine d’une durée normale jusqu’à la fin ; éviter une mort prématurée, ou une mort avant que la vie soit diminuée au point de ne plus valoir la peine d’être vécue.’ ‘ 2) La santé et l’intégrité corporelle. Pouvoir jouir d’une bonne santé, incluant la capacité de reproduction ; s’alimenter de manière adéquate ; pouvoir jouir d’un foyer décent.’ ‘ 3) L’intégrité physique. Pouvoir se déplacer librement d’un lieu à un autre ; pouvoir être en sécurité contre les agressions violentes, incluant les agressions sexuelles, le viol marital et la violence domestique ; avoir des opportunités de satisfaction sexuelle et de choix en matière de reproduction.’ ‘ 4) Les sens, l’imagination, la pensée. Pouvoir utiliser nos cinq sens ; pouvoir imaginer, penser et raisonner — et le faire d’une manière « vraiment humaine », une manière informée et cultivée par une éducation adéquate, incluant, sans être limitée à cela, l’alphabétisme et une pratique mathématique et scientifique basique ; pouvoir utiliser son imagination et sa pensée en lien avec l’expérience et la production de travaux expressifs et d’évènements (religieux, littéraires, musicaux, etc.) de son propre choix ; pouvoir utiliser son esprit de façons qui soient protégées par les garanties de liberté d’expression à la fois politique et artistique, mais aussi d’exercice religieux ; pouvoir connaître l’expérience du plaisir et éviter toute douleur inutile.’ ‘ 5) Les émotions. Pouvoir éprouver un attachement pour des personnes et des réalités extérieures à nous-mêmes ; pouvoir aimer ceux qui nous aiment et se soucient de notre sort ; pouvoir pleurer leur absence ; en général, pouvoir aimer, pleurer et éprouver désir, gratitude et colère justifiée ; ne pas avoir son développement émotionnel défiguré par la peur ou l’angoisse. (Soutenir cette capabilité signifie soutenir les formes de l’association humaine qui peuvent être montrées comme cruciales pour [le] développement [des citoyens].)’ ‘ 6) La raison pratique. Pouvoir se former une conception du bien et s’engager dans une réflexion critique sur la planification de sa propre vie. (Cela implique la protection de la liberté de conscience.)’ ‘ 7) L’affiliation. a) Pouvoir vivre pour et en relation avec les autres êtres humains, pouvoir leur manifester de la reconnaissance et de l’attention, s’engager dans diverses formes d’interaction sociale ; pouvoir imaginer la situation d’un autre et avoir de la compassion pour cette situation ; avoir la capabilité à la fois de justice et d’amitié. (Protéger cette capabilité signifie […] protéger les institutions qui constituent de telles formes d’affiliation, ainsi que protéger les libertés de rassemblement et de parole). b) avoir les bases sociales de l’estime de soi et de non-humiliation ; pouvoir être traité comme un être digne dont la valeur est égale à celle des autres. (Cela implique la condition de non discrimination.)’ ‘ 8) Les autres espèces. Pouvoir vivre dans le souci de et en relation avec les animaux, les plantes, et le monde de la nature.’ ‘ 9) Le jeu. Pouvoir rire, jouer et s’adonner à des activités récréatives.’ ‘ 10) Le contrôle de son environnement. a) Politique : pouvoir participer effectivement aux choix politiques qui gouvernent sa vie ; avoir des droits à la participation politique, à la liberté d’expression et à la liberté d’association. b) Matériel : pouvoir devenir propriétaire (à la fois de terre et de biens mobiles) ; avoir le droit de chercher un emploi sur la même base que les autres ; pouvoir être libre de fouilles et d’attaques injustifiées. Au travail, pouvoir travailler comme un être humain, exercer une raison pratique et entrer dans des relations significatives de reconnaissance mutuelle avec les autres travailleurs.’

Pressman et Summerfield (2002) voient dans cette tentative de Nussbaum une volonté de situer les capabilités dans une approche rawlsienne — les capabilités devenant une garantie constitutionnelle résultant d’un consensus entre individus sur ce qui est nécessaire pour chacun en vue de poursuivre sa vision propre de ce qu’est une vie bonne. Il est vrai que Nussbaum (1999, p. 40) souligne que « comme la conception de John Rawls des biens premiers dans A Theory of Justice, cette liste de bonnes fonctions, qui d’une certaine manière est plus compréhensive que sa propre liste, est proposée comme l’objet d’un consensus spécifiquement politique ». Pourtant, bien qu’elle soit très admirative de la théorie de la justice de Rawls, Nussbaum (2003b, p. 3) y voit trois limites importantes qui rendent sa propre théorie de la justice plus adéquate : 1) le manque de prise en compte des personnes déficientes, 2) l’inadéquation pour les questions de justice au-delà des territoires nationaux, 3) l’insensibilité à la justice envers les « animaux non humains ». Néanmoins, il y a comme chez Rawls l’idée de « mettre en avant quelque chose que les gens de différentes traditions, avec des conceptions plus complètes du bien très diverses, peuvent accepter comme la base nécessaire pour poursuivre leur vie bonne » (Nussbaum, 1999, p. 40). Elle estime en effet que sa caractérisation de chacune des capabilités est suffisamment générale pour autoriser des fonctionnements concrets avec des origines, des goûts et des croyances religieuses très diverses.

La démarche de Nussbaum peut donc être vue comme une tentative de « fermer » ce que Sen laisse ouvert, en ne se prononçant jamais sur le niveau de capabilités qu’une société doit assurer pour être juste, ni même sur la substance des capabilités qui devrait être garanties ou soutenues autrement que dans des exemples. Selon Nussbaum (2003a, p. 35), « la conception est suggestive, mais fondamentalement silencieuse », parce que Sen ne va pas jusqu’à présenter de théorie normative des fonctionnements humains décrivant une procédure d’évaluation objective selon leur contribution à la vie bonne. Mais pour Sen, bien qu’une évaluation sociale nécessite que l’on se fonde sur un ensemble de fonctionnements, et de capabilités conséquentes, il n’y a pas de moyen unique d’obtenir cet ensemble. Dans une interview (Shaikh, 2004, p. 8), Sen déclare :

‘Nous devons traiter la liste des capabilités comme quelque chose qui n’est ni fini, ni fixe, mais qui est contextuel et qui dépend de la nature de l’exercice autant que de la mesure de notre compréhension basée sur le débat public. L’IDH des Nations Unies utilise les capabilités dans une forme très minimale, mais qui a sa valeur, dans son contexte particulier. Martha Nussbaum a également élaboré une liste particulière de capabilités faisant grand sens pour l’évaluation des inégalités entre les sexes ou l’application des droits humains. ’

Bien que Sen et Nussbaum soient tous deux optimistes par rapport à la possibilité d’un accord sur un ensemble commun, leurs approches divergent. Sen (1993c, p. 443) en vient à expliquer indirectement cette divergence, alors qu’il défend justement l’idée que « même lorsque les styles de vie varient considérablement […] il peut y avoir un large accord sur la valorisation des fonctionnements de base pertinents pour l’analyse des niveaux de vie ». Dans cet article, il cherche en effet à montrer que l’approche par les capabilités peut permettre d’effectuer des comparaisons de niveaux de vie entre diverses sociétés aux cultures et aux conditions sociales très distinctes, dès lors qu’il existe une uniformité substantielle dans l’évaluation des ensembles de fonctionnements ou de capabilités. De ce point de vue, il affirme que deux directions peuvent être prises (Ibid.) :

‘La position « objectiviste » — bien établie et défendue par Aristote — consiste à chercher une uniformité dans l’évaluation des fonctionnements en termes d’« épanouissement humain », à partir du raisonnement. Une telle identification objective peut impliquer le rejet de certaines valorisations effectives dans l’espace des fonctionnements que les gens pourraient — « faussement » — endosser.’ ‘L’autre approche est de laisser incomplète les comparaisons spécifiques qui sont affectées par cette multiplicité de classements. Les classements partagés peuvent être distingués de ceux qui coïncident. L’« intersection » des évaluations que les personnes ont des raisons de défendre produira un classement partiel des vecteurs de fonctionnements et des ensembles de capabilités, et qui sera souvent assez large.’

La position « objectiviste » est bien évidemment celle de Nussbaum. Or, Sen souligne qu’elle peut tendre à ignorer certaines conceptions du bien, ou à les décréter « fausse » implicitement, dès lors qu’elles diffèrent de la liste utilisée. C’est un point qu’il avait déjà abordé dans ses secondes conférences Tanner (Sen, 1987e, p. 30) en s’interrogeant sur la meilleure façon d’évaluer le niveau de vie d’une personne : « La fonction d’évaluation pertinente est-elle celle de la personne dont le niveau de vie est évalué, ou est-ce une fonction d’évaluation générale reflétant des « standards » acceptés (par exemple, ceux qui sont largement partagés dans la société) ? ». Sa réponse à cet égard n’est pas tranchée, puisqu’il estime que la pertinence de l’« évaluation standard » dépend de l’étendue de l’accord social sur les critères retenus. En effet, dès lors que les opinions sur lesquelles se fondent l’évaluation standard sont très largement répandues, alors les résultats de l’évaluation ne divergeront pas beaucoup entre une auto-évaluation et une évaluation standard de niveau de vie. Cependant, Sen semble peu enclin à croire que l’accord puisse être total à la fois concernant l’identification des fonctionnements de valeur et leur poids relatif dans l’évaluation. Pour cette raison, il prône plutôt un raisonnement par « dominance » (Ibid., p. 29), que l’on retrouve dans la citation précédente avec l’idée d’« intersection » et de « classement partiel ». On remarque que Sen envisage la possibilité de tensions entre les fonctionnements et, pour cette raison, préfère envisager des comparaisons « partielles » de niveaux de vie, alors que Nussbaum insiste sur le fait que chaque composante de sa liste doit être présente dans une vie humaine complète — et envisage donc l’évaluation d’une manière globale 113 . Dans ses conférences de 1985, Sen (1987e, p. 38) avait déjà souligné que « des caractérisations non globales de fonctionnements et de capabilités » ou des « classements partiels à partir d’évaluations globales » auront le plus souvent plus de pertinence. Dans tous les cas, si Sen (1993b, p. 47) veut bien admettre que l’élaboration d’une liste de capabilités serait le moyen d’éliminer l’incomplétude de son approche, il ne souhaite pas lui-même s’engager dans cette voie pour au moins trois raisons : 1) la vision que donnerait de la nature humaine une liste unique de fonctionnements censée représenter la vie bonne risquerait d’être « surdéterminée » ; 2) sa conception de la nature de l’objectivité impliquée par son approche et l’importance de son rôle dans toute utilisation de l’approche ; et 3) l’utilisation de l’approche par les capabilités ne nécessite pas de prendre ce chemin et l’incomplétude délibérée ouvre la possibilité d’explorer d’autres pistes.

En quelque sorte, Sen justifie sa prise de position par une volonté d’éviter à la fois le perfectionnisme et le paternalisme. Les théories morales perfectionnistes déterminent ce qui est objectivement bon et se fondent sur l’idée que la nature humaine possède une essence que révèlent les activités et les fonctions caractéristiques des êtres humains (Deneulin, 2000, p. 4) 114 . Les théories perfectionnistes du bien humain, comme celle d’Aristote, estiment « bon tout ce qui réalise la nature humaine, tout ce qui actualise les potentialités qui font de l’être humain un être humain » (Ibid.). Par exemple, le fait de considérer la santé et l’éducation comme intrinsèquement bonnes, indépendamment de considérations utilitaristes ou du désir que les gens peuvent en avoir, conduit au point de vue que ces fonctionnements rendent l’existence humaine meilleure ou plus « parfaite ». Le problème est qu’il y a toujours un danger à forcer les gens à l’excellence, et que le perfectionnisme peut devenir du paternalisme 115 (Pressman et Summerfield, 2002, p. 432). En envisageant l’établissement d’une liste unique de fonctionnements comme une « surdétermination » de la vie bonne, Sen adresse implicitement une critique aux conceptions perfectionnistes, et sa résolution à ne pas engager son approche dans un chemin unique peut être interprétée comme une défiance envers toute tendance paternaliste.

Aussi, Sen (1993b, p. 47) croit que l’utilité et l’applicabilité de son approche générale proviennent justement du fait qu’elle ne soit pas un « modèle d’évaluation complet ». Tout comme les arguments généraux d’Aristote pour motiver l’utilisation de son approche ont plus de pertinence que sa défense d’une conception particulière de la nature du bien humain, Sen estime que son approche perdrait de son intérêt et de sa portée s’il devait en proposer une forme d’application spécifique. Partant, son approche en tant que telle ne permet pas de tirer directement des jugements sociaux ; elle ne fournit pas non plus une théorie compréhensive de la justice. Cependant, elle peut être compatible avec différentes théories de la justice, pourvu qu’elles partagent l’idée que les objets d’intérêt et de valeur soient les fonctionnements et les capabilités. Sen (Ibid., p. 48) considère en effet que le défi le plus important de son approche réside dans ce qu’elle refuse d’être, c’est-à-dire dans son refus à la fois du welfarisme et du ressourcisme. On pourrait donc en conclure que toute méthode d’évaluation économique et sociale serait bonne à prendre tant qu’elle se centre, d’une manière ou d’une autre, sur les capabilités. Toutefois, cette façon d’éviter de se voir reprocher un paternalisme ou un perfectionnisme pose un certain nombre de questions quant à la manière d’appliquer son approche, par exemple pour évaluer des programmes de développement et savoir si les capabilités des gens s’accroissent. Comme Deneulin (2002, pp. 500-501) le remarque :

‘Sen donne une raison de ne pas spécifier ce que l’on doit considérer comme les capabilités pertinentes : son souci du pluralisme. […] [Mais] si l’on refuse de prendre position quant aux finalités qui doivent être promues, comment savoir alors les opportunités qui doivent être données aux gens pour améliorer leur qualité de vie ? Comment peut-on donner aux gens les conditions d’une vie humaine meilleure, sans savoir en quoi consiste une vie meilleure ?’

À cet égard, il nous semble important d’explorer plus amplement sa conception de l’objectivité et du rôle de l’évaluateur impliquée par son approche. Cette exploration devrait nous permettre de répondre aux questions soulevées par Deneulin, et surtout de mieux comprendre pourquoi Sen choisit de laisser son approche incomplète. De surcroît, il nous semble que ses nombreux écrits en philosophie morale, en méthodologie économique et en économie normative sur l’importance du rôle et de l’orientation de l’évaluateur montrent nettement son engagement résolu envers une conception particulière de l’objectivité qui est certainement plus exigeante que ne le serait la défense d’un modèle d’évaluation ou d’un algorithme de comparaisons interpersonnelles.

Notes
111.

 L’accord universel qu’elle envisage au sujet de sa liste vient de son fondement essentialiste, tel qu’il a été défini plus haut. Comme Nussbaum (1999, p. 40) le précise, la procédure qui lui a permis de tirer sa théorie de l’humain n’est ni a-historique, ni a priori : « C’est une tentative de résumer les découvertes empiriques issues d’une enquête transculturelle large et toujours en cours. En tant que telle, elle est à la fois ouverte et modeste ; elle peut toujours être contestée et reformulée ».

113.

 Contrairement à Sen, Nussbaum ignore la question de l’attachement de valeurs relatives à chaque fonctionnement et le problème impliqué par une évaluation relative des fonctionnements les uns par rapport aux autres (Chakraborty, 2003, p. 9).

114.

 Autrement dit, d’un point de vue perfectionniste, « la nature du bien-être est déterminée par le choix d’une théorie de la nature humaine » (Chakraborty, 2003, p. 6). Aussi, le perfectionnisme entend fournir une vision objective de la vie bonne.

115.

 Le paternalisme est à l’opposé du libéralisme politique, puisqu’il « prive les êtres humains du choix de leur propre conception du bien » (Déneulin, 2002, p. 497). Il implique que les décisions politiques soient toutes orientées en fonction d’une conception unique du bien.