Section III. Le rôle crucial de l’évaluateur dans l’application de l’approche par les capabilités

Le problème de l’évaluation des capabilités soulève plusieurs questions « allant du fondamental au plus tactique » (Sen, 1987c, p. 22), impliquant une réflexion à la fois d’ordre méthodologique générale et d’ordre plus pratique. Nous avons compris que Sen n’était pas favorable à concevoir l’évaluation comme un exercice purement subjectif — contrairement à ce qu’envisage ou sous-entend la littérature standard en économie du bien-être avec son fondement exclusif sur la notion d’utilité. Cependant, sa conception de l’objectivité n’implique pas que l’on puisse aboutir à des classements de niveaux de bien-être ou de qualité de vie qui soient complets et uniques. La « tyrannie de la complétude » n’offre pour Sen (Ibid., p. 20) qu’un « faux choix entre le silence et le verbiage ». Il n’y a donc rien d’illégitime ou de défaitiste à reconnaître qu’il peut y avoir des « trous » dans un classement d’évaluation des niveaux de vie, dès lors que l’on n’exclut pas les variations interpersonnelles de conception du bien et que l’on ne se retranche pas pour autant derrière le subjectivisme. Bien sûr, l’étendue d’un jugement non sujet à controverse dépendra de l’étendue effective des variations interpersonnelles dans la valorisation des fonctionnements.

Comme Sen (1987d, p. 19) le reconnaît et le revendique, l’approche par les capabilités n’est pas une théorie particulière de l’évaluation, mais définit plutôt une structure générale d’évaluation et des principes d’enquête et d’examen. Sen n’a cependant pas écrit de « guide d’utilisation » de l’approche par les capabilités. Certains pourraient retenir l’idée que sa proposition réside simplement dans le fait de centrer l’évaluation sur les capabilités, et non sur les biens premiers, les revenus, ou l’utilité. Toutefois, nous avons cherché à mettre en lumière quelques indications qui apparaissaient de manière éparse dans les écrits de Sen sur les capabilités concernant la procédure que doit respecter l’évaluateur. Il est d’abord crucial que l’évaluateur prenne la mesure du « pluralisme constitutif » de cette approche et en saisisse les enjeux (A). Ensuite, nous verrons que Sen propose quelques pistes pour spécifier l’« espace d’évaluation » en tenant compte à la fois des diverses objectivités positionnelles et des objectifs précis de l’évaluation (B). Enfin, il semble important que souligner que l’économiste ne doit pas, pour Sen, être l’« expert » tout puissant, mais un chercheur au service de la démocratie (C).