A. L’évaluateur face aux enjeux du pluralisme

À l’occasion de ses deuxièmes conférences Tanner, Sen (1987d, 1987e) a insisté sur le fait que l’approche par les capabilités était la mieux à même de refléter la diversité, les conflits, et même les contradictions qui sont au cœur d’une évaluation des niveaux de vie. En effet, des conceptions divergentes et rivales peuvent coexister lorsqu’on cherche à définir ce qu’est la « vie bonne », sans que l’on puisse envisager de les ordonner d’une manière définitive et acceptable par tous quel que soit le contexte :

‘On peut être bien loti, sans être bien. On peut être bien sans être en mesure de vivre la vie que l’on voulait. On peut avoir la vie que l’on voulait, sans être heureux. On peut être heureux, sans avoir beaucoup de liberté. On peut avoir beaucoup de liberté, sans accomplir beaucoup. (Sen, 1987d, p. 1)’

Puisque la diversité fait partie de l’idée même de niveau de vie, la tâche de l’économiste n’est pas, pour Sen (Ibid., p. 2) de la « contourner », mais d’y « faire face en se frayant un chemin en son sein », en lien avec la motivation qui sous-tend l’évaluation. « Le niveau de vie ne peut pas être défini complètement par nous les ‘professionnels’, et l’on ne doit pas sacrifier toute la richesse de l’idée de niveau de vie pour obtenir une chose jolie et nette ou agréable et simple » (Ibid.). Si certaines traditions considèrent la pluralité des informations pertinentes comme un problème 135 , le cadre de réflexion proposé par Sen suppose une multiplicité des considérations assorties d’une valeur morale. Contrairement à une optique moniste — qui exigerait « l’homogénéité descriptive des réalités dotées de valeur » (Sen, 1993a, p. 59) —, Sen défend une perspective pluraliste — qui exige la pluridimensionalité de l’analyse.

Sen (1987d, pp. 2-3) distingue en fait deux types de pluralisme. D’une part, il existe un « pluralisme concurrentiel », lorsque deux visions différentes sont alternatives ou concurrentes. Par exemple, si le bonheur et la richesse peuvent être liés, ils n’en demeurent pas moins des visions alternatives de l’avantage individuel face auxquelles un choix doit être fait. D’autre part, il existe un « pluralisme constitutif », au sens d’une diversité interne à une même conception lorsqu’elle considère différents aspects complémentaires, mais non antagonistes. « Le pluralisme constitutif implique de concevoir le niveau de vie d’abord comme un panier d’attributs multiples, même si ensuite on peut envisager d’attribuer à ce panier une représentation numérique sous la forme d’un indice. » (Ibid., p. 2) L’approche par les capabilités est proposée par Sen comme une alternative aux conceptions traditionnelles du bien-être et représente en ce sens un choix parmi le « pluralisme concurrentiel » des visions de l’avantage individuel. En revanche, son application exige de saisir le « pluralisme constitutif » d’une vie bonne, soit les divers fonctionnements que l’on peut ou non accomplir.

Le pluralisme de l’approche par les capabilités apparaît en fait à plusieurs niveaux. Au niveau des principes moraux à retenir d’abord, Sen (1982b) avait présenté son approche comme étant à mi-chemin entre le conséquentialisme welfariste, comme l’utilitarisme, et les approches déontologiques, comme le libertarianisme. Ces deux types de théorie morale ont, pour lui, le défaut commun de ne pas intégrer le respect et la violation des droits dans l’évaluation des situations et il propose de retenir à la fois l’intérêt pour les conséquences, au-delà du welfarisme, du premier, et l’intérêt pour les droits, et plus largement pour les processus, du second. En ce sens, Sen (1993a, p. 59) attache « autant d’importance au bien-être qu’à la qualité d’agent » et envisage ces deux aspects « sous l’angle des accomplissement et de la liberté ». Tout comme ce serait une « erreur d’ignorer les conséquences, même lorsqu’on s’intéresse aux objets ayant une valeur intrinsèque » (Ibid., p. 70), il serait erroné de penser qu’une prise en compte morale des droits et des libertés ne puisse être intégrée dans un raisonnement conséquentiel. Sen (Ibid., p. 72) rappelle bien que s’il s’oppose au welfarisme, il insiste en revanche sur la « relativité en fonction de la position » dans l’évaluation des conséquences.

L’évaluateur doit donc faire face autant qu’il peut à la complexité de l’interdépendance entre actions et conséquences en tenant compte des positions relatives de chaque agent. À cet égard, un argument de Sen (1982b, p. 14, nous soulignons) au sujet des « intuitions » concernant les principes moraux à retenir mérite l’attention :

‘De fait, dans nombre de cas courants, des intuitions fondées sur des principes très différents ont tendance à converger, de sorte qu’il est impossible d’être sûr des fondements d’un jugement global. […] [Pour pouvoir distinguer ces principes], nous choisissons alors des exemples construits de telle sorte que des principes différents (par exemple, l’utilitarisme et la méthode intégrant les droits dans l’évaluation des situations) nous poussent dans des directions différentes, même si ces exemples sont un peu moins ordinaires que ceux pour lesquels ces deux principes recommanderaient la même réponse. C’est donc une erreur méthodologique d’ignorer la pertinence de nos intuitionsdans les exemples assez peu ordinaires qui sont cités pour cette raison dans les débats moraux.’

Sen renvoie notamment ici à la décision de Rawls (1971, p. 20) de remettre à plus tard les « cas difficiles » tels les handicapés physiques ou mentaux, sur lesquels s’est pourtant appuyé Sen (1980a) pour justifier le dépassement des biens premiers par les capabilités. Sans nier la nécessité de mettre son intuition à l’épreuve et de l’évaluer de manière critique, Sen (1982b, p. 14) considère qu’il est tout à fait légitime, d’un point de vue méthodologique, de confronter des conceptions éthiques précises à des intuitions morales tenaces qui peuvent se révéler contradictoires dans certains cas inhabituels. Notre intuition par rapport à ce qu’est une action juste ne doit donc pas être écartée de l’analyse rationnelle car elle peut mettre en évidence des failles dans le raisonnement traditionnel. À cet égard, Sen a largement montré que les restrictions imposées par l’économie du bien-être traditionnelle « ont rendu toutes sortes de considérations pertinentes inadmissibles pour l’évaluation économique » et que pour y remédier, il convient « d’élargir l’ensemble des variables et des influences qui trouvent place dans l’analyse économique » (Sen, 1993a, p. 67). Dès lors, il est pertinent de se pencher sur les cas difficiles pour lesquels l’intuition contredit les principes moraux généralement admis, de manière à améliorer ces principes ou, au moins, à effectuer une évaluation qui ne soit pas totalement dépendante de ces principes.

Au niveau de la base informationnelle ensuite, la question du pluralisme en lien avec celle de la diversité des conceptions du bien doit être bien comprise. Il convient pour Sen (Ibid., p. 59) de distinguer la condition d’une hétérogénéité descriptive du bien et la question de savoir si l’évaluation éthique doit mener à un classement complet et cohérent. Selon son approche, même si l’évaluateur décide de n’évaluer que le « bien-être en termes d’accomplissements », il est nécessaire d’avoir des informations concernant une pluralité de fonctionnements, soit au sujet « des diverses choses importantes qu’une personne arrive à faire ou à être » (Ibid., p. 60). Sen précise dans ce contexte que le fonctionnement « être heureux » peut être évalué, mais en aucun cas constituer la base unique de toute l’évaluation.

À ce pluralisme interne ou constitutif, s’ajoute une diversité supplémentaire si l’évaluateur étudie la catégorie « bien-être en termes de liberté ». En effet, contrairement à l’évaluation des fonctionnements effectifs qui concernait la première catégorie, il s’agit là d’évaluer la capabilité individuelle ou la liberté réelle de pouvoir réaliser diverses combinaisons de fonctionnements. Dès lors l’évaluateur doit faire face au pluralisme des évaluations possibles, car il n’y a pas une seule manière d’appréhender la liberté. Ce pluralisme monte bien sûr encore d’un cran lorsqu’on passe de l’évaluation d’une situation individuelle à l’évaluation à l’évaluation de la situation pour un vaste ensemble de personnes. Bien qu’il puisse apparaître embarrassant, ce cadre pluraliste ne présente pour Sen « aucun inconvénient », et « s’en tenir à des cadres ‘monistes’ ne peut être qu’une vision arbitrairement exclusive » (Ibid., p. 61).

Notes
135.

 Les utilitaristes, par exemple, estiment nécessaire de ramener tous les biens à une grandeur descriptive homogène, l’« utilité ».