Conclusion

Sen défend ainsi l’espace des fonctionnements et, plus encore, des capabilités comme critère objectif — contrairement à l’espace des utilités — d’évaluation des situations individuelles et des états sociaux, en lien avec les besoins et les intérêts humains. Son usage du terme « objectif » est cependant très distinct de la plupart des usages communs qui en sont fait. D’une part, Sen (1987e, p. 32) souligne la nécessité de « l’auto-évaluation » des fonctionnements et des capabilités par les personnes concernées par l’évaluation afin d’éviter toute tendance paternaliste. Cette « auto-évaluation » représente, pour lui (Ibid.), « la quintessence d’un exercice d’évaluation » et ne rejoint en rien la notion d’utilité. D’autre part, sa conception de l’approche par les capabilités est étroitement liée à la question des normes sociales. La sensibilité aux normes sociales dont il fait preuve pourrait, à première vue, donner l’apparence d’une approche relativiste. Toutefois, s’il considère que les évaluations sociales doivent tenir compte des « opinions en vigueur dans une communauté particulière », c’est « avant tout pour une question de fait » et non « pour appeler au déchaînement du subjectivisme » (Ibid.). L’« objectivité positionnelle » qu’il défend doit donc être comprise à la fois comme une façon de distinguer l’auto-évaluation de la notion d’utilité et de fonder des évaluations trans-positionnelles tout en mettant en évidence les « illusions objectives ».

Dans la dimension des capabilités, la pauvreté n’est pas « relative » ; elle doit être reconnue comme une notion « absolue » bien qu’elle puisse prendre des formes relatives aux diverses sociétés et à leurs normes respectives. En ce sens, « Sen accuse les usages naïfs de la notion de relativité de ruiner l’importance de ces points de départ, et insiste non seulement sur l’existence de besoins mais aussi sur leur universalité » (Yamamori, 2003, p. 6). La difficulté réside dans la compréhension 1) de sa perspective plutôt universaliste mêlée à la reconnaissance d’une pluralité de vies bonnes possibles et 2) de sa conception absolue de la pauvreté dans l’espace des capabilités de base — tout en admettant que même les capabilités de base peuvent varier en importance selon les conventions sociales. Ces raisons ont conduit Sen à laisser son approche ouverte, lui donnant un aspect non fini. L’approche par les capabilités constitue un cadre de pensée, un outil normatif. Elle n’offre pas de réponses complètes à toutes les questions normatives qui peuvent émerger ; elle n’indique pas, sous forme d’un algorithme mathématique, comment mesurer la pauvreté ou les inégalités.

L’approche par les capabilités de Sen n’est pas non plus une théorie de la justice stipulant les capabilités qui doivent être prises en compte et la manière dont elles doivent être agrégées afin d’établir un jugement global. Sen se distingue donc de Rawls (1971) qui avait proposé non seulement une liste d’objets de valeur à évaluer — les biens premiers —, mais également un critère normatif de justice — le maximin. Sen se distingue aussi de Nussbaum qui pourtant défend, comme lui, l’approche par les capabilités, mais prescrit une liste de fonctionnements pouvant servir de base à l’évaluation des capabilités. Dès lors, toute analyse normative s’inscrivant dans l’approche par les capabilités de Sen devra se confronter à l’exercice d’identification et de sélection des fonctionnements pertinents en fonction de son contexte et des objectifs qui lui sont propres. L’évaluateur devra donc toujours s’engager dans un processus de raisonnement préalable sur les tenants et aboutissant de son évaluation et rendre transparent ce processus afin de donner à voir ses biais éventuels. À cet égard, Robeyns (2000, p. 15) estime nécessaire de compléter l’approche par la mise au point « d’outils méthodologiques pouvant aider à corriger les biais de sélection des fonctionnements résultant du positionnement social des chercheurs » 146 .

Au-delà de l’exercice qui consiste à lister les capabilités importantes, il y a aussi le problème de la détermination des poids relatifs selon l’importance des diverses capabilités retenues. La pondération représente une condition souvent nécessaire pour établir un jugement global étant donné les tensions qui peuvent exister entre différentes capabilités. Or, là encore, il n’y a pas de formule prédéterminée envisageable. Sen sait qu’il pourrait y avoir la tentation non seulement de fournir une liste fixe, mais aussi de classer les éléments de la liste d’une manière lexicographique (Agarwal et al., 2005, p. 336). Certes, cela permettrait d’avancer vers une véritable théorie de la justice, mais il ne pense pas que ce soit une proposition pertinente et viable : les priorités dépendent essentiellement des conventions particulières et des faits. En outre, nous avons vu que Sen (1987e, p. 33) considère que « [l]a passion pour l’agrégation fait grand sens dans bien des contextes, mais elle peut être futile et vaine dans d’autres contextes ».

L’économiste-évaluateur se voit donc confier une lourde responsabilité, tant sa tâche est complexe. Le pluralisme constitutif de l’approche par les capabilités représente l’une des difficultés, mais Sen (2000b, p. 85) estime que l’on ne doit pas nier « notre nature d’êtres pensants, en décrétant, de façon mécanique, qu’il existe une seule et unique « chose bonne », homogène pour tous ». Il est de toute façon assez indéniable qu’une multiplicité de facteurs influence l’avantage individuel, et que leurs poids peuvent être variables d’un contexte à l’autre. Le contexte et la culture sont essentiels dans toute tentative d’application de l’approche par les capabilités. Toutefois, si Sen se prononce en faveur d’évaluations différenciées selon les cultures, il ne faut pas confondre sa perspective avec celles des relativistes culturels ou des isolationnistes. Il ne considère pas que les traditions culturelles soient défendables à tout prix, mais plutôt qu’il est nécessaire d’en tenir compte pour comprendre les priorités sociales à un moment donné, et exposer les résultats des évaluations économiques d’une manière qui soit accessible à tous. Par exemple, dès lors que des pans entiers de la tradition ne peuvent coexister avec un changement social ou économique jugé nécessaire pour d’autres raisons, il se pose un dilemme que l’économiste doit dévoiler afin d’ouvrir le débat. Pour Sen (2000b, p. 41), « [l]e choix est ouvert (contrairement aux affirmations de nombreux apologistes du développement) et ne devrait pas être laissé à la seule élite des « gardiens » de la tradition ». S’il s’avère « nécessaire de sacrifier un mode de vie traditionnel pour briser le carcan de la pauvreté et allonger l’espérance de vie » (Ibid.), le choix ne doit pas être fait sans la participation et l’accord des populations directement concernées. Il s’agit donc à la fois d’éviter le travers de l’économiste-expert qui prend les décisions qui lui semblent bonnes sans qu’elles ne soient comprises et acceptées par les populations visées, et de résister aux pressions sociales en faveur du respect des traditions établies, quelles que soient les circonstances.

Notes
146.

 Pour Robeyns (Ibid.), les biais peuvent être particulièrement importants dans le cas de recherches sur l’inégalité et la pauvreté dans une société mal connue du chercheur — ce qui peut créer un biais culturel —, ou encore dans le cas d’une évaluation de l’inégalité dans une société connue cette fois mais où le chercheur n’a pas connaissance des problèmes de genre — ce qui peut introduire, malgré lui, un biais sexuel.