L’article dans lequel Sen (1993d) définit clairement l’« objectivité positionnelle » est présenté comme un examen de certaines conséquences de la « dépendance paramétrique » d’une observation. Il vise à remettre en cause la tradition selon laquelle l’objectivité est une forme d’« invariance » vis-à-vis des observateurs et de leur position respective. Bien que cette remise en cause pourrait concerner la notion de « position originelle » — censée aboutir à des résultats identiques quel que soit l’individu mis dans cette position — c’est en fait plutôt la « vision de nulle part » prônée par Nagel (1986) 127 que Sen (1993d, pp. 127-128) cherche à réfuter en raison de sa « contradiction avec l’incontournable positionnement des observations » :
‘Ce que nous pouvons observer dépend de notre position vis-à-vis des objets d’observation. Ce que nous décidons de croire est influencé par ce que nous observons. La manière dont nous décidons d’agir est liée à nos croyances. Les observations, croyances et actions dépendantes de notre position sont centrales pour notre connaissance de la raison pratique. (Ibid., p. 127)’Dans l’article issu de sa conférence d’Harvard, bien que l’objet de son propos soit le même, Sen (1994b, p. 1147) se situe également par rapport à un autre débat qui concerne la menace des observations subjectives sur la connaissance objective. À cet égard, il se prononce d’emblée en faveur de « l’idée que l’objectivité requiert l’acceptation explicite et l’usage large de la variabilité des observations selon la position de l’observateur » (Ibid.), ce qui pourrait nourrir encore les suspicions sur la valeur de la connaissance. Toutefois, il distingue la « position », qui constitue une « donnée paramétrique » de l’observation, et la « subjectivité », qui représente une négation de — ou un défi à — l’objectivité » (Ibid.). Plus loin (Ibid., p. 1148), il illustre cette distinction par le fait que l’observation positionnelle consiste, par exemple, à observer qu’un objet est plus petit qu’un autre, alors que l’observation subjective consiste à défendre l’idée que cet objet est tout simplement petit — indépendamment de la position objective qui nous a permis de faire cette observation. Ce que Sen (1993d, p. 127) appelle la « position » de l’observateur ou la « dépendance paramétrique » de l’observation n’est pas nécessairement liée à la localisation dans l’espace, mais inclut toutes les conditions qui peuvent 1) influencer l’observation et 2) s’appliquer à différentes personnes. D’après les exemples cités par Sen (Ibid.), il peut s’agir de dispositions personnelles, comme une caractéristique physique de l’observateur, ou de l’état de sa connaissance. En effet, il cite, entre autres, « le fait d’être myope ou daltonien ou le fait d’avoir une vue normale ; de connaître ou non une langue en particulier ; […] d’être capable ou non de compter ». Toutefois, afin d’illustrer les implications de l’objectivité positionnelle, il propose d’étudier trois affirmations qui restreignent la position à l’emplacement (Ibid., p. 129) :
Le Soleil et la Lune semblent de taille similaire.
D’ici, le Soleil et la Lune semblent de taille similaire.
De là-bas, le Soleil et la Lune semblent de taille similaire.
Cette illustration l’amène à reconnaître que lorsque la position d’observation est fixe — ce qui constitue une condition difficile à remplir étant donné l’ensemble des paramètres qui peuvent affecter la position —, l’objectivité implique en quelque sorte l’invariance interpersonnelle des observations. Mais, il s’agit d’un cas très particulier qui ne remet pas en cause, de toute façon, la relativité positionnelle des observations. En revanche, l’illustration interpelle quant au sens même de la connaissance : l’objectivité permet-elle d’avoir connaissance du monde tel qu’il est, ou seulement du monde tel qu’il nous apparaît ? À cet égard, Sen (Ibid.) estime que « l’observateur et l’objet observé appartiennent tous deux au monde dans lequel nous vivons, ainsi que les observations elles-mêmes » et semble avancer l’idée qu’il n’y aurait pas de sens à penser le monde tel qu’il « est », indépendamment de ce que nous observons. Il est vrai que l’interdépendance entre les observations, les croyances et les actions peut sembler particulièrement pertinente pour la connaissance en sciences humaines et sociales, et moins pertinente pour la connaissance des sciences physiques, mais Sen ne fait aucune distinction à ce niveau. Il considère, de manière très générale, que l’objectivité positionnelle joue un rôle crucial dans le processus d’apprentissage du savoir scientifique et pour la possibilité d’un savoir constructif, « même en termes de compréhension conventionnelle du monde » (Ibid., p. 130). Cependant, il ajoute que la pertinence de ce concept sera d’autant plus grande que l’acte d’observation est accompagné d’un acte de réflexion. Par exemple, dans le cas de l’apparence du Soleil et de la Lune, la réflexion peut nous amener à penser que leurs tailles sont différentes de la manière dont elles nous apparaissent dans une position donnée. En outre, le fait que leurs tailles puissent apparaître différentes lorsque l’on se trouve dans une autre position peut provoquer une réflexion constructive et faire évoluer notre savoir sans pour autant nier la valeur de chaque observation positionnelle, apparemment contradictoire. Pour cette raison, le raisonnement scientifique exige, selon Sen (Ibid.), des évaluations « trans-positionnelles », fondées sur diverses observations positionnelles, mais les transcendant :
‘L’objectivité positionnelle des observations respectives demeurerait importante, mais non adéquate par elle-même. Un examen trans-positionnel exigerait aussi une certaine cohérence entre différentes visions positionnelles. L’évaluation trans-positionnelle que nous pourrions entreprendre peut conduire à une compréhension plus vaste qui donnerait un sens aux observations positionnelles respectives (et éventuellement divergentes).’Ce qu’il faut bien garder à l’esprit, c’est que le scientifique est lui aussi dans une certaine position. Sen (1994b, p. 1147) souligne qu’il existe une relation à deux sens entre les observations d’un objet et les théories au sujet de cet objet. D’une part, les observations sont influencées par des concepts préexistants, d’autre part, ces concepts peuvent en retour être influencés par les observations. Dès lors, la capacité à raisonner de manière trans-positionnelle dépend aussi des connaissances plus générales de l’évaluateur, et du cadre conceptuel qu’il utilise explicitement ou non. On se souvient à cet égard que Sen (1980b) avait déjà discuté de l’importance des fondements théoriques d’une description, en plus de la base informationnelle, au sens où une description se caractérise par ses présupposés théoriques ainsi que par son insensibilité à l’égard d’autres théories 128 . Dans tous les cas, le scientifique doit avoir conscience du caractère positionné de sa connaissance et de ses résultats — ce qui semble signifier pour Sen qu’il ne peut se prévaloir de détenir une vérité absolue et universelle et qu’il doit toujours rendre explicite ce qu’on pourrait appeler sa position théorique et informationnelle d’observation. De manière similaire, il doit chercher à « interpréter les illusions systématiques et les malentendus persistants » (Sen, 1993d, p. 131) qu’il repère dans les observations de certaines catégories de personnes en lien avec le caractère positionnel de ces observations :
‘La notion d’« illusion objective » utilisée dans la philosophie marxiste peut être utilement interprétée en termes d’objectivité positionnelle. Une illusion objective ainsi interprétée est une croyance positionnellement objective qui est en fait erronée. Le concept d’illusion objective invoque à la fois (1) la notion de croyance positionnellement objective, et (2) le diagnostic que cette croyance est en fait erronée. Dans l’exemple relatif aux différentes tailles du Soleil et de la Lune, la similarité de leur apparence vue de la Terre présente un caractère positionnel objectif qui peut conduire — en l’absence d’autre information et d’examen critique — à une croyance positionnellement objective quant à la similarité de leur taille […]. (Ibid., p. 132)’Si Marx mobilisait la notion d’« illusion objective » dans le contexte de la lutte des classes et de ce qu’il appelait la « fausse conscience » de classe, Sen quant à lui s’en est plutôt servi dans le cadre de l’analyse des inégalités sexuelles que nous avions étudiée dans le chapitre I. C’est donc bien évidemment à la « tendance partagée à ne pas remarquer les privations systématiques des femmes par rapport aux hommes » que Sen (Ibid., p. 136) fait référence pour illustrer la pertinence du concept d’objectivité positionnelle pour comprendre les inégalités persistantes et tenter de lutter contre. Cependant, son insistance à prendre en compte les « illusions objectives » et à vouloir fonder l’objectivité scientifique sur des observations trans-positionnelles a parfois pu être interprétée comme une tendance vers le relativisme culturel, ce qui pourtant représente un contresens de ce qu’envisage Sen.
Pour Nagel (1986, p. 5), « [u]ne considération ou une forme de pensée est plus objective qu’une autre si elle repose moins sur les caractéristiques spécifiques de la position d’un individu dans le monde, ou sur le caractère de la personne particulière qu’il est ». Sen (1994b, p. 1149) remarque qu’il est non seulement difficile de savoir quel critère peut déterminer la plus ou moins grande dépendance vis-à-vis des spécificités de l’individu et de sa position, mais qu’il peut être pertinent d’intégrer les spécificités positionnelles d’une observation dans l’analyse objective.
Nous faisons référence ici à la discussion du chapitre I (section I, C).