c. Prendre en compte la culture dans l’évaluation sans aller jusqu’au déterminisme culturel

Si Sen refuse de prendre la culture comme paramètre unique du positionnement d’un jugement et réfute le relativisme culturel, il n’en critique pas moins les économistes qui n’accordent pas suffisamment d’attention aux influences culturelles sur le fonctionnement économique des sociétés en général, et sur le processus de développement en particulier. Il est évident, pour Sen (2004a), que la culture joue un rôle puissant dans les questions économiques et sociales, et que la question à se poser n’est pas « est-ce que la culture compte ? » 131 , mais directement « comment la culture compte ? » 132 . Répondre à cette dernière question implique d’examiner les différentes manières dont la culture importe lorsque l’on apprécie les défis du développement et les exigences de stratégies économiques sensées. Cela implique également de repérer là où elle n’importe pas. En effet, Sen (2004a, p. 38) estime que le destin des pays n’est pas fixé par la nature de leur culture respective. D’une part, cette idée ne laisserait aucun espoir aux pays perçus comme ayant le « mauvais » type de culture, ce qui serait « politiquement injuste et éthiquement repoussant ». D’autre part, il s’agirait d’un « non-sens scientifique » [epistemic nonsense] — entendu comme non-sens anthropologique —, étant donné l’importance des phénomènes d’apprentissages et échanges culturels.

(1) La culture est partie intégrante du développement car « l’extension du bien-être et des libertés […] ne peut qu’inclure l’enrichissement des vies humaines à travers la littérature, la musique, les arts […] que nous avons des raisons de valoriser » (Ibid., p. 38). Non seulement, « la culture envahit nos vies, nos désirs, nos frustrations, nos ambitions », mais « les libertés et opportunités d’activités culturelles font partie des libertés basiques dont le renforcement peut être perçu comme constitutif du développement » (Ibid.).

(2) Les activités culturelles peuvent être économiquement rémunératrices — directement ou indirectement en favorisant le tourisme et les personnes qui en vivent. Plus largement l’environnement culturel peut être plus ou moins attractif — par exemple, les traditions accueillantes et ouvertes peuvent faciliter le développement du tourisme et les interactions nationales et internationales (Ibid., pp. 38-39).

(3) Les facteurs culturels influencent les comportements économiques, par le biais d’éthiques de travail, de normes de conduite, d’attitudes envers le risque, etc., d’une manière cruciale pour le succès des entreprises économiques. Le bon déroulement des opérations économiques de la confiance mutuelle entre les agents et des normes implicites de comportement. « C’est en lien, par exemple, avec la prévalence ou l’absence de corruption économique et ses rapports avec le crime organisé » (Ibid., p. 39).

(4) Les conditions culturelles influencent la participation politique qui est cruciale pour le développement à la fois par ses effets sur l’évaluation des moyens et par son rôle dans la formation et la consolidation des valeurs en termes desquels le développement doit être jugé. Or, la participation politique peut certes être supprimée par des règles autoritaires, mais elle peut aussi être éliminée par une « culture de la peur », ou même par une « culture de l’indifférence » allant du scepticisme à l’apathie (Ibid., p. 40).

(5) Le succès d’une vie sociale dépend grandement de la solidarité et de la tendance à s’associer, autrement dit de ce que les gens peuvent faire spontanément les uns pour les autres. Ceci rejoint en partie la problématique de ce qu’on appelle le « capital social » (Coleman, 1977). Cependant, il autant important d’observer le rôle positif que le capital social peut jouer pour les membres d’une communauté que le rôle négatif et excluant qu’il peut avoir envers les « autres » (Ibid., p. 40).

(6) Les sites et les célébrations de l’héritage culturel représentent une possibilité constructive de mieux connaître le passé d’un pays ou d’une communauté. En s’appuyant sur des recherches historiques, les programmes de développement peuvent avoir une meilleure appréciation de l’ampleur et des variations internes des traditions culturelles que ne le laissent voir les interprétations politiques dominantes. La mise en lumière de la diversité du passé — ce qui peut aller de pair avec des travaux de fouille, de préservation et de facilitation d’accès des objets et des sites historiques — peut jouer un rôle important dans la promotion de la tolérance et la réfutation des lectures « mono-culturelles » du passé d’une nation (Ibid., p. 41).

(7) La culture influence la formation des valeurs et leur évolution. Par exemple, la discussion publique ouverte — ce qui représente en soi un accomplissement culturel essentiel — peut puissamment favoriser l’émergence de normes nouvelles et de priorités politiques. La formation des valeurs est un processus interactif que la culture de la parole et de l’écoute peut largement stimuler. Cela s’est avéré en particulier crucial, et souvent plus efficace que la coercition, pour la baisse des taux de natalité, pour l’amoindrissement de la discrimination entre hommes et femmes ou l’augmentation de la scolarisation des enfants, qui sont autant d’éléments constitutifs et fondateurs du développement (Ibid., p. 42).

Bien que la culture ne doive pas être négligée pour toutes ces raisons, Sen (Ibid., pp. 42-43) met en garde contre le défaut qui consisterait à considérer la culture comme une influence unique, homogène et fixe sur les comportements humains, et donc économiques. D’une part, l’identité culturelle ne représente qu’un des multiples aspects d’une identité personnelle, en plus du sexe, de la classe, de la race, de la profession, de l’appartenance politique, etc. D’autre part, la culture constitue un attribut hétérogène et évolutif. En outre, les cultures interagissent les unes avec les autres et ne peuvent être perçues de manière absolument isolées. Dès lors ce n’est qu’à la condition que la culture soit « reconnue comme non homogène, non statique et interactive, et si l’importance de la culture est intégrée avec des sources d’influence rivales » qu’elle « peut être une partie très positive et constructive dans notre compréhension du comportement humain et du développement économique et social » (Ibid., p. 43). Les généralisations culturelles, en revanche, ne peuvent que « miner la compréhension profonde du rôle joué par la culture [au niveau économique et social], et servir d’instrument au sectarisme, à la discrimination sociale et même à la tyrannie politique » (Ibid., p. 44).

Par exemple, le déterminisme culturel tel que l’a illustré Max Weber (1964) avec L’Ethique Protestante ou l’Esprit du Capitalisme ne convainc pas particulièrement Sen, ni même la tentative plus récente de Lawrence Harrison et Samuel Huntington (2000) d’expliquer la différence de développement entre le Ghana et la Corée du Sud depuis les années 1960 en termes de prédispositions culturelles. En ce qui concerne la thèse de Weber selon laquelle l’éthique protestante aurait joué un rôle décisif dans le développement du capitalisme industriel, elle avait pour pendant que les valeurs du confucianisme n’avaient pas de telles propensions à promouvoir l’instrumentalisme rationnel. Or, c’est bien la thèse opposée — selon laquelle l’éthique confucéenne est particulièrement appropriée pour le développement et le succès des affaires économiques et industrielles — qui fait aujourd’hui l’objet de nombreuses attentions pour expliquer les performances de l’Asie de l’Est et en particulier du Japon 133 (Ibid., p. 46). Quant à la thèse de Harrison et Huntington (2000, p. xiii) selon laquelle « les Coréens du sud valorisent la prudence économique, les investissements, le labeur, l’éducation, l’organisation et la discipline [des valeurs différentes des ghanéens] » et que « en bref, la culture compte », Sen (Ibid., p. 44) considère qu’il y a bien d’autres aspects que les prédispositions culturelles qui peuvent expliquer la différenciation économique qui s’est opérée entre le Ghana et la Corée du Sud depuis 1960. Il pense notamment aux structures de classe, avec une classe d’affaires bien plus importante et active en Corée du Sud, à l’orientation politique, à l’initiative en Corée du Sud d’un développement économique centré sur les affaires et d’une expansion du système scolaire d’une manière qui n’existe pas au Ghana. Il semble difficile pour Sen de justifier ni le triomphalisme coréen, ni le pessimisme quant au futur du Ghana sur la base du déterminisme culturel, non seulement parce que d’autres éléments entrent en ligne de compte, mais aussi parce que chacune de ces cultures ne peut être réduite à certains paramètres fixes, homogènes et imperméables aux autres cultures.

Son opposition au déterminisme culturel est en lien, nous l’avons vu, avec sa réfutation du relativisme culturel, mais elle rejoint également sa critique de l’isolationnisme culturel. Dans son ouvrage Development as Freedom, Sen (1999a) avait à cet égard montré que les proclamations d’autosuffisance culturelle et de pureté des traditions contre les pollutions extérieures ne résistaient pas à l’analyse. Par exemple, en Inde, un courant nationaliste proteste contre l’usage d’une terminologie « occidentale » dans les programmes scolaires, en particulier dans l’apprentissage des mathématiques. Mais les conditions historiques qui ont présidé à l’élaboration des mathématiques rendent extrêmement aventureuse toute tentative de départager les contributions des uns et des autres. Sen (2000b, p. 45) fait notamment référence au cas significatif de la trigonométrie qui utilise le terme de sinus, importé en Inde par les Britanniques, mais dont une étude approfondie de l’histoire de ce concept a montré que sa genèse avait une forte composante indienne 134 . Un exemple non moins significatif pour montrer l’absurdité des arguments puristes concerne la cuisine indienne. Le piment, élément essentiel de cette cuisine, qui peut même en être considéré comme la signature, était pourtant un élément inconnu dans tout le sous-continent, avant son introduction par les Portugais, voici quelques siècles à peine. « La cuisine traditionnelle utilisait le poivre, mais personne n’oserait aujourd’hui prétendre que l’apport du piment ait dénaturé le caractère national de la cuisine indienne » (Sen, 2000b, p. 244).

Il est clair que les influences ont joué dans diverses directions. Si au début du deuxième millénaire, l’Europe s’imprégnait de la science et de la technologie chinoises, des mathématiques indiennes et arabes, le mouvement s’est en grande partie inversé pour s’opérer à partir de l’Occident. Toutefois, Sen (2000b, p. 241) qualifie l’orientation actuelle d’« écrasante hégémonie de la culture et des modes de vie occidentaux qui sapent les mœurs et les coutumes traditionnelles ». Cette tendance à l’hégémonie occidentale, impulsée par la violence du colonialisme mais poursuivie par « le doux commerce » pour reprendre une expression de Montesquieu (1748) dans un autre contexte, serait l’une des raisons du regain actuel des discours isolationnistes. Cependant, l’argument isolationniste apparaît pour Sen plutôt la réponse à une « illusion objective », et il estime qu’une réponse plus adéquate au défi posé par la mondialisation de l’économie consisterait en la mise en place des bases culturelles et économiques pour que l’ensemble des hommes et des femmes puissent s’insérer dans la mondialisation et en profiter. Ce n’est pas qu’il cherche à « nier le caractère irremplaçable de chaque culture, mais [il voudrait] inciter à une approche plus fine de la circulation des idées et des échanges culturels » (Sen, 2000b, p. 245). En outre, il croit en notre « faculté de partager un certain nombre de valeurs communes et d’engagements, quelle que soit la culture à laquelle nous appartenons » (Ibid.).

Sa manière d’intégrer l’influence de la culture à différents niveaux dans le raisonnement économique, tout en voulant contrer les thèses isolationnistes, est toutefois critiquable à certains égards. Bien que Sen entende élargir la vision économique dominante en soulignant les liens forts entre culture et développement économique ainsi que la valeur intrinsèque des cultures, sa définition de la culture semble quelque peu étroite. En effet, sa conception des liens entre économie et culture (Sen, 2004) laisse supposer que les domaines ont une influence réciproque, mais restent des sphères de l’existence ayant des essences très distinctes. Cette interprétation apparaît encore plus clairement lorsque Sen (2000b, pp. 242-243, nous soulignons) affirme explicitement qu’une mutation économique et un changement culturel sont des phénomènes différents et incomparables :

‘Lorsqu’une mutation économique est à l’œuvre, elle détruit des modes de production périmées et des technologies essoufflées. Et personne ne songerait à verser une larme même si des mécaniques complexes et élégantes — montres anciennes ou machines à vapeur — peuvent susciter une vague nostalgie. Il n’en va pas de même avec la destruction de traditions culturelles. La dissolution des modes de vie usuels est source d’angoisse et de frustrations. La perte est comparable à ce que peut représenter l’extinction d’une espèce animale, condamnée à laisser sa niche écologique à une variété concurrente, mieux adaptée, et cette « amélioration », au sens darwinien, ne saurait d’aucune manière suffire à notre consolation. ’

Cet argument lui sert à montrer que les problèmes culturels sont de nature politique et doivent être désolidarisés des problèmes économiques. Or, cette conception nie la notion d’« encastrement » [embeddedness] — dont la paternité est attribuée à Karl Polanyi (1944 [1983]) —, qui a pour « vocation de mettre en exergue la connexion indissoluble des phénomènes économiques avec leur cadre sociétal » (Plociniczak, 2004, p. 2). Nous avions montré ailleurs (Gilardone, 2003a, pp. 6-7), en nous appuyant sur l’exemple des communautés Aymaras en Amérique du Sud, que le caractère « périmé » de leurs modes de production ou « essoufflé » de leurs technologies était en fait partie intégrante de leur culture. Cela signifie que l’introduction du progrès technique dans leurs modes de production serait en contradiction totale avec leurs croyances, en particulier avec la vénération spéciale qu’ils ont pour la Pachamama, ou Terre Mère — la terre étant sacrée, aucun instrument métallique ne doit y pénétrer. Cet exemple est assez révélateur de l’impact destructeur que peut avoir sur la culture une restructuration économique dans le but d’accroître la productivité. Dans de nombreuses sociétés, les mutations économiques peuvent en même temps causer la « dissolution des modes de vie usuels », et ainsi être « source d’angoisse et de frustration » en raison de leur incompatibilité avec les traditions et les valeurs culturelles.

Notes
131.

 Sen fait ici référence à l’ouvrage édité par Harrison et Huntington (2000), Culture Matters: How Values Shape Human Progress.

132.

 À l’occasion d’une rencontre de la Banque Mondiale à Tokyo le 13 décembre 2000, puis d’un séminaire au Pardee Centre le 4 février 2002, et enfin lors d’un Workshop à l’Université de Bombay le 26 février 2002, Sen présente un article intitulé « How does Culture Matter? ». Ce papier sera publié en 2004 dans l’ouvrage édité par Vijayendra Rao et Michael Walton sous le titre Culture and Public Action — thème du Workshop de Bombay.

133.

À cet égard, Sen renvoie aux écrits de Morishima (1982), Dore (1987) et Ikegami (1995).

134.

Howard Eves (1976) a en effet montré qu’Aryabhata, le grand mathématicien indien du Vème siècle parle de la notion de sinus dans ses travaux et la nomme, en sanskrit, jya-ardha (demi-accord), avant de l’abréger en jya (accord). Puis, le terme a suivi une étrange migration. Les Arabes, d’abord, ont repris le concept et ont forgé, par déformation phonétique jiba, qui par une élision courante des voyelles s’est bientôt écrit jb. Le terme jiba, n’ayant aucune signification en arabe, les auteurs postérieurs rencontrant l’abréviation jb en dérivèrent jaib, soit le mot désignant usuellement la baie ou le golfe. Plus tard encore, vers 1150, le traducteur Gherardo de Crémone substitua à l’arabe jaib son équivalent latin, c’est-à-dire sinus. (Sen, 2000b, p. 245)