C. L’économiste au service de la démocratie

En tant que fils et petit fils d’universitaire 143 , Sen (1999a) estime que le terme « académique » renvoie à quelque chose de « solide », contrairement à l’interprétation courante qui lui donne le sens de « théorique », d’« abstrait » ou de « conjectural ». Si la « fascination intellectuelle » fait partie des raisons de son engagement dans la discipline économique, c’est surtout par « passion pour les affaires sociales » qu’il a choisi cette discipline plutôt qu’une autre (Klamer, 1989, p. 136). À cet égard, Sen souligne l’influence d’Amiya Dasgupta 144 , ami et collègue de son père, à la fois sur son choix d’étudier l’économie — après s’être engagé en mathématiques et en physique — et sur sa conception de la discipline :

‘Dasgupta m’a appris l’importance de la théorie à un moment où j’étais […] bien plus concerné par les choses qui paraissaient immédiatement applicables et pertinentes par rapport au monde réel. Il m’a montré qu’on pouvait faire une erreur terrible, même pour mettre en place des politiques pratiques pertinentes, en allant trop directement vers cette finalité et en ne faisant pas suffisamment attention au rôle que la théorisation joue inévitablement pour poser justement le problème et se préparer à l’affronter. […] L’autre leçon, qui peut superficiellement sembler contradictoire et aller dans la direction opposée, concerne son insistance à développer la théorie économique tout en étant préoccupé par les types de problèmes qui sont en fin de compte important pour nous. (Swedberg, 1990, p. 251)’

Cette reconnaissance de Sen envers Dasgupta apparaît également dans la dédicace qu’il lui fait dans son ouvrage Poverty and Famines (Sen, 1981) : « A Amiya Dasgupta qui m’a introduit à l’économie et m’a appris de quoi il s’agit ». Cet ouvrage reflète bien les deux leçons de Dasgupta : 1) Sen se centre sur un type de problèmes qui affecte vraiment les gens en Asie et en Afrique, et qui est négligé par la théorie économique standard ; 2) Sen élabore, présente et utilise une approche théorique différente et plus pertinente, à son sens, que celles qui sont généralement appliquées — ce n’est pas encore son approche par les capabilités, mais comme nous l’avons vu, son embryon est contenu dans l’approche par les droits d’accès. Cependant, la leçon la plus importante que Sen ait retirée de ses discussions avec Dasgupta apparaît peut-être mieux dans l’article qu’il écrit en son honneur après sa mort en 1992 :

‘La tâche de l’économiste n’est pas de dicter aux gens ce qui est le bon choix ; sa tâche est d’explorer les possibilités de création d’un environnement dans lequel les choix réalisés par les gens eux-mêmes peuvent s’avérer être les bons. (Sen, 1994b, p. 1153)’

De surcroît, Sen souligne dans cet hommage que chaque écrit de Dasgupta, particulièrement sur les questions politiques, confrontait diverses considérations qui pouvaient parfois être conflictuelles. Par exemple, la planification du développement était pour lui un « art du compromis » (Ibid., p. 1151). Il avait une approche pluraliste, à la fois dans ses analyses économiques et dans ses contributions à l’histoire de la théorie économique, qui sans aucun doute avait toute la sympathie du jeune Sen. Enfin, sa préoccupation pour la création de « structures institutionnelles qui aideraient les gens à comprendre, à exprimer et finalement à réaliser ce qu’ils préfèrent librement » (Ibid., p. 1153) 145 a influencé Sen d’une manière assez certaine.

L’économiste au service de ce que veulent vraiment les gens et l’évaluation économique comme un « art du compromis » sont bien les principes que semble s’être fixé Sen dans sa manière de contribuer à la discipline. Dans son approche par les capabilités, nous l’avons vu, ce n’est pas l’économiste déconnecté du reste du monde ou appliquant mécaniquement une théorie qui fixe les objectifs et les priorités. Que ce soit pour l’élaboration d’un « espace d’évaluation » ou pour l’attribution des poids relatifs aux objets de valeur sélectionnés, Sen (2000b, p. 86) prône le « consensus raisonné ». Or, pour lui, ce consensus ne peut être que le résultat — toujours provisoire et localisé — d’un processus démocratique de compréhension et d’acceptation, passant par l’examen éclairé des divers jugements positionnels :

‘la sélection des poids nous confronte à une alternative non dépourvue d’intérêt entre « technocratie » et « démocratie ». Une procédure de choix, inspirée par l’exigence démocratique d’un accord partagé ou d’un consensus peut être assez désordonnée pour inspirer de l’horreur aux technocrates et les inciter à rêver d’une formule magique, capable de leur livrer des poids prêts à l’usage et d’une légitimité indiscutable. Bien entendu, aucune formule magique n’est disponible, aucune technologie dépersonnalisée ne peut produire l’article en question, puisque peser, c’est évaluer et donc, exercer son jugement. (Ibid.)’
Notes
143.

 Nous avons déjà mentionné que son père Ashutosh Sen était professeur de chimie du sol de l’Université de Dakha. Ajoutons que son grand-père maternel, Acharya Kshitimohan Sen, enseignait le sanskrit ainsi que la culture indienne ancienne et médiévale à l’Université non conventionnelle Visva-Bharati créée par le poète et penseur social Rabindranath Tagore à Santiniketan ; il était également l’assistant de Tagore dans son travail administratif.

144.

 Dasgupta a été professeur d’économie à l’Université de Dakha pendant vingt ans, de 1926 à 1946. Mis à part un bref passage à la London School of Economics de 1934 à 1936, où il obtient son doctorat sous la direction de Lionel Robbins, et un poste de professeur invité à l’Université de Cambridge en 1963-64, Dasgupta était fermement basé en Inde, ce qui l’a empêché de recevoir une véritable reconnaissance mondiale. Néanmoins, il était considéré dans son pays comme l’« économiste des économistes » (Sen, 1994b, p. 1149). Sen n’a pas étudié dans l’université où Dasgupta enseignait, mais ce dernier a cependant accepté de co-diriger avec Joan Robinson sa thèse de doctorat.

145.

En effet, Dasgupta (1983, p. 28) était convaincu que « les lacunes de la théorie économique […] résidait dans le fait qu’elle n’accordait pas suffisamment d’attention aux inconstances institutionnelles qui altèrent les préférences et pervertissent les décisions ».