b) Controverse entre Sen et Regan : la relativité de l’évaluation en question

L’article de 1982 a donné lieu à une petite controverse entre Sen et Donald Regan, publiée dans la même revue au printemps 1983, au sujet de la notion de « relativité de l’évaluateur » défendue par Sen. Il est vrai que si l’article de 1982 s’intitule « Rights and Agency », il s’agit surtout pour Sen de défendre l’idée de relativité de l’agent — qu’il soit acteur ou observateur d’une situation — et, par conséquent, de prôner une théorie morale dans laquelle l’évaluation tient compte de ces diverses relativités.

Relativité ne signifie pas pour autant relativisme chez Sen, et cela, Regan l’a bien compris. C’est certainement pour cette raison qu’il montre, au début de sa critique, que la perspective plaidée par Sen est tout à fait compatible avec une ambition universaliste, et que c’est même cette quête d’universel qui élimine les possibilités de relativités arbitraires (Regan, 1983, pp. 95-96). La seule condition est que la relativité de l’évaluateur n’existe que dans la mesure où les évaluateurs diffèrent les uns des autres quant à leurs positions respectives, et qu’elle disparaisse dans le cas contraire. Cependant, Regan n’est pas convaincu par la morale conséquentielle avec objectivité positionnelle proposée par Sen, et il estime que ni les conséquentialistes, ni les déontologues ne peuvent accepter cette « nouvelle idée » qui, pourtant, est présentée comme une manière de combler leurs lacunes respectives. En ce qui le concerne, Regan se situe du côté des conséquentialistes, dont la morale exige que tous les agents maximisent une même fonction objectif pour une situation. Considérant qu’il y a un bien universel que les agents doivent promouvoir, l’évaluateur se doit d’être neutre. C’est d’ailleurs la façon dont Sen envisage ce qui est « bien moralement» qui interroge Regan (1983, p. 96) :

‘Dès lors que l’évaluation est relative, chaque agent doit être perçu comme maximisant quelque chose du genre « le bien de son point de vue ». Est-ce que cela fait vraiment sens ?’ ‘[…] Lorsque je dis « moralement bien » ici, […] je veux dire quelque chose comme « méritant l’approbation sur la base de considérations dépassionnées dans un état d’esprit ‘moral’ distinct ». La question est de savoir si cela fait sens de penser le « moralement bien » […] en un sens où il peut être sujet à modifications par différents points de vue.’

Manifestement, Regan n’est pas disposé à l’accepter : le « bien » ne peut être évalué que d’une seule façon. S’il admet volontiers que des jugements différents sur la beauté de l’Everest puissent exister de manière justifiée en fonction du lieu où l’on se trouve (en raison des caractéristiques de la lumière, par exemple), il se refuse à admettre qu’il puisse y avoir deux types différents d’« éclairage moral ». En ce sens, l’analogie tentée par Sen entre l’évaluation esthétique et l’évaluation morale n’est, pour lui, pas convaincante.

Il semble donc que la notion de « bien d’un point de vue », même si elle est reconnue comme étant cohérente, ne peut pas être combinée de manière satisfaisante avec le conséquentialisme traditionnel, pour lequel la question du point de vue est hors de propos. Une chose est sûre, en tout cas, pour Regan (Ibid., p. 106), l’application d’un conséquentialisme avec des points de vue divergents ne peut engendrer que l’exclusion de l’harmonie entre les projets des agents, autrement dit ne peut que mener au conflit. D’une part, Regan (Ibid., p. 107) estime que « les théories relatives à l’évaluateur ne permettent pas aux agents de donner des avis moraux sincères » 123 . D’autre part, elles peuvent entraîner des situations analogues au dilemme du prisonnier, dans lesquels « aucun des agents n’accomplit ses objectifs tels qu’il les a définis selon la morale relative à l’évaluateur elle-même aussi bien que si chacun avait suivi une morale neutre quant à l’évaluateur » (Ibid., p. 109). Finalement, Regan considère qu’il n’est pas plausible de supposer que différents agents doivent moralement promouvoir des biens conflictuels, ou tout simplement de supposer qu’il existe des biens conflictuels comme le fait Sen. En revanche, il concède que si discussion il y a concernant la possibilité de conflit ou non sur cette notion de bien, la raison est que personne n’a produit, à sa connaissance, de théorie du bien adéquate.

Dans un article intitulé « Evaluator relativity and Consequential Evaluation » et publié à la suite de la critique de Regan, Sen (1983e) développe une nouvelle argumentation en faveur de la relativité des jugements en fonction de la « position » de l’évaluateur, répondant aux objections de Regan. Sen (Ibid., p. 114) commence par rappeler l’interprétation particulière de la relativité de l’évaluateur qu’il défend 124  : « le bien d’une situation (opposé à l’attitude mentale de la préférence parmi plusieurs situations) dépend intrinsèquement (non uniquement instrumentalement) et au plus haut niveau (s’il y a différents niveaux) de la position de l’évaluateur vis-à-vis de la situation ».

Plus loin, Sen (Ibid., p. 121) revient sur l’idée de combiner le conséquentialisme et la relativité de l’évaluateur, et répond à la critique en distinguant le conséquentialisme et l’utilitarisme. Il est vrai que l’utilisation la plus traditionnelle du conséquentialisme se fait au sein de l’utilitarisme, mais Sen rappelle qu’il est, dans ce cas allié à deux autres caractéristiques : le welfarisme — qui évalue les situations exclusivement sur la base de l’information utilité — et le classement après sommation — qui classe les situations uniquement en fonction de la somme totale des utilités. Or, si le welfarisme et le classement après sommation éliminent la possibilité de la relativité de l’évaluateur, le conséquentialisme seul y est tout à fait ouvert.

Bien sûr, il se peut qu’une situation soit bonne dans n’importe quelle position, ce qui ne rendrait pas pour autant le bien « non positionnel », mais indiquerait une « invariance interpositionnelle » (Sen, 1983e, p. 115). De manière similaire, il peut y avoir « neutralité de l’évaluateur » lorsque les évaluateurs concernés occupent la même position (Ibid., p. 116). Et, en ce qui concerne l’analogie esthétique utilisée dans l’article de 1982, Sen accorde à Regan qu’elle n’est pas la plus pertinente pour justifier les différents points de vue, toutefois il précise que son objectif était plutôt, à ce moment-là, d’« expliquer comment des jugements moraux positionnels fonctionneraient » (Ibid., p. 117). En fait, l’argument central que Sen utilise pour justifier sa défense de la relativité de l’évaluateur est le suivant :

‘Un évaluateur peut être moralement impliqué dans la situation qu’il évalue, et son évaluation de la situation devrait prendre en compte cette implication. L’importance de l’implication peut être du type de ce que l’on appelle les raisons déontologiques comme dans l’exemple de Nagel, mais peut aussi émaner d’autres raisons, par exemple, celles qui sont en lien avec ce que Bernard Williams a appelé les engagements d’une personne. (Ibid., p. 120, nous soulignons)’

En fait, Sen (Ibid., pp. 121-122) dénonce une certaine « étroitesse » de conception dans la critique de Regan, puisque celui-ci se concentre exclusivement sur un type particulier de relativité de l’évaluateur. Non seulement il ignore les raisons déontologiques, mais il restreint encore celles qui concernent l’autonomie de l’agent aux liens personnels uniquement, n’accordant aucune attention aux désirs, aux projets et aux engagements de l’agent. Et cette première étroitesse est redoublée par l’hypothèse courante que les actions ne font pas partie de la situation. Or, même en ne s’intéressant qu’au cas des liens familiaux, si Regan avait tenu compte des actions, Sen pense que sa perspective n’aurait alors plus été la même. C’est là toute la différence entre ce que Sen (Ibid., pp. 131-132) appelle le « conséquentialisme au sens étroit » — qui exclut de l’évaluation d’une situation les actions causales et ignore la nature et le libre-arbitre des actions — et le « conséquentialisme au sens large » — qui inclut les actions dans l’évaluation des conséquences. Pour illustrer ce point, il recourt aux exemples suivants, non dénués d’ironie :

‘« Desdémone est décédée » — plutôt que « Othello a tué Desdémone » — donnerait une représentation extrêmement pauvre de la situation. […] Le « Christ marchant sur les eaux » disparaîtrait miraculeusement. L’exploitation marxienne serait éradiquée de la situation par une révolution définitionnelle. (Sen, 1983e, p. 128) ’

Par ailleurs, le fait que Regan utilise constamment l’expression « point de vue » pour faire référence à la caractérisation « positionnelle » du bien révèle selon Sen une mauvaise compréhension de ce qu’il veut signifier. En effet, bien que Sen ait lui-même parfois utilisé cette expression (Sen, 1982b, p. 30), il lui semble toutefois qu’elle ait une connotation un peu trop volontariste ou permissive par rapport à ce qu’il entend par le jugement « positionnel » :

‘Une personne occupant une certaine position doit évaluer les situations à partir de cette position. Il ne s’agit pas tellement d’un droit, mais principalement d’un devoir. (Sen, 1983e, p. 123)’

Dès lors, à la question que pose Regan (1983, p. 105), à savoir « pourquoi chaque agent devrait-il agir selon son point de vue plutôt que selon celui de quelqu’un d’autre ? », Sen répond que la personne n’est pas libre de choisir la position à partir de laquelle elle doit évaluer les situations. Dans la conception positionnelle du bien que défend Sen, le bien ne peut avoir de sens, étant donné la position occupée par une personne, qu’en lien avec cette position. Et, même si la personne arrivait à imaginer ce que serait le jugement si elle occupait une autre position, il n’en reste pas moins que, selon cette conception, la seule évaluation morale pertinente sera forcément faite à partir de la position que la personne occupe effectivement.

Bien évidemment, dès lors qu’il y a des différences interpositionnelles, et non « invariance », il y a conflit concernant le bien ou non d’une situation. S’il admet avec Regan (Ibid., p. 106) que « l’absence de conflit est un idéal puissant et attractif », Sen (1983e, p. 126) considère toutefois que « si la vision du bien intègre des différences et des conflits interpositionnels, alors il sera clairement incorrect d’insister sur l’absence de conflit ». Rien ne prouve, en effet, qu’une vision correcte du bien requière elle-même l’absence de conflits. En tout cas, Sen ne nie pas la possibilité de conflits et il estime que leur émergence dépend en particulier de l’incomplétude de la théorie morale appliquée. Quant à la possibilité évoquée par Regan (Ibid., p. 107) que les gens donnent des avis non sincères, Sen pense au contraire qu’un système moral relatif à l’évaluateur pousse plutôt les gens à être sincères lorsqu’ils évaluent les actions. En effet, on leur demande clairement d’évaluer les situations et les actions selon leur propre position, et non d’être neutre — la neutralité pouvant être plus difficile à exiger.

Notes
123.

 Regan fait ici référence à de nombreuses critiques de l’égoïsme éthique qui est une conception assez traditionnelle de morale fondée sur les conséquences où il y a relativité de l’évaluateur.

124.

 En effet, il s’agit d’une conception particulière, car Sen concède à Regan que l’idée ne soit pas tout à fait nouvelle comme il le suggère [Cf. Hare (1976) et sa justification instrumentale au sein de l’utilitarisme du fait que les gens puissent avoir différentes croyances morales ; Harsanyi (1955) et son interprétation de l’évaluation morale comme un type de préférence individuelle]. Sen estime toutefois que son interprétation est, elle, nouvelle.