A. La question de l’agent et de ses valeurs relatives : quel impact sur l’évaluation ?

Durant l’hiver 1982, la revue Philosophy and Public Affairs publie un article de Sen intitulé « Rights and Agency » 117 . Comme son titre l’indique, cet article porte sur la question des droits et celle de la qualité d’agent — le terme « agency » possède un sens proche de celui de libre arbitre ou d’autonomie individuelle — dans le cadre de l’évaluation de situations. Sen (1982b) approfondit son plaidoyer en faveur d’évaluations conséquentielles 118 tenant compte des processus par lesquelles les conséquences sont obtenues, soit le respect des droits mais aussi et surtout l’importance de la qualité d’agent dans l’obtention des résultats. Or, si les droits renvoient à une perspective en termes de déontologie — entendue le plus souvent comme des contraintes imposées et non propres à l’agent —, l’évaluation de la qualité d’agent ou de son autonomie amène, quant à elle, sur le terrain des valeurs relatives à l’agent. Mais l’intégration de ces dernières dans l’évaluation peut être considérée comme une violation du critère de neutralité censé donner une validité scientifique à l’évaluation. Ce n’est pas l’avis de Sen (1982b) qui estime que la neutralité n’est ni fiable ni souhaitable. Il défend plutôt l'intelligibilité et la plausibilité d'une relativité de l'évaluateur (a).

Toutefois, Sen (Ibid.) cherche à montrer que les valeurs peuvent être relatives à l'agent, mais néanmoins objectives. La relativité de l’agent peut apparaître sous différentes formes qui doivent être distinguées et prises en compte dans l’évaluation. Il propose alors la possibilité d’une « interprétation positionnelle » des jugements émis. Cet article de 1982 est complexe et parfois ambigu, ce qui a lui valu notamment une réponse contradictoire de la part de Donald Regan (1983). Cette controverse est l'occasion pour Sen (1983e) d’exposer plus explicitement sa conception de la relativité de l’évaluateur et de clarifier son propos (b).

Notes
117.

Cet article sera repris plus tard dans l’ouvrage Ethique et Economie (Sen, 1993, pp. 117-158).

118.

 Comme nous l'avons vu dans la section II B du chapitre I, afin d’appuyer ses critiques du welfarisme, Sen (1976a, 1979) a souvent fait référence à l’alternative proposée par Nozick (1974), à savoir une approche purement déontologique en termes de respect des droits individuels radicalement opposée aux approches usuelles en économie du bien-être fondées sur une morale du résultat. Cependant, loin d’adhérer à la théorie de Nozick, Sen (1982a, p. 28) avait proposé d’intégrer la question des droits dans les évaluations conséquentielles — sensibles aux conséquences —, et non plus strictement conséquentialistes — reposant entièrement sur l’évaluation des conséquences.