Section II. L’« objectivité positionnelle » au fondement d’une évaluation ni subjectiviste ni impartiale

Nous venons de voir que Sen est contre l’idée de fixer théoriquement et a priori une liste complète de capabilités. S’il estime que la réflexion théorique est fondamentale pour orienter les évaluations sociales, ce serait une erreur de se fonder uniquement sur elle, indépendamment des réalités sociales particulières. La tâche du théoricien est d’orienter le regard de l’évaluateur et du public en général sur ce qui est pertinent ; autrement dit le rôle de Sen a été d’orienter le regard vers les capabilités, par opposition aux biens matériels ou au bien-être subjectif. Ensuite, lorsqu’on cherche à évaluer une situation sociale particulière, on ne peut se passer du raisonnement public et d’une discussion au sujet des valeurs sociales, comme il le rappelle dans un entretien récent :

‘Le problème n’est pas de lister des capabilités importantes, mais d’insister sur une liste canonique prédéterminée de capabilités […] émanant entièrement de la théorie pure [ce qui reviendrait] à nier la possibilité d’une participation publique fructueuse sur l’objet et les raisons de ce qui doit être inclus. (Agarwal et al., 2005, p. 335)’

Dans la conception senienne, il n’est pas envisageable d’établir une liste de capabilités à partir de fondements essentialistes — même s’il s’agit d’un « essentialisme internaliste » comme le conçoit Nussbaum — en raison de la pluralité des fins et des objectifs humains, couplée à la pluralité des contextes et des priorités qui y sont associées. L’opposition à Nussbaum sur ce point rejoint, d’une certaine manière, la critique qu’il avait adressée à l’idée de « voile d’ignorance » pour la détermination des principes de justice dans sa conférence de 1979 « Equality of What ? ». En effet, Rawls (1971, pp. 30-31) avait élaboré sa « théorie de la justice comme équité » en imaginant des principes de justice choisis par les personnes « dans l’ignorance de leurs fins particulières » ; les personnes étaient alors placées dans la « position originelle ». Harsanyi (1953, pp. 434-435) avait lui aussi eu recours au concept de « position originelle », mais en parlant pour sa part de « probabilité égale d’être n’importe qui » afin de définir des « jugements de valeur impersonnels au plus haut degré ». Or, nous avions vu dans le premier chapitre que Sen (1980a, p. 201) avait précisé à cet égard qu’il ne trouvait pas irrésistible l’attrait de la « position originelle », d’une part, parce que rien n'est clair quant au choix qui en découlerait 116 et, d’autre part, parce qu’elle n’est sans doute pas la meilleure base pour des jugements moraux en situation réelle. En effet, la justesse morale ne signifie pas, pour Sen (Ibid., p. 211), ce qui est « acceptable dans la position originelle » et il estime nécessaire de faire appel à d’autres principes en lien avec ce que vivent et perçoivent les gens dans leur positions réelles spécifiques.

Dans les écrits où il expose spécifiquement sa conception de la position de l’évaluateur et de l’objectivité, Sen ne fait toutefois pas référence aux approches de Harsanyi, Rawls ou Nussbaum, mais plutôt aux philosophes très critiques envers le conséquentialisme. En effet, Sen tend plutôt à se positionner par rapport à Williams (1973), Nozick (1973) et Nagel (1980) qui, pour des raisons différentes — sur une base déontologique ou tout simplement pour des raisons d’autonomie et d’intégrité —, reprochent à l’éthique conséquentialiste de ne pas tenir compte des valeurs relatives à l’agent. Or, Sen partage avec eux l’idée que l’évaluation d’une situation individuelle ou sociale est un exercice qui nécessite de comprendre l’importance et les enjeux de la relativité des individus à différents niveaux. Cependant, il considère qu’il n’y a pas de conflit fondamental entre l’éthique conséquentialiste et la relativité des jugements individuels. Il s’agit d’une thèse complexe de Sen et pouvant être sujette à de nombreux contresens, en raison notamment de l’exposition quelque peu équivoque de sa vision de la relativité. Pour Sen (1982b) la relativité des agents et de leur jugement n’est pas synonyme de subjectivité ; elle est plutôt en lien avec la position (sociale et morale) occupée à la fois par les individus concernés par l’évaluation et par l’évaluateur lui-même. Partant, il serait arbitraire d’évaluer des actions ou des situations en excluant d’emblée la relativité des jugements de l’agent — acteur ou observateur — face à ces actions ou situations (A).

L’idée de donner une « interprétation positionnelle » aux jugements individuels est apparue dans ses écrits en philosophie morale au début des années 1980 (Sen, 1982b, 1983e, 1983f) et s’est affinée par la suite (Sen, 1993d, 1994b). L’ensemble des travaux de Sen est en fait sous-tendu par une conception de l’objectivité très particulière, qu’il a fini par définir comme « l’objectivité positionnelle » (Sen, 1993d), à l’occasion de ses conférences Storrs sur l’objectivité délivrée à la Yale Law School en septembre 1990. Sen se distingue ainsi de l’habitude à considérer que les évaluations doivent être « impartiales » (Harsanyi, 1953 ; Rawls, 1971) ou que l’objectivité est une « vision de nulle part » (Nagel, 1986) et prône plutôt un examen scientifique « trans-positionnel », c’est-à-dire tenant compte de l’observation des problèmes à partir de diverses positions. En ce sens, la culture doit être mieux prise en considération en économie normative, sans pour autant s’apparenter à du relativisme culturel ou tomber dans le déterminisme culturel (B).

Notes
116.

 Harsanyi et Rawls aboutissent en effet tous deux à des principes de justice différents, ce qui peut s’expliquer par la différence de définition de la position originelle — Rawls ne partage pas la conception probabiliste d’Harsanyi — mais qui montre surtout pour Sen que cette position hypothétique n’est pas fiable quant à ses implications.