a) L’impossible et l’indésirable neutralité de l’agent

Selon Sen (1982b, p. 21), l’agent est une personne qui « exécute des actes », mais aussi qui « observe les actions et les résultats ». En ce sens, que l’on parle de « neutralité » ou de « relativité » de l’agent, ces qualificatifs peuvent s’appliquer soit à son rôle d’« exécutant », soit à son rôle d’« observateur », soit aux deux, c’est-à-dire à son rôle d’« auto-évaluateur ». Lorsque la neutralité est postulée, cela signifie que peu importe qui agit, ou qui observe, ou si celui qui observe est aussi celui qui agit, car le jugement ne sera pas affecté par la morale de l’évaluateur. Autrement dit, l’identité de l’agent qui exécute l’acte ou de celui qui l’évalue n’a aucune importance. Or, Sen considère que ce postulat, appliqué aux trois rôles de l’agent ou à un seul 119 , n’est ni fiable, ni souhaitable.

Pour défendre l’idée d’une relativité de l’agent en tant qu’exécutant, Sen fait référence à deux raisons avancées par Thomas Nagel (1980, pp. 119-120) : la déontologie et l’autonomie. Toutefois, étant donné la tendance à considérer la morale déontologique comme une « contrainte imposée » et non véritablement relative à l’agent, Sen ne mobilise cet argument que dans sa forme faible 120 . En ce sens, la morale déontologique est propre à l'agent-exécutant, ce qui rejoint la notion d’autonomie et ses implications. L’autonomie représente, en effet, une meilleure raison de parler d’acte relatif à l’agent. Nagel (1980, p. 119) définit l’autonomie comme émanant « des désirs, des projets, des engagements et des liens personnels de l’agent individuel, autant de facteurs qui lui donnent des raisons d’agir pour atteindre les fins qui sont les siennes ». Sen rapproche cette définition de la notion d’« intégrité » dont parle Williams (1973, p. 97) et qui signifie, approximativement, le respect de sa propre morale personnelle. Plus précisément, la « responsabilité » de son intégrité est une raison avancée par Sen (1982b, p. 26) pour parler de relativité de l’exécutant, mais aussi de l’observateur 121 .

Afin d’illustrer ce que signifie la prise en compte de la « responsabilité de l’intégrité » dans l’évaluation, Sen reprend un exemple de Williams (1973, pp. 97-98). Il s’agit du cas d’un docteur en chimie sans emploi qui se voit proposer un poste de chercheur dans le domaine des armes biologiques et chimiques. Bien que très intéressée par l’opportunité d’emploi, cette personne est opposée à la guerre chimique et bactériologique ce qui l’incite plutôt à décliner l’offre. Cependant, si l’observateur de la situation ne partage pas la même morale que le docteur impliqué dans la situation, il peut y avoir un biais dans l’évaluation des conséquences de la décision, lié à la relativité de la morale du premier par rapport à celle du second. Or, Sen (Ibid.) estime que si l’on intègre dans l’évaluation conséquentielle l’idée que les agents sont responsables de leur propre intégrité, l’évaluateur considèrera que le refus de l’emploi par le docteur en question sera une bonne action. Et dans le cas où le docteur accepte quand même le poste, l’observateur devra tenir compte de la violation de son attitude morale dans l’évaluation des conséquences. Si l’on rapporte cet exemple à l’évaluation de la capabilité du docteur de trouver un emploi, ce que Sen ne fait pas vraiment en l’occurrence, il semble bien que selon cette perspective on ne puisse pas juger que l’évolution de sa situation soit positive. Le choix entre pas d’emploi du tout et un emploi qui viole l’intégrité de l’individu ne va pas dans le sens d’une amélioration de la capabilité d’accomplir un fonctionnement que l’individu a des raisons de valoriser — si l’on se fonde sur la définition de Sen (1993b, p. 30).

Les « liens personnels » dont parle Nagel ont également un impact, selon Sen, sur la relativité de l’agent. Cet impact peut prendre différents sens, puisque Sen distingue notamment trois raisons morales liées aux liens personnels : (1) les objectifs fondés sur les liens, (2) le respect des liens et (3) le respect des liens en tant qu’objectif. Le cas (1) concerne le fait que les gens ont des objectifs différents en ce qui concerne leur propre famille ; par exemple, des parents peuvent chercher à favoriser la réussite de leurs propres enfants. Le cas (2) concerne par exemple le fait que les gens accordent plus de valeur aux actes des parents visant à aider leurs enfants respectifs qu’aux actes de personnes n’ayant pas de lien personnel avec les enfants. La relativité de l’agent est totale dans le cas (3) uniquement. En effet, le « respect des liens en tant qu’objectif » est un mélange des deux autres cas, puisqu’il signifie que « les gens ont des objectifs différents en faveur, par exemple de leur propres enfants [cas 1], mais accordent aussi de la valeur au fait que les avantages dont jouissent leurs enfants résultent de leurs propres actions [cas 2] » (Sen, 1982b, pp. 27-28).

Ainsi, la déontologie dans sa forme faible, l’intégrité, les liens personnels ou l’idée plus générale d’autonomie constituent des raisons relatives à l’agent, qui nécessitent d’être prises en compte dans toute évaluation conséquentielle au sens de Sen. Selon cette perspective, il est clair que l’on ne peut caractériser les conséquences en excluant les actions, et du même coup la relativité de l’exécutant. On ne peut pas non plus attribuer aux divers individus, comme le font généralement les conséquentialistes, une même fonction d’évaluation des résultats, indépendamment de leur position à l’égard en particulier des actions ou des bénéficiaires. Dès lors, Sen s’oppose à l’idée d’une fonction universelle d’évaluation des résultats G (x), mais propose plutôt de distinguer G i (x), la valeur morale de l’état x du point de vue de la personne i, et G j (x), la valeur morale du même état du point de vue de j.

Cependant, il faut bien comprendre que Sen ne cherche pas à fonder une approche évaluative à partir de différentes morales individuelles, mais en combinant une morale du résultat et la relativité de l’évaluateur. Son propos est toutefois jusque là assez ambigu, c’est pourquoi il précise, dans la section VII de son article (Ibid., pp. 33-38), que sa conception de la relativité de l’évaluateur dans sa théorie conséquentielle, mais non conséquentialiste, revient à donner une « interprétation positionnelle » de l’évaluation. Devançant les critiques, Sen (1982, p. 33) énonce deux objections potentielles à sa proposition :

‘(1) Des différences interpersonnelles dans l’évaluation morale d’un même état doivent révéler des convictions morales contradictoires ;’ ‘(2) Aucune théorie morale ne devrait accepter l’existence de convictions morales contradictoires.’

Nous n’entrerons pas ici dans les détails de l’argumentation de Sen pour réfuter, tour à tour, chacune de ces objections 122 . En revanche, il nous semble intéressant de nous pencher sur l’analogie qu’il utilise pour éclairer sa perspective, d’autant plus que c’est sur cette analogie que s’appuie Donald Regan (1983) pour critiquer le point de vue de Sen, comme nous le verrons plus loin. Ainsi, afin de montrer comment la relativité de l’évaluateur peut entraîner des affirmations manifestement contradictoires lors de l’évaluation morale d’une situation par différentes personnes, Sen (1982b, p. 35) présente une analogie à partir des deux constats suivants :

‘(A) « Le mont Everest est magnifique »’ ‘(B) « Vu d’ici, le mont Everest est magnifique »’ ‘Bien que l’affirmation et la négation de (A) par deux personnes respectivement — au sens littéral — doivent être considérées comme contradictoires, ce n’est pas nécessairement le cas de (B), puisque les deux personnes peuvent occuper des positions différentes. Si le jugement moral des situations ressemble au jugement esthétique de type (B), la relativité de la morale du résultat en fonction de l’évaluateur n’implique pas nécessairement des points de vue contradictoires. ’

Ainsi, le fait que deux évaluateurs puissent aboutir à des résultats différents, et même à première vue contradictoires, par rapport à une même situation peut provenir du fait que leur position diffère vis-à-vis de la situation évaluée — que ce soit en raison d’une morale personnelle différente, ou de liens personnels distincts vis-à-vis des personnes impliquées. De cette manière, Sen refuse de s’inscrire dans une « dichotomie objectivité-subjectivité » et il précise que, selon sa perspective, ce n’est pas « le regard du spectateur qui fait la beauté ou la valeur morale du sujet », mais sa position (Ibid., p. 36). Afin d’éviter toute confusion, il préfère donc parler de « jugements objectifs positionnels », c’est-à-dire de jugements dont l’objectivité est liée à la position de l’évaluateur.

Notes
119.

 Postuler la neutralité pour deux des rôles uniquement ne serait pas logique, puisque la neutralité de n’importe quelle paire de rôles implique celle du troisième.

120.

 Pour Sen (1982b, p. 24), la forme faible de la morale déontologique « consiste à nier la neutralité par rapport à l’exécutant — et par conséquent la neutralité par rapport à l’observateur ». En ce sens, seule l’auto-évaluation peut être neutre par rapport à l’agent puisque quel que soit l’évaluateur, l’acte qu’il évalue est effectué par lui-même et la morale déontologique n’introduit pas de relativité entre celui qui agit et celui qui observe.

121.

 En effet, en rapprochant la notion d’intégrité à celle plus générale d’autonomie, Sen (1982b, p. 26) introduit une distinction supplémentaire entre le « respect de l’intégrité » — un respect général de l’intégrité de chacun — et la « responsabilité de l’intégrité » — la responsabilité personnelle de sa propre intégrité. Dans le premier cas, il s’agit d’une morale partagée qui n’implique pas la relativité de l’observateur, ni même celle de l’exécutant, puisque tous les agents sont censés être intègres et respecter l’intégrité des autres (quelle que soit la personne qui agit et celle qui observe, le jugement sera le même puisqu’il se fonde sur l’intégrité de la personne qui agit). Dans le second cas, en revanche, chaque agent se doit d’agir et d’observer dans un sens qui engage sa propre intégrité. Il n’y a donc plus neutralité, mais relativité à la fois de l’observateur et de l’exécutant. Seule l’auto-évaluation sera neutre dans ce second cas.

122.

 Ces objections pourraient provenir de philosophes dont la position est de laisser la morale en dehors des préférences personnelles, parce que l'état des affaires possède une valeur objective et intrinsèque — positive ou négative — qui ne varie pas selon l'évaluateur. Cette position est dominante en philosophie, comme le note Garcia (1986, p. 242) en la résumant ainsi : « Bien que vous puissiez valoriser un certain état des affaires plus que moi, il est supposé que la valeur objective de cet état ne peut pas être plus grande pour vous que pour moi ».