B. La définition de l’« espace d’évaluation » selon le contexte et les objectifs de l’évaluation

Sen (1993b, p. 32) distingue deux types de questions auxquelles doit s’attaquer l’évaluateur : 1) quels sont les objets de valeur ? 2) quelle valeur doit-on accorder aux objets respectifs ? 136 Bien entendu, les objets de valeur sont inévitablement pour Sen des fonctionnements ou, mieux, des capabilités, mais il reste à savoir lesquels ont le plus de valeur dans le contexte précis qui occupe l’évaluateur. Dans certains cas, notamment pour évaluer l’extrême pauvreté dans les pays en développement, il estime qu’un nombre assez restreint de fonctionnements importants peut être défini. Sen (1987c, p. 30) reconnaît à cet égard que certains fonctionnements ont reçu une attention remarquable dans la littérature sur le développement, cependant il déplore que cette attention se soit portée uniquement sur des « faits aussi généraux que la longévité ou l’alphabétisation », ignorant d’autres fonctionnements peut-être plus basiques encore comme l’évitement de la morbidité ou le fait d’être bien nourri. Pour lui, cette ignorance est due en partie à la réticence des économistes en général à aborder les questions médicales, ainsi qu’à la tendance à juger la qualité de vie en termes de quantité plutôt que de qualité (Ibid.).

Quoi qu’il en soit, dans les autres contextes d’évaluation — incluant les problèmes plus généraux de développement —, la liste devra être bien plus longue et variée, mais toujours en lien avec les préoccupations des personnes concernées par l’évaluation et les valeurs importantes de ces personnes, la liberté ne pouvant être évaluée indépendamment des valeurs et des préférences personnelles pour Sen. Dans les pays plus riches, les fonctionnements concernant la longévité, l’alimentation, la santé de base, l’évitement des épidémies, l’alphabétisme, etc. peuvent comporter des variations moindre d’une personne à l’autre, mais d’autres fonctionnements peuvent varier plus fortement comme « la capacité de recevoir des amis, d’être proche des personnes que l’on souhaite voir, de prendre part à la vie de la communauté, etc. » (Ibid., p. 31). D’autre part, il y a des fonctionnements qui varieront d’autant plus que leur valorisation sera sensiblement différente d’une personne à l’autre. Parmi ces derniers, Sen (Ibid.) mentionne ceux qui engagent, d’un côté, des quêtes littéraires, culturelles, intellectuelles et, de l’autre, de loisir et de voyage. Ceux-là soulèvent d’importantes questions quant à l’évaluation et la valorisation.

Sen (1993b, p. 32) précise que l’identification de l’ensemble des objets de valeur spécifie « l’espace d’évaluation » et ses contraintes informationnelles, en excluant certains fonctionnements ou capabilités et d’autres variables qui pourraient avoir une influence indirecte sur la qualité de vie. Ailleurs, Sen (1993a, p. 62) indique que l’on peut envisager l’identification des objets de valeur de trois manières :

‘La première consiste à examiner les compromis appropriés et à décider si, tout compte fait, une combinaison possible d’objets est supérieure à une autre. Cette méthode exige de résoudre les conflits avant de prendre les décisions, ce qui laisse en suspend la question de savoir que faire si les conflits ne sont pas résolus.’ ‘Par opposition à ce « classement complet et pondéré », la deuxième méthode peut produire deux solutions non ordonnées. Cette méthode n’exige pas un classement complet dans chaque cas, et permet l’incomplétude de l’ordre partiel qui résulte de l’évaluation pluraliste […]’ ‘Ces deux méthodes — le « classement complet et pondéré » et les « ordres partiels » — exigent une cohérence simple. Ce n’est pas le cas de la troisième méthode qui, face à un conflit insoluble entre principes majeurs, peut admettre à la fois la supériorité d’une option par rapport à l’autre et l’inverse.’

De manière générale, Sen semble considérer qu’un compromis aboutissant à un « classement complet et pondéré » aura peu de chance d’avoir lieu. Dès lors, il privilégie la seconde méthode envisageant la spécification de l’espace d’évaluation grâce à un raisonnement par dominance. « L’identification précise de l’ensemble des objets de valeur, et de leur poids positif, précipite vers un ‘classement par dominance’ (x est au moins aussi élevé que y si il contient au moins autant de chacun des objets de valeur). » (Sen, 1993b, p. 32) Cependant, il n’écarte pas l’idée que l’identification des objets de valeur puisse être réalisée d’une manière « incohérente » ou « surcomplète », dès lors que l’on admet la nature contraignante sur le jugement global de deux principes potentiellement opposés. Toutefois, Sen (1993a, p. 63) reconnaît qu’une décision publique et institutionnelle nécessite, à un stade ou à un autre, une instruction dépourvue d’ambiguïté :

‘De fait, les besoins de la politique exigent qu’une décision soit finalement prise, même si l’on décide de ne rien faire, ce qui est l’une des décisions possibles. Cependant, cela n’implique pas […] qu’il doit y avoir une raison suffisante de choisir une solution plutôt qu’une autre. L’incomplétude ou l’excès de complétude des jugements globaux pourraient bien constituer un élément très gênant pour les décisions, mais la nécessité de prendre une décision ne résout pas, en elle-même le conflit.’

Dans des conditions d’incomplétude et de surcomplétude de l’évaluation, une instruction dépourvue d’ambiguïté devra alors se fonder sur une justification partielle, ce qui n’empêche pas pour Sen qu’elle soit rationnelle. Par exemple, lorsqu’on se trouve face à un choix entre deux situations bonnes selon des principes différents mais également importants, mieux vaut un choix quelque peu arbitraire plutôt que pas de choix du tout parce qu’il est impossible de dire absolument qu’une alternative est meilleure que l’autre. Ce problème est illustré par le dilemme de l’âne de Buridan face à deux rations d’avoine dont il ne discerne pas laquelle est la meilleure : le choix pour l’une d’entre elles sera toujours meilleur que mourir de faim (Ibid., p. 64). Dans le contexte précis de l’approche par les capabilités, où les objets de valeurs sont incarnés par différents aspects de la vie qu’une personne est en mesure d’accomplir, il est clair que son pluralisme inhérent peut tout à fait aboutir à ce genre de situation ambiguë.

Comme Sen (1987e, p. 29) le souligne, les diverses façons d’être et de faire qu’une personne accomplit peuvent toutes être pertinentes pour l’évaluation de son niveau de vie. De manière similaire, on pourrait dire que les diverses façons d’être et de faire qu’une personne a la liberté d’accomplir peuvent toutes être pertinentes pour l’évaluation de sa qualité d’agent. Cependant, il faut bien définir pour chaque type d’évaluation une liste finie, même provisoirement, de fonctionnements et capabilités conséquentes représentant celles qui sont les plus importantes et adéquates pour l’évaluation envisagée. À cette première étape, s’ajoute celle de l’établissement des poids spécifiques à chaque objet de la liste, sans quoi il se peut qu’aucune comparaison des conditions de vie globale ne puisse être réalisée (Ibid.). Sen ajoute toutefois que, même sans cela, il est encore possible d’obtenir un classement partiel des conditions de vie globale, dès lors que l’on utilise un raisonnement par dominance qui permet de décider qu’une situation est meilleure qu’une autre lorsque l’augmentation de la présence d’un des objets de valeur dans cette situation ne s’accompagne pas de la réduction de la présence des autres objets de valeurs. Dans ce cas, le choix peut être fait sans que l’on ait recourt à des comparaisons entre les divers objets de valeur retenus. Mais cette manière de raisonner sera bien sûr silencieuse dans de nombreuses situations lorsque l’augmentation d’un des objets de valeur s’accompagne de la réduction des autres objets de valeurs. On a donc des raisons de vouloir aller plus loin que cette « articulation minimum » (Ibid., p. 30), sans pour autant chercher à spécifier de manière exacte et complète le poids de chacun des objets de valeurs. À nouveau, le raisonnement par dominance est prôné par Sen puisque la pondération doit, elle aussi, autoriser des variations interpersonnelles dans la vision de l’importance relative de chaque fonctionnement.

Sen (1987c, pp. 23-24) précise d’une manière quelque peu formelle ce que recouvre l’idée de classement par dominance. Il considère un cas où l’on obtient différents classements d’évaluation de vecteurs de fonctionnements en raison des diverses objectivités positionnelles des personnes concernées par l’exercice. Si l’on souhaite aboutir à un jugement de bien-être social non controversé, sa portée sera nécessairement contrainte par l’étendue des variations entre les différents classements personnels. Sen pose ℙ comme étant l’ensemble des m classements partiels 137 ou complets de vecteurs de fonctionnements, reflétant l’évaluation de chacun de ces fonctionnements. Il ajoute que certaines de ces évaluations pourraient être écartées après une réflexion « à froid » et notamment une prise en considération plus complète de leurs implications. ℙ* serait alors l’ensemble des n classements partiels ou complets de vecteurs de fonctionnements pertinents (P 1, …, P n) pour fonder l’évaluation. Sen ne précise pas ici ce qui amènerait l’évaluateur à écarter tel ou tel classement, cependant on peut imaginer d’après ses écrits sur l’objectivité positionnelle qu’il serait pertinent d’écarter les classements fondés sur des « illusions objectives » ou trop influencés par la situation contrainte des personnes qui en sont à l’origine.

L’intersection des classements de ℙ* permettra d’obtenir un classement partiel 138 P*, tel que xP*y si et seulement si xP i y pour tout i = 1,…, n, x et y étant des vecteurs de fonctionnements. P* représente donc le classement des vecteurs de fonctionnement issu de l’intersection des classements individuels ou positionnels. C’est en quelque sorte un classement « trans-positionnel », si l’on fait le lien avec ce que l’on a étudié plus haut. Pour Sen (1987c, p. 25), P* « reflète le minimum de ce qui peut être dit sans risque, soit sans contredire aucun des classements non éliminés ». Il s’agit donc d’une base consensuelle, mais qui ne semble pas constituer une limite absolue à ce que l’évaluateur peut dire ou faire :

‘On peut très bien vouloir dire plus. En fait, pour une personne qui croit, après un examen raisonné, qu’un classement particulier Pj est exactement juste, la possibilité de dire bien plus que P*, jusqu’à l’étendue totale de Pj, est évidemment ouverte. Là où la personne décide de tracer la ligne est en fin de compte une question de ce qu’il ou elle estime être la nature et la base de l’exercice d’évaluation et le statut des autres visions exprimées dans ℙ*. (Ibid.)’

Là encore, il n’est pas plus explicite quant à ce qui pourrait justifier que l’évaluateur s’appuie plus particulièrement sur un classement personnel, pouvant même entrer en conflit avec le classement d’autres personnes. Toutefois, Sen (1994b, p. 1151) indique que dans certains cas, une vision positionnelle particulière peut être considérée comme plus importante et décisive dans la recherche d’un jugement trans-positionnel approprié et il donne l’exemple suivant :

‘pour vérifier le temps, la vision présentée par une horloge nucléaire spécifique peut bien être considérée comme décisive, et toute observation alternative, disons en accord avec ma propre montre tout à fait ordinaire, pourrait être dépassée lors d’un examen critique (même si l’évaluation et l’articulation sont faites par moi-même). L’idée d’objectivité trans-positionnelle incorpore les idées d’un raisonnement cohérent accessible aux autres et n’est pas ancrée dans des observations positionnelles particulière. (Ibid.)’

Dès lors, une certaine vision positionnelle peut très bien être prioritaire et considérée comme plus pertinente que les autres, en raison justement de sa position spécifique — qui doit être rendue explicite. Sen (Ibid.) va même jusqu’à envisager que l’exposition des raisons qui rendent les jugements dans cette position plus révélateurs d’une situation pourrait aider à « ajuster » les autres jugements positionnels et à les rendre cohérents. On peut penser que le classement des états sociaux effectué par un chercheur spécialiste d’une question économique et sociale aura plus de poids si c’est justement cette question qui constitue un objet prioritaire de l’évaluation. Si, par exemple, il est reconnu que l’une des priorités sociales et politiques concerne l’amélioration de la situation des femmes, la vision positionnelle d’un spécialiste des « gender studies » devra être privilégiée par rapport à d’autres visions moins au fait des problèmes rencontrés par les femmes 139 . Le raisonnement argumenté de ce spécialiste, une fois rendu accessible aux autres, devrait permettre de faire évoluer les jugements issus d’autres observations positionnelles. Inversement, la prise en compte des diverses observations positionnelles par le spécialiste devrait lui permettre de mieux comprendre les enjeux du problème et de mieux faire comprendre sa perspective 140 . Sen (2000b, p. 40) a largement insisté sur le fait que la notion d’évaluation contient l’idée d’examen explicite des objets de valeurs et de leur poids relatif selon les avantages individuels qu’ils offrent et leur influence sur le progrès social :

‘les partisans d’un classement mécanique, qui refusent de débattre du comment et du pourquoi de leur propre échelle de valeurs, manifestent leur réticence à l’égard de l’approche fondée sur la liberté précisément parce qu’elle exige une évaluation explicite. […] un exercice de clarté devrait guider tout exercice d’appréciation de la valeur, surtout quand la discussion est ouverte à l’examen public et aux objections de l’opinion.’

En outre, nous avions vu que contrairement à Nussbaum qui insiste sur le fait que chaque composante de sa liste doit être présente dans une vie humaine complète, Sen estime qu’un classement global des niveaux de vie n’est qu’une manière de voir l’évaluation. Sen (1987e, p. 33) indique que l’évaluation d’une composante particulière du niveau de vie pourrait parfois être plus pertinente. Par exemple, si on observe une amélioration sensible du niveau d’alimentation mais un déclin du niveau des conditions de logement, l’évaluation de ce dernier point uniquement « peut être suffisamment intéressante, même si l’on est incapable de décider si ‘dans l’ensemble’ il y a amélioration ou détérioration » (Ibid.). Dans tous les cas, l’ordre des priorités autant que la définition et le choix des objets de valeur exigent l’implication des citoyens (Sen, 2000b, p. 40).

Cependant, il faut ajouter que si la spécification de l’espace d’évaluation implique de s’intéresser aux normes et aux conventions en vigueur dans la société évaluée, la nature des normes que l’on retiendra doit dépendre précisément de l’objectif de l’évaluation. Il y a bien sûr la question difficile de savoir si l’on cherche à évaluer les fonctionnements — soit les accomplissements — ou les capabilités — soit les libertés d’accomplir. Cette question est d’autant plus difficile que les deux concepts sont intimement liés. En effet, parmi les divers fonctionnements qui forment les états d’une existence, il y a notamment l’activité de choix (Sen, 1987e, p. 37) et l’on sait à quel point Sen insiste sur le fait que le bien-être n’est pas plus important que la qualité d’agent. S’il est donc difficile de distinguer complètement ces deux concepts, Sen (1993b, p. 35) établit tout de même une classification de quatre objectifs d’évaluation, fondée sur une distinction entre deux directions possibles. La première direction peut être de chercher à évaluer le bien-être des personnes ; la seconde direction peut être de chercher à évaluer la capacité des personnes à poursuivre l’ensemble de leurs objectifs qui peuvent être autres que leur propre bien-être. En outre, pour chaque direction, il est possible de s’intéresser plus spécialement aux accomplissements, ou bien aux libertés d’accomplir. Autrement dit, Sen distingue deux buts de l’évaluation, qui peuvent chacun être recherché sur deux plans différents.

Tableau 5 : Classification des objectifs de l’évaluation
But
Plan
Promotion du bien-être des personnes Poursuite des objectifs complets des personnes
Accomplissements -
Fonctionnements effectifs
« Bien-être en termes d’accomplissement » « Qualité d’agent en termes d’accomplissement »
Libertés -
Fonctionnements accessibles
« Bien-être en termes de liberté » « Qualité d’agent en termes de liberté »

L’évaluation de chacun de ces quatre types d’objectifs, bien qu’ils soient liés, suppose des « espaces d’évaluation » et des « pondérations » différents. De plus, les implications politiques qui en résulteront seront aussi très distinctes. Sen (1993b, p. 36) indique que la catégorie « bien-être en termes de liberté » sera plus pertinente pour déterminer des politiques d’assistance aux personnes que leur capacité à poursuivre d’autres objectifs. Il est par exemple prioritaire d’aider les gens à surmonter la faim ou la maladie, plutôt que de les aider à ériger un monument à la gloire d’un héros — même si eux-mêmes accordent plus d’importance au monument qu’à leur santé.

La base informationnelle qui doit servir à l’étude des fonctionnements devra généralement consister en des observations directes de ce que les gens accomplissent 142 , puisque les jugements d’évaluation doivent se fonder sur les choses qui ont une valeur intrinsèque objective, et non simplement instrumentale ou subjective. Toutefois, Sen (1987c, p. 30) estime que l’évaluateur pourra parfois intégrer des données de consommation marchande ou des réponses à des questionnaires. Par exemple, afin d’évaluer les fonctionnements qui consiste à pouvoir se vêtir sans honte, pouvoir se chauffer de manière adéquate, ou pouvoir téléphoner et voyager, on peut avoir recours à des informations sur la consommation marchande — utilisées avec discernement en lien avec le contexte socio-économique. En revanche, les fonctionnements alimentaires peuvent difficilement être appréhendés à travers les données de consommation en raison des variations fortes de conversion des biens en fonctionnements dues aux différences de métabolisme, de masse corporelle, ainsi qu’aux biais de répartition intrafamiliale. Néanmoins, Sen (Ibid., p. 31) veut bien admettre que, dans certains cas où l’évaluateur manque de temps et de ressources, l’utilisation des données de consommation marchande représente l’unique possibilité. En l’occurrence, la nature de ce choix par défaut doit être reconnue.

Par ailleurs, la méthode du questionnaire peut jouer un rôle crucial dans la spécification de l’espace d’évaluation ainsi que des poids relatifs alloués à chaque objet de valeur (Ibid., p. 32). Cependant, cette méthode n’est pas des plus simples d’utilisation, car « les questions d’évaluation sont souvent difficiles à poser, et il est plus difficile encore d’y répondre » (Ibid.). En outre, la difficulté est augmentée par la nécessité d’obtenir « une réflexion calme et non mécanique » (Ibid.) sur les questions d’évaluation. À cet égard, Sen (Ibid.) n’a pas de « solution magique à offrir », mais « quelles que soient les solutions par compromis auxquelles on aboutit dans la pratique, les exigences exactes d’une solution satisfaisante doivent être reconnues ». Cela signifie que le rôle indicatif et contingent que peuvent jouer certaines bases informationnelles indirectes quant à l’importance relative des capabilités pour les gens et quant à la réalité de l’accès qu’ils ont à ces capabilités doit être distingué du rôle fondateur qu’elles peuvent avoir dans d’autres approches qui sont des variantes du welfarisme. Autrement dit, il ne faut pas confondre ce qui est faisable pour des raisons pratiques et ce que la théorie impliquerait que l’on fasse. Toutefois, Sen (Ibid., p. 3) semble considérer que les approximations, pourvu que l’évaluateur ait conscience de leurs limites, valent mieux que des exigences trop parfaites qui empêcheraient toute tentative d’évaluation :

‘Ce n’est pas mon objectif de montrer que la simplification ne peut jamais être justifiée. L’économie — comme toute discipline empirique — serait impossible si les simplifications devaient être écartées. Mon propos concerne le besoin de reconnaître des distinctions qui sont importantes pour les objectifs de l’étude en question. Ce qui est critiquable dans la théorisation économique qui identifie [ou confond] largement différents concepts […], ce n’est pas la simplification en soi, mais les simplifications particulières qui sont choisies, ayant pour effet de donner une conception très étroite des êtres humains (et de leurs sentiments, idées et actions), et donc d’appauvrir significativement la portée de la théorie économique.’

Par exemple, Sen (Ibid., p. 21) distingue les deux propositions suivantes : 1) « Je valorise x, donc je désire x » ; et 2) « Je désire x, donc je valorise x ». L’approche en termes de capabilités et de fonctionnements est cohérente avec la première proposition, mais pas avec la seconde. Dans sa perspective, le désir peut dériver de l’évaluation et donc être une preuve de la valorisation pouvant être utile à l’évaluateur ; en revanche, le fait de désirer n’est pas en soi une évaluation, ni une source de valeur. Autrement dit, dans l’exercice d’évaluation, des informations telles que l’intensité des désirs et d’autres paramètres que Sen rejette en tant que sources de valeur peuvent toutefois être retenues en tant qu’indications de ce qui a de la valeur. L’approche senienne est centrée sur ce que l’on a des raisons de valoriser et non sur le désir en soi, bien qu’il puisse avoir une importance dérivée utile.

Notes
136.

 Les objets de valeur sont pour Sen les aspects de la vie humaine — matériels ou non — qui comptent dans l’évaluation d’une situation individuelle ou sociale. Autrement dit, ce sont les aspects qui ont une valeur non nulle, mais dont la valeur peut être plus ou moins importante relativement aux intérêts et aux besoins humains dans le contexte qui est celui de l’évaluation.

137.

 Un classement partiel signifie, par exemple, que l’on considère que les vecteurs de fonctionnement A et B impliquent tous deux un bien-être plus élevé que C, sans que l’on puisse classer A et B l’un par rapport à l’autre. (Sen, 1987c, p. 22)

138.

 C’est parce que l’approche de Sen laisse la place aux variations interpersonnelles dans l’évaluation des situations que le classement global issu de l’intersection entre tous les classements particuliers retenus, même s’ils sont tous complets, est envisagé comme partiel uniquement.

139.

 À ce sujet, Robeyns (2000, p. 15) montre que la plupart des spécialistes contemporains de l’inégalité connaissent peu de chose sur le genre et sur la manière dont les inégalités de genre apparaissent, ce qui peut entraîner un biais dans la sélection des fonctionnements. Or, si les inégalités sexuelles sont, ou font partie de, l’objet de l’évaluation, il est nécessaire d’avoir une connaissance approfondie de ce phénomène. Robeyns prend l’exemple des économistes du bien-être qui, généralement, ne considèrent pas que la division sexuelle du travail au sein de la famille fasse partie de leur objet d’étude et qui, par conséquent, auront tendance à ignorer un fonctionnement tel que le contrôle et la gestion de la responsabilité des soins aux autres au moment d’établir une liste de fonctionnements constitutifs du bien-être.

140.

 Pour Sen (2000b, p. 40), les « conceptions de la justice et de la légitimité » — qui devraient être au cœur de toute évaluation — dépendent fortement « des interactions évolutives entre perception par le public et compréhension collective des problèmes et de leurs solutions ».

141.

Ce tableau est effectué à partir des propos de Sen (1993b, p. 35).

142.

 L’approche de Sen se centre, nous l’avons vu, sur ce que les personnes sont en mesure « d’être et de faire », et non sur ce qu’elles consomment ou sur ce qu’elles désirent et perçoivent comme leur bien-être. Elle se distingue donc des approches économiques normatives par son interprétation du bien-être ou de l’avantage individuel, mais aussi par les données ou informations qu’elle préconise pour l’évaluation du bien-être.